Les aires protégées ont été créées à une époque où l’on croyait suffisante la limitation de l’accès des humains, pour garantir la conservation des espèces qu’on cherche à y maintenir. C’est ce qui explique en partie la politique adoptée par les gestionnaires de ces espaces, à savoir la non-intervention, afin de laisser libre cours aux facteurs naturels pour établir un supposé « équilibre» dans ces milieux. Les gestionnaires ont cependant omis au moins deux facteurs fondamentaux, à savoir :
- Les aires protégées ont été créées dans des sites qui ont toujours été entretenus par l’homme, et des interventions ciblées sont nécessaires pour au moins endiguer certains phénomènes, tels que l’érosion hydrique, les inondations…
- Le suivi régulier des communautés biologiques permet de déterminer si les milieux protégés suivent une évolution progressive ou, au contraire, régressive
- Le renforcement des populations localisées (plantes) est parfois nécessaire pour assurer leur maintien…
Le second point est d’une importance capitale car il permet d’identifier les causes de régression des espèces natives animales ou végétales, en relevant les éventuelles conditions naturelles défavorables, et notamment les compétitions avec d’autres espèces favorisées par les nouvelles conditions…
Le suivi des aires protégées de par le monde, a permis de relever l’impact des changements climatiques sur ces espaces, avec la régression voire la disparition d’espèces ayant des niches écologiques restreintes ou, au contraire, la progression d’espèces tolérant des températures plus élevées et dont le maintien ne nécessite pas beaucoup d’eau.
Les espèces invasives, par exemple, ne peuvent être détectées que par un inventaire régulier de la végétation ou de la faune locale. L’introduction d’un crapaud africain en Italie par exemple, a empêché les amphibiens locaux de se développer, et certaines espèces ont même eu tendance à régresser. Lorsque des espèces invasives sont détectées dans une aire protégée, un programme de suivi et d’éradication est alors mis en place. En Tunisie, à notre connaissance, seul un programme d’éradication du rat noir a été mis en place à la Galite. Que dire des autres aires protégées ?
Un autre fait exige des observations de terrain, à savoir la présence de maladies pouvant affecter des groupes d’animaux particuliers. Nous avons tous en tête la grippe aviaire qui touche les oiseaux et pour laquelle des avis sont émis pour alerter la population, en raison du risque de contamination des oiseaux domestiques (en particulier les volatiles de basse-cour). En raison de l’importance économique de ce genre de maladies, des mesures sanitaires sont parfois adoptées et rigoureusement respectées, pour éviter le passage du virus aux animaux d’élevage.
Cependant, il est une maladie pour laquelle aucune alerte n’est lancée, à savoir celle qui affecte les amphibiens et qui est causée par un champignon. Cette maladie a été détectée sur pratiquement tous les continents. Elle est la cause de la raréfaction de nombreuses espèces d’amphibiens, voire de la disparition de certaines d’entre elles. Ce champignon attaque les grenouilles et les crapauds (mais également d’autres groupes d’espèces non représentées en Tunisie). Il est sensible à la chaleur et ne peut pas survivre à des températures élevées. En Afrique du Nord, ce champignon a été détecté au Maroc depuis 2011, et le nombre d’espèces affectées ne cesse d’augmenter au fil du temps. En outre, le champignon est en train de s’étendre dans l’espace, toujours au Maroc. La présence du champignon en Algérie a été soupçonnée par l’observation d’amphibiens présentant des signes d’infection, dans une zone proche du Maroc. Mais, pour le cas de l’Algérie, aucune investigation supplémentaire n’a été entreprise pour confirmer ou infirmer cette hypothèse.
En Tunisie, il est urgent d’examiner attentivement la situation des amphibiens au nord du pays, pour au moins déterminer les zones où le champignon est présent et les espèces qu’il affecte. A ce propos, une dizaine d’espèces sont connues à ce jour au Maroc pour être infectées par cet agent pathogène.
Remarquons tout de suite que la recherche du champignon doit obéir à un protocole sanitaire strict, pour ne pas risquer de transférer l’agent pathogène d’un site à un autre. Par ailleurs, il est indispensable de former les douaniers à ce sujet, pour éviter que ce champignon ne soit introduit dans le pays. Ceci dit, le fait que le charançon rouge a réussi à passer nos frontières, permet d’envisager la possibilité de l’entrée d’autres agents, si des mesures strictes ne sont pas respectées.
L’impact humain
En Tunisie, la gestion des aires protégées peut être résumée en une formule simple : clôturer et interdire ! Les interdictions ont d’abord affecté les communautés qui ont l’habitude d’utiliser ces espaces avant leur mise sous protection (pâturage, collecte de bois, de végétation, de fruits (pin), de plantes médicales…). Des conflits ont éclaté dans certains sites, mais l’administration a imposé son choix aux populations locales. Il y avait pourtant une chance de parvenir à un compromis, mais cela n’a même pas été tenté.
Bref, les réactions des gens ne se sont pas fait attendre. A l’Ichkeul, par exemple, une petite population est restée sur place et a maintenu son activité traditionnelle, le pâturage. Nous ne savons pas si l’administration intervenait dans la gestion des parcours. En 2011, les effectifs des troupeaux paissant dans le parc ont explosé, et l’administration est pratiquement dans l’incapacité d’agir pour infléchir la situation.
A El Feidja, la population locale a, peu de temps après la clôture du parc, enlevé les clôtures. Elle n’a maintenu que la réserve à cerfs, créée depuis les années 1960. Le reste du parc a continué à servir de terrain de parcours sans que cela n’interpelle personne. Bref, l’accès des troupeaux au parc a eu d’autres conséquences, à savoir les incendies répétés qui, on le sait, favorisent la végétation herbacée, consommée par le bétail et recherchée par les bergers…
On peut continuer à citer les exemples. Ce qui est certain, c’est qu’il existe en Tunisie sur le papier de nombreux parcs qui n’ont d’existence que dans la tête de ceux qui les ont créés. D’ailleurs bon nombre d’entre eux n’ont même pas de responsable désigné.
Pour l’occasion, on ne peut pas demander aux conservateurs un travail pour lequel ils n’ont pas été spécifiquement formés. Ainsi, ils sont nombreux à avoir appris le métier sur le tas, et à ne pas faire la différence entre la spécificité de leur travail dans une aire protégée ou ailleurs. La formation des conservateurs est donc une priorité, afin de mettre en place un ou plusieurs modèles de gestion de ces espaces particuliers, sachant qu’un modèle général devrait s’adapter aux spécificités locales de chaque site.
Le problème, c’est qu’en Tunisie, l’absence d’action visant par exemple la réhabilitation d’écosystèmes dégradés a aussi mené à l’absence d’un suivi quantifié et fiable des différentes composantes de la biodiversité. A notre connaissance, le dénombrement de certaines espèces a lieu plus ou moins régulièrement dans certains parcs, mais il ne cible que quelques espèces (de grande taille et/ou introduites). Certains groupes ne font pas l’objet d’un quelconque dénombrement, tels que les carnivores ou le sanglier, malgré leur importance écologique dans le fonctionnement de leurs écosystèmes. Ceci dit, l’information accumulée ne fait l’objet d’aucune analyse et n’est pas non plus accessible. L’on se demande pourquoi cumuler des données si, à la fin, elles ne serviraient qu’à produire des rapports internes !
L’introduction d’animaux dans les aires protégées peut être qualifiée de routinière en Tunisie. Dans plusieurs parcs, on a introduit des grands mammifères (gazelles, mouflon, antilopes) et l’autruche parmi les oiseaux (sans évoquer le cas de la pintade de Numidie). Cependant, d’autres animaux ont été introduits de façon arbitraire. Nous pensons en particulier aux tortues. Ces opérations sont accompagnées dans d’autres pays par l’analyse génétique de la structure des populations. A Port Cros, en France, des tortues n’ont pas été introduites car leur structure génétique diffère de celle de la population présente dans le parc… Tout indique que nous sommes trop loin de l’intégration des données de la génétique dans la conservation des espèces.
Dans certaines aires protégées, la conservation s’apparente plus à la domestication qu’à autre chose. En effet, on a introduit des espèces dans des milieux qui ne leurs fournissent pas suffisamment de nourriture et l’on se trouve obligé de les nourrir régulièrement. Cette dépendance aux humains a fait perdre aux animaux leurs instincts de fuite. Cependant, l’administration se trouve parfois dans l’incapacité de fournir des aliments, et on assiste alors à la mort lente des espèces qu’on cherche à conserver. L’exemple le plus frappant est celui des « poneys » de Khroufa qu’on a fini par léguer… D’ailleurs tout animal récupéré jeune est nourri jusqu’à perdre sa capacité de se défendre (imprégnation), et les exemples sont légion : gazelles, cerf… L’absence encore à ce jour de centre(s) de soins pour animaux blessés ou accidentés est une lacune dans les efforts de conservation. Pourtant, dans des situations d’urgence (cas des derniers incendies à Boukornine par exemple), des appels sont lancés pour ce genre d’action, sans malheureusement de suite favorable.
Concernant l’impact des changements climatiques sur les espèces, il ressort des travaux modélisant l’impact des facteurs climatiques que de nombreuses espèces (différents groupes zoologiques) vont perdre leurs habitats optimaux au cours du siècle courant. Ces espèces ont donc tendance à migrer pour trouver les conditions optimales pour leur maintien.
Les sites qui seront occupés se trouvent pour l’heure en dehors des aires protégées établies. Ce fait appelle une nouvelle approche de la conservation devant intégrer cette dimension dans l’établissement des aires protégées, par :
- L’abandon des espaces qui n’assurent plus le maintien d’une grande diversité d’espèces ou des espèces prioritaires pour la conservation,
- La création de couloirs de migration en mesure de permettre aux espèces vulnérables de migrer vers des sites plus favorables,
- La création de nouvelles aires protégées qui pourront abriter les espèces installées après migration.
Ces nouvelles approches sont encore en discussion ou d’expérimentation de par le monde. Ce qui est certain, c’est que les espaces figés ne constituent pas la bonne solution pour le maintien de la biodiversité à long terme. Parce que les changements climatiques poussent les espèces à se déplacer, dans leur quête de conditions plus à même de répondre à leurs exigences écologiques. Ce déplacement est conditionné par la capacité des espèces à coloniser de nouveaux espaces et à pouvoir les atteindre. Ceci est relativement facile pour les animaux capables de se déplacer, mais n’est pas évident pour les plantes ou les animaux incapables de se mouvoir.
Ces mouvements auront des conséquences indéniables sur le fonctionnement des écosystèmes et les services qu’ils peuvent offrir. Les espèces incapables de migrer devront vite s’adapter si leur génotype le leur permet, sinon disparaître…
La disparition des espèces n’est pas une fiction, mais une réalité. Mais le manque de suivi sur le terrain ne permet pas de documenter ce genre de phénomène. Au niveau global, on parle de sixième vague d’extinction des espèces. Les plus menacées sont celles qui ont une répartition géographique peu étendue (espèces endémiques), à la marge de leur aire de répartition globale, ou encore celles qui ont des exigences particulières pour se maintenir (besoins en froid, en humidité…).
En matière de priorité pour la conservation, ce sont les espèces endémiques (faible étendue de leur aire de répartition mondiale) qui devraient être prioritaires. Pour la Tunisie, ce sont les endémiques algéro-tunisiennes, maghrébines ou occupant une partie de la Méditerranée occidentale qui doivent être prioritairement conservée. Les grandes espèces obéissant à cette définition sont le mouflon à manchettes et la gazelle de montagne. La gazelle des dunes, malgré sa large répartition, voit ses populations sous pression un peu partout malgré son confinement dans des espaces hostiles (Sahara). Les endémiques à faible répartition sont souvent peu connues ou considérées comme banales pour faire l’objet d’efforts de conservation (parmi lesquelles des amphibiens, reptiles, quelques oiseaux comme la perdrix gambra ou de petits mammifères comme le goundi de l’Atlas).
Revenons à la question sociale, car elle s’est avérée fondamentale dans l’échec de nombreuses expériences de conservation en Tunisie. L’exclusion des communautés locales des décisions concernant des territoires qu’elles ont toujours utilisés a montré ses limites. Dans tous les cas, la recherche de solutions s’impose, dont :
- Bénéficier du tourisme charrié par les aires protégées surtout que ces sites attirent de plus en plus de visiteurs, notamment des jeunes. Offrir des services à la hauteur des attentes (hébergement, restauration, vente de produits locaux…) montrerait à ces communautés l’intérêt de préserver ces sites ;
- Valoriser les savoir-faire locaux en matière de conservation et de gestion des espèces conservées,
- Trouver un compromis entre la satisfaction de certains besoins (plantes médicinales, apiculture) et les impératifs de la conservation…
Un dernier mot à propos des Comités Scientifiques associés à certains parcs nationaux, créés par décret en 2010. A notre connaissance, ces structures, même avec un rôle consultatif, ne se sont jamais réunies ! Pourquoi alors les créer? Ces structures, avec toutes leurs faiblesses, auraient pu amorcer un meilleur fonctionnement des parcs où elles ont été créées. L’absence de fonctionnement dénote un réel problème dans la gestion des aires protégées tunisiennes qui sont appelées à être évaluées à la lumière de l’expérience acquise. Mais jusqu’à quand cette situation va-t-elle perdurer?
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