Promulguée le 22 décembre, la loi de Finances 2023 dispose dans son article 62 que « les fabricants et les embouteilleurs de vin, de bière et de boissons alcoolisées devront s’acquitter d’une avance de 5% sur la vente de ces produits ». Cette mesure a suscité une levée de boucliers chez les professionnels du secteur. Le conseiller de la Chambre syndicale des sociétés de commerce en gros des boissons, Mohamed Gahbich, interviewé par Nawaat, qualifie cette taxation d’« illégale ».
Depuis la révolution, la taxation des boissons alcoolisées provoquedes remous sur fond de craintes d’une prohibition, notamment après l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir. La consommation de l’alcool a été en effet dans le collimateur des groupes islamistes. En 2012, des débits de boissons avaient fermé à Sidi Bouzid sous le coup des salafistes. Des responsables religieux n’ont pas cessé de prêcher l’interdiction de la consommation de l’alcool. Des revendications qui ont trouvé des échos au sommet de l’Etat. Depuis l’Arabie Saoudite, Hamadi Jebali, à l’époque premier ministre, a déclaré que la fermeture des débits de boissons en Tunisie « n’était qu’une question de temps ».
Au-delà de ces discours agitant le spectre de la prohibition, l’Etat tergiverse sur cette question. L’augmentation du prix de vente de l’alcool a été l’une des premières mesures prises par les députés d’Ennahdha en 2012. Quelques années plus tard, la loi de Finances de 2016 divise par 12 (de 650% à 50%) la taxe sur les importateurs et fabricants d’alcools forts engendrant une baisse importante de leur prix. Toutefois, l’Etat puise constamment dans la manne de la taxation des produits alcoolisés. Cette imposition n’émane pas toujours des décideurs politiques. Comme pour la loi de Finances de 2023, c’est la Banque Mondiale qui l’a recommandée.
L’enivrement des producteurs
En Tunisie, l’article 317 du Code pénal interdit la vente d’alcool aux musulmans. Cette loi héritée de la période coloniale est devenue désuète. La vente d’alcool reste officiellement interdite les vendredis, pendant Ramadan et les fêtes religieuses. Mais la seule détention d’alcool occasionne parfois des arrestations arbitraires. Cette loi demeure comme une épée Damoclès aux mains de la police qui l’utilise à sa guise.
Cette hypocrisie n’a pas d’effet sur l’engouement pour l’alcool. D’après une étude récente de l’OMS, la Tunisie occupe la 1ère place parmi les pays arabes en termes de consommation d’alcool, avec en moyenne 12.92 litres par an et par personne. Contrôlant environ 85 % du marché national de la bière, la SFBT enregistre chaque année des bénéfices colossaux.
Mais cette consommation est loin d’être récente ou seulement liée à un contexte politique tourmenté et anxiogène. La consommation actuelle du vin est cinq fois moins importante qu’à l’époque du Protectorat (environ 3 litres par habitant et par an contre 15 il y a cent ans). Celle de la bière reste à peu près la même, nous fait savoir Nessim Znaien, historien et auteur d’une thèse sur l’histoire sociale de l’alcool en Tunisie à l’époque du Protectorat.
Le patrimoine viticole témoigne de l’ancrage de cette consommation. Ce patrimoine est d’ailleurs de plus en plus mis en avant. De nombreux domaines viticoles, s’appuyant sur une origine et une identité locale, ont vu le jour. Le tourisme des circuits viticoles commence à devenir florissant. Ces dernières années, on assiste à une valorisation de certains types d’alcool, encouragée par des politiques actives de marketing de certains alcooliers, constate l’historien. Ce marketing cible de plus en plus les femmes. La consommation d’alcool reflète ainsi un enjeu économique et national, estime-t-il.
Et la demande est à l’image de l’offre. Cette ruée vers l’alcool s’intensifie. Elle est notamment observable chez les adolescents âgés de 15 à 17 ans, selon la récente enquête nationale MedSPAD III. « Cette consommation juvénile se développera avec l’âge », prédit Nabil Ben Salah, le président de la Société Tunisienne d’Addictologie (STADD), à Nawaat. Elle se féminise également, formant ainsi un nouveau terreau de consommateurs.
Des prix exorbitants
La consommation de l’alcool est sujette à des augmentations régulières des prix. Ces derniers avaient plus que triplé entre 2010 et 2022. Hormis les bars populaires, réservés à la gent masculine et relativement épargnés par cette hausse exorbitante, les autres établissements facturent de plus en plus cher les boissons.
Après la Loi de finances 2023, une nouvelle augmentation des prix des boissons alcoolisées aura lieu, préviennent les professionnels du secteur. Cette décision touchera de plein fouet le portefeuille du consommateur.
Pourtant, malgré la hausse des prix, la consommation de l’alcool n’a pas faibli. Elle a juste changé de nature. Ceux qui buvaient du grand vin se tournent vers des produits plus modestes, indique le conseiller de la Chambre syndicale des sociétés de commerce en gros des boissons. Or, la distillation est différente selon les types d’alcools. Un vin plus modeste, donc moins cher, contient plus d’additifs et d’éthanol, relève-t-il.
L’impact de la hausse des prix n’est pas le même auprès de tous les consommateurs. « Les personnes qui consomment de l’alcool de manière régulière mais passagère vont espacer leur consommation pour limiter leurs dépenses. Ce n’est pas le cas pour les personnes touchées par un alcoolisme chronique. Ces dernières peuvent être amenées à voler pour s’acheter de l’alcool ou à ingérer de l’alcool éthylique. Ce faisant, ils encourent de graves risques pour leur santé. Ce type de produit peut altérer la vue et endommager les reins », explique Ben Salah de la Société Tunisienne d’Addictologie.
Toutefois, tous les consommateurs d’alcool ne sont pas nécessairement dans l’addiction. « La consommation peut être conviviale et festive, comme elle peut être chronique. Le diagnostic de l’alcoolisme dépend de l’individu, des raisons de sa consommation, et des quantités absorbées», explique l’addictologue.
Les mesures inflationnistes ne toucheront pas uniquement une frange marginale de la population. Selon les estimations mondiales, il y a environ 600 mille consommateurs chroniques d’alcool en Tunisie, d’après Nabil Ben Salah. Face à la hausse des prix, les consommateurs risquent de se tourner davantage vers des substances alternatives. Des accidents liés à la consommation d’alcool frelaté et d’eau de Cologne font régulièrement la une des médias.
Ces incidents sont aussi la conséquence d’une inégalité dans l’accès à l’alcool. « Certaines régions sont lésées en l’absence de points de vente de détail à proximité », déplore Gahbich. Ce dernier plaide d’ailleurs pour une multiplication des points de vente de proximité pour contrer le monopole des barons du secteur et le commerce au noir. « La concurrence permettra d’enrayer la montée des prix, et par ricochet, le recours à des substances alternatives dangereuses », estime-t-il.
Un enjeu de santé publique
Après le tabac, l’alcool figure parmi les toutes premières substances addictives prises par les jeunes, reléguant les drogues et en particulier le cannabis au second plan. Mais différents psychotropes se pointent déjà comme une alternative relativement bon marché, rappelle Nabil Ben Salah. Les personnes touchées par l’alcoolisme chronique consomment déjà les psychotropes comme un substitut à l’alcool pendant le Ramadan.
La consommation de la MDMA, de l’ecstasy, des NSP ou encore de la cocaïne se développe chez les jeunes comme des alternatives à l’alcool, garantissant un effet plus abordable et immédiat, indique le président de la STADD. Chez les femmes, leur consommation est plutôt liée à des facteurs sociétaux. « La consommation de ces drogues est moins voyante et donc moins stigmatisante pour elles », relève l’addictologue.
Comme pour l’alcool, la prise en charge de l’addiction est compliquée. « La toxicomanie n’est pas considérée comme une maladie mais uniquement comme une infraction pénale. Cette situation équivoque fait que le médecin traitant est tenaillé entre le secret professionnel et le coup de la loi. Le patient a peur d’aller se faire soigner. Idem pour tous les intervenants », déplore-t-il.
En attendant de rompre avec l’ambivalence et la politique liberticide d’un Etat culpabilisant, de plus en plus de Tunisiens se dopent à la recherche d’une ivresse momentanée, quitte à encourir des risques mortels.
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