Au niveau international, il y a d’abord ceux qu’on appelle  les “Big Five”. Il s’agit des festivals à la tête de la catégorie A, et perçus comme étant les plus influents. Pour les œuvres cinématographiques,  y être programmées est une consécration. Pour les producteurs et les réalisateurs, ils constituent une garantie de financement. Et pour les Etats, les “Big Five” représentent un coup de comm diplomatique non négligeable. On trouve dans ce club très fermé et exigeant  le Festival de Cannes, de Venise, de Berlin, de Sundance et enfin celui de Toronto.

Cérémonie de clôture. Cité de la culture, 5 novembre 2022. Crédit : JCC

Dans la catégorie A, on trouve d’autres festivals dont un seul relevant du monde arabe: le Festival International du Film du Caire fondé en 1976, considéré comme historique en Afrique, aux côtés des JCC et du FESPACO (Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou).

Le premier point commun entre les festivals de catégorie A est l’obtention de l’accréditation par la Fédération Internationale des Associations de Producteurs de Films (FIAPF), fondée en 1933, qui a pour objectif d’organiser et de réglementer les festivals de cinéma dans le monde. Voici les critères communiqués par la FIAPF pour obtenir cette accréditation:

  • De bonnes ressources organisationnelles tout au long de l’année
  • Des sélections de films et des jurys de compétition véritablement internationaux
  • De bonnes installations pour accueillir les correspondants de la presse internationale
  • Mesures strictes pour empêcher le vol ou la copie illégale de films.
  • Preuve du soutien de l’industrie cinématographique locale
  • Assurance de toutes les copies de films contre la perte, le vol ou les dommages.
  • Normes élevées pour les publications officielles et la gestion de l’information (catalogue, programmes, dépliants).

Les JCC n’ont pas cette accréditation et sont par conséquent hors de cette catégorisation. Comme le FESPACO, les JCC sont  d’abord et surtout un festival d’Etat, militant, œuvrant pour le cinéma du SUD, en mettant au centre l’auteur arabe et africain. Néanmoins, en termes de pertinence, de vision et de capacité de renouvellement, on ne peut s’empêcher de comparer les JCC à d’autres festivals du continent et du monde arabe.

 

L’enjeu de la visibilité et du réseau

 

Aujourd’hui, s’ils se retrouvent contraints de faire un choix, plusieurs producteurs et réalisateurs tunisiens préfèrent projeter leurs films en avant-première dans des festivals plus influents. Cette préférence est légitime en vue du parcours du combattant par lequel un projet de film passe pour rassembler les fonds nécessaires non sans concessions artistiques, scénaristiques et budgétaires. Le film fini, la visibilité devient un enjeu crucial pour l’avenir du film et la carrière de son réalisateur.

Le succès local d’un film est loin d’être le Graal pour les réalisateurs tunisiens, dont l’ambition de briller à l’international est quasi indissociable de leurs plans de carrière.

Les films du Sud partent avec un handicap géographique de taille et un réseau faible s’ils n’intègrent pas des co-producteurs et des distributeurs occidentaux qui facilitent le financement ainsi que la distribution des films dans les festivals de catégorie A. Le talent ne suffit pas, il faut du réseau! Et dans le cas de l’obtention d’une programmation dans un festival “prestigieux”, reste le défi d’intégrer la compétition officielle, fait rare lié principalement à la qualité des productions des films du sud, aux attentes nourries par le nord dans ce qu’il considère être un film du Sud et à la création de toute sorte de catégories annexes pour les films indépendants, radicaux et ”pas tout à fait ça”.

Les JCC semblent de moins en moins combler ce besoin de visibilité et de réseautage pour les réalisateurs locaux. En témoigne le fait que projeter son film en avant-première dans les JCC n’est plus “une évidence” d’un point de vue stratégique.

Lauréat du Tanit d’or, Shivij Amil, réalisateur tanzanien du film “Les révoltés”, la ministère de la culture Hayet Guettat, l’actrice Ikhlas Gafur Vora et Sonia Chamkhi, directrice des JCC. Crédit : JCC

Les places sont comptées, le choix se doit d’être intelligent, le militantisme est dans les films certainement pas autour. Faire des films exige une forme de cynisme. Là est peut-être l’explication de cette dissonance qu’on ressent entre les JCC, les coulisses du secteur, les discours officiels, les difficultés innombrables des productions à réellement être 100% du Sud, la revendication d’un cinéma du Sud sans concessions et paradoxalement la course effrénée vers le Nord pour être reconnu.

 

Cinéma : Politique et influence ne sont jamais loin

 

Au-delà de l’aspect festif et du réseautage, un festival de cinéma incarne de nombreux enjeux politiques et économiques. Ces dernières années, les Émirats Arabe Unis et plus spécifiquement l’Arabie Saoudite -invité d’honneur cette année- en sont l’incarnation parfaite. Red Sea International Film Festival (RSIFF), lancé en 2019, est clairement et en premier lieu une décision politique du royaume wahhabite dirigé par le sulfureux Mohamed Ben Salman dans l’objectif de redorer l’image de son pays ultra-conservateur, interdisant les salles de cinéma jusqu’en 2018. “Le Festival de la mer Rouge est une victoire pour l’art, la liberté et la créativité”, titrait le 8 décembre le quotidien saoudien «Asharq Al-Awsat». Parler de liberté et de créativité dans un pays qui bafoue les droits de l’homme et la liberté d’expression est évidemment un paradoxe absolu, mais l’industrie cinématographique sait détourner le regard de ces questions et élaborer des stratagèmes d’hyper-normalisation au nom de l’Art et surtout de l’argent.

Si le RSIFF a su s’imposer très vite et attirer les réalisateurs arabes grâce à beaucoup d’argent et un réseau influent, les JCC ont toujours misé sur l’idéologie. Une idéologie dont l’histoire est étroitement liée au désir d’émancipation après l’indépendance et à la volonté de libérer l’esthétique africaine et arabe des chaînes coloniales et orientalistes, mais n’est-il pas tombé dans le piège identitaire ?

 

Le piège identitaire et les nouveaux défis

 

Il est indéniable que les JCC sont une plateforme historique pour la visibilité des films arabes et africains. Il est indéniable aussi que les JCC ont une aura spécifique de par leur ancrage dans le continent, leur résistance aux crises internes, la débrouillardise dont ils font preuve avec un budget modeste (4 millions de dinars), le tout sur fond d’absence de politique culturelle et de vision pérenne. Mais l’individualité d’un film peut vite se retrouver écrasée par les revendications identitaires du festival. Imposer l’individualité esthétique, imposer des récits hors des fameuses thématiques ONG semble devenir le nouveau défi des cinéastes arabes et africains qui ne veulent plus de la posture d’ambassadeur des causes tiers-mondistes. Les JCC doivent trouver un équilibre entre leur rôle de festival d’État militant et la préservation des individualités hors des slogans politiques.

Depuis la création des JCC, il y a plus d’un demi-siècle, le monde a changé. Les films et les défis du cinéma aussi. S’agitent autour du mot “cinéma” plusieurs problématiques de plus en plus complexes à cause des bouleversements technologiques, géopolitiques et  économiques.

Le capital public des JCC est menacé par la désertification des salles. D’où la nécessité de créer un pont avec une nouvelle génération habituée à un autre rapport à l’image et aux écrans. Et il est urgent de prendre cette menace au sérieux en proposant des films exclusifs, audacieux et des noms qui créent la bousculade.

Pour cette 33ème édition, les JCC comptent 5 longs-métrages en avant-première internationale. En film d’ouverture, on trouve «Fatema, la sultane inoubliable» du réalisateur marocain Abderrahim Tazi qui est aussi – fait surprenant- le président du Jury. Un choix discutable dont le trait politique est criant sur fond de tension entre le Maroc et la Tunisie. A titre de comparaison, le Festival International Du Film du Caire, tenu du 1er au 10 décembre 2021, avait 20 premières mondiales et pas des moindres. Quant au Festival International du Film de Marrakech, il aura pour sa prochaine édition Paolo Sorrentino comme président du jury et offrira une master class de Jim Jarmusch et Leos Carax pour ne citer qu’eux.

Nous ne sommes pas dans une course de chevaux, volume d’industrie et budgets sont certes incomparables  mais la qualité des films et les profils des membres du jury sont d’importants indicateurs de la vitalité d’un festival.

 

La cité de la boule

 

Un dernier point semble menacer les JCC : la fragmentation du festival avec une partie des événements organisés à la Cité de la culture. Ce déménagement, décidé à l’initiative de l’ancien ministre de la culture Mohamed Zine El Abidine, est un choix de fonctionnaire dont l’objectif principal est de rentabiliser une Cité de la culture boudée depuis son ouverture. Une décision qui a causé du tort à un événement aux enjeux bien plus complexes que le modèle économique boiteux de la Cité de la culture.

Dessin de -Z-. Blog debatunisie.com, 2018.

D’abord, il est très compliqué d’aller de l’avenue Habib Bourguiba à la Cité de la culture, la distance étant trop courte pour les moyens de transports et trop longue pour y aller à pied. On se retrouve frustrés et fatigués de ne pas pouvoir être partout. Deuxième point et pas des moindres, la vie nocturne, les rencontres fortuites, la bière qui coule à flot, les cafés bondés, le mélange du public et des pros, ce joyeux chaos est une partie intégrante de l’ADN des JCC. Le tsunami de vie et d’agitation à l’avenue Habib Bourguiba a diminué depuis que la Cité de la culture accueille les cérémonies d’ouverture et de clôture ainsi qu’une partie de la  programmation.

Et enfin, la cité de la boule n’est pas bien aménagée pour accueillir du monde, pas d’assises, un wifi qui titube, et une architecture de mall bolchévique qui ne donne pas envie de s’y poser. Il n’est jamais trop tard pour faire marche arrière.

La 33ème édition des JCC est terminée. Néanmoins, on gardera en tête une scène forte du festival : les manifestants qui protestent, mercredi 2 novembre, contre les violences policières le jour du verdict du procès d’Omar Labidi devant le théâtre municipal. Des policiers en tenue d’intervention devant l’hôtel Africa, des barricades, une avenue qui reflète le paradoxe d’un État qui fête le cinéma et la jeunesse, alors que cette même jeunesse crie à l’injustice. Dans cette avenue censée être en fête, nous voyons les symptômes d’un conflit de plus en plus difficile à cacher.

Espérons que les prochaines JCC, qui ne seront plus présidées par Sonia Chamkhi suite à sa démission le jour de la clôture du festival, seront l’occasion de débattre du futur sans la lourdeur symbolique du passé, de se débarrasser de l’orgueil passéiste et de la rigidité de l’État, de parler des Suds et non d’un Sud, de laisser placer à la diversité et à l’individualité des visions des réalisateurs et d’intégrer l’ambition d’une génération qui aspire à faire partie du monde et pas seulement le regarder à travers une vitre.