La révolution tunisienne a été un tournant capital dans l’histoire de la Méditerranée, du Monde Arabe et des relations internationales. Accueilli comme un moment fondateur d’envergure planétaire, le soulèvement du peuple tunisien contre un pouvoir despotique et corrompu, a enclenché une dynamique révolutionnaire et une onde de choc qui a ébranlé les équilibres géopolitiques à l’échelle arabe, régionale et mondiale. Rien ne laissait prévoir un tel basculement de l’histoire et ses retombées au sein du monde arabe ainsi qu’au niveau des relations entre les deux rives de la Méditerranée.
A vrai dire, rares sont les évènements historiques qui ont autant que la révolution tunisienne eu un impact aussi sensible, aussi rapide, et aussi retentissant sur le cours des évènements au Maghreb et dans le monde arabe. Pour la première fois, les peuples arabes qui, depuis des siècles avaient perdu la maitrise de leur destin, semblaient en passe de recouvrer un rôle d’acteur sur la scène régionale et mondiale.
Les pays occidentaux dominants, membres du G7 et de l’Union Européenne semblaient, au même titre que l’ensemble de la planète, avoir été pris au dépourvu par ce basculement de l’histoire en dépit de ses signes précurseurs qui étaient intrinsèquement liés à la crise de la mondialisation et à ses répercussions économiques et sociales au sud de la Méditerranée. Mais, comme lors des précédents tournants dans les relations internationales et des rapports Nord-Sud, ils se sont rapidement déployés pour reprendre le contrôle des évènements et les orienter, voire les instrumentaliser en fonction de leurs intérêts bien compris.
Seule la chute du mur de Berlin en 1989 et la dislocation de l’URSS en 1991 avaient eu un retentissement aussi considérable au sein de l’Europe et à l’échelle planétaire, suscitant une nouvelle reconfiguration des relations internationales en faveur des Etats-Unis et de ses alliés occidentaux. Ce tournant historique s’était en effet traduit au niveau institutionnel par la signature en février 1992 du traité de Maastricht portant création de l’Union Européenne, laquelle est issue de l’élargissement de la Communauté économique européenne (CEE) créée en vertu du traité de Rome signé en mars 1957.
Certains historiens et experts en relations internationales, ont tenté de décrypter les facteurs politiques, économiques, historiques et diplomatiques qui ont engendré l’instabilité et le sous-développement associés aux problèmes migratoires notamment en Afrique du Nord, ouvrant ainsi la voie au déclenchement des révoltes arabes en 2011. A cet effet, ils se sont penchés sur le rôle clé assumé par l’ensemble européen et la France en particulier, dans la mise en place du cadre organisationnel des rapports Nord-Sud sur la base d’accords de commerce inégaux imposés aux pays du tiers monde issus de la décolonisation, afin de les maintenir dans le giron de l’Europe.
Officiellement, la CEE avait pour objectif de favoriser la coopération et l’intégration économique des six pays fondateurs (Allemagne, France, Italie, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg) par la mise en place d’un marché commun et d’une union douanière associée à une zone de libre-échange. Toutefois, la France – soucieuse de conserver le contrôle de son empire colonial jugé nécessaire à sa reconstruction – a conditionné dès le départ son adhésion au projet par l’insertion de dispositions dans l’acte fondateur de la CEE ouvrant la voie à l’association de son empire colonial au projet européen. Ainsi, le traité de Rome inclura dans ses articles 131 à 136, la création par étapes d’un marché commun eurafricain prévoyant le rattachement des pays nouvellement indépendants à la zone de libre-échange européenne instaurée entre les six pays fondateurs.
Ainsi, et au-delà de sa dimension économique, cet ensemble était fondé sur une vision géopolitique considérant l’avenir de l’Europe comme étant indissociable d’une main mise européenne sur l’Afrique. L’un des plus importants ouvrages parus en 2014, apporte un éclairage tout à fait inédit au sujet des fondements raciaux et néocoloniaux ainsi que des objectifs inavoués du projet d’unification de l’ensemble européen dans le cadre de la communauté économique européenne.
Les faces cachées de l’Union européenne
L’édition française de ce livre-évènement parue en 2022 est intitulée « Eurafrique », et sous-titrée « Aux origines coloniales de l’Union européenne ».[1] Il révèle notamment que la création de la Communauté économique européenne en 1957, s’inscrivait dans le cadre de la concrétisation du concept idéologique d’inspiration coloniale « Eurafrique », dont la finalité était de reconduire sous des formes rénovées les rapports de domination et de dépendance qui prévalaient entre les puissances coloniales européennes et leurs anciennes colonies africaines.
Ce projet repose sur la conviction que la reconstruction de l’Europe et la viabilité du projet d’intégration européenne ne peuvent se concevoir sans le maintien des marchés ainsi que des richesses et des potentialités de l’empire colonial sous contrôle européen. Il considère également que sans l’apport de la civilisation, de la culture et de la technologie européenne, l’Afrique et le tiers monde ne sauraient acquérir les attributs de nations civilisées et développées. D’où la nécessité de maintenir des rapports de dépendance jugés mutuellement bénéfiques entre les deux continents, ce qui se traduit par la négation implicite du droit des pays nouvellement indépendants à l’autodétermination et à l’édification d’Etats souverains et démocratiques investis dans la défense de leurs intérêts nationaux et dans la valorisation de leurs richesses nationales au profit de leurs peuples.
Cet article est inspiré d’une conférence que j’ai donnée à la Fondation Temimi pour la recherche et l’information qui a été consacrée à la présentation de l’Union européenne en tant que cadre institutionnel de la concrétisation de l’Eurafrique dans le cadre évolutif spécifique des rapports entre les deux rives de la Méditerranée et notamment des relations tuniso-européennes. A cette fin, je me suis appuyé sur mes propres recherches consacrées pour l’essentiel aux modes opératoires mis en œuvre par la France et la CEE puis l’UE depuis l’indépendance ainsi qu’après la révolution afin d’empêcher une véritable émancipation de la Tunisie en tant qu’Etat national tunisien par le biais de son intégration économique, commerciale et culturelle au projet d’édification de l’Etat supranational européen.
L’ouvrage susmentionné qui reprend la genèse de la construction européenne depuis son émergence en tant que concept idéologique jusqu’à la signature du traité de Rome en 1957, conforte le combat que nous menons depuis une décennie pour une reconsidération totale des rapports Nord-Sud et notamment les relations tuniso-européennes ainsi que le système multilatéral y associé. L’un de ses principaux apports consiste à démontrer que les dirigeants français et européens, toutes générations confondues, n’ont jamais envisagé, dans le contexte de la guerre froide ainsi qu’après la chute de l’URSS, de renoncer aux privilèges et acquis de la période coloniale, ni de reconsidérer les rapports de soumission et de dépendance avec leurs anciennes colonies arabes et africaines. Dès lors, la décolonisation a été vidée de toute substance et le sort des pays d’Afrique a été scellé dans le sens de leur reconversion en zones d’influence et en sources d’approvisionnement vitales en main d’œuvre et en énergie.
Les fondements idéologiques et géopolitiques de l’Eurafrique
L’idée d’une intégration Euro-Afrique sur des bases coloniales est apparue au lendemain de la première guerre mondiale dans un contexte caractérisé par le reflux du leadership européen, et le remodelage des équilibres géopolitiques à l’échelle mondiale en lien avec la défaite de l’Allemagne, la chute de l’empire Ottoman et l’avènement du communisme en Russie. Cette vision de l’Afrique, en tant qu’espace vital nécessaire à la survie du rêve européen, découle d’un courant idéologique incarné par le mouvement « pour une Union paneuropéenne » qui avait été lancé en 1923 par l’historien et homme politique d’origine austro-hongroise Richard Coudenhove-Kalergi. Celui-ci considère que la montée en puissance des Etats-Unis et de l’URSS, remettait en question le leadership européen ainsi que la préservation des intérêts économiques et géopolitiques des puissances européennes. D’où la nécessité de constituer une « zone économique paneuropéenne » adossée à un « effort colonial commun en Afrique […] afin de tirer le meilleur profit de ses ressources ».
Il importe de souligner que l’émergence de ce courant idéologique paneuropéen coïncide avec l’apparition au début du 20ème siècle, des mouvements nationalistes arabes dirigés contre la colonisation européenne en Afrique du Nord et en Egypte. Il s’inscrit également dans la logique des visées coloniales franco-britanniques sur le Proche Orient incarnées par les accords secrets de Sykes-Picot signés en mai 1916 entre la France et la Grande Bretagne. Ces accords sont fondés sur la négation des promesses d’indépendance faites aux arabes d’Orient, prévoyant le dépeçage de l’Empire Ottoman et le partage de la région en zones d’influence au profit de ces puissances.
Ainsi, l’hostilité franco-britannique et européenne à la décolonisation ne se limitait pas à l’Afrique mais s’étendait également au Proche Orient pour des raisons géopolitiques ayant trait au contrôle des sources d’énergie et des voies terrestres et maritimes vitales pour l’Europe et l’Occident. D’où l’appui occidental octroyé dès le départ à Israël considéré comme un allié potentiel contre le nationalisme arabe émergent piloté par l’Egypte nassérienne qui était considérée comme une menace pour les intérêts vitaux de l’Occident du fait de son appui à la révolution algérienne et aux mouvements de libération dirigés contre les puissances coloniales.
D’ailleurs, l’ouvrage susmentionné démontre que le conflit engendré par la nationalisation du Canal de Suez a joué un rôle déterminant dans l’accélération du processus de mise en place de la CEE. Pour la France, la Grande Bretagne et l’Allemane de l’Ouest, « la débâcle de Suez se révèle particulièrement humiliante et le panarabisme…constitue un sérieux avertissement sur ce qui se profilerait à l’horizon au cas où le marché commun eurafricain ne se concrétisait pas ». Les dirigeants européens estimaient qu’une éventuelle victoire du nationalisme arabe associé au non alignement, impliquerait la mise en cause de l’influence et des intérêts européens en Afrique du Nord et centrale.[2]
En effet, le mouvement des non-alignés était également perçu comme un nouveau défi au projet européen en raison de son appui aux mouvements de libération en Afrique ainsi que son engagement en faveur de l’instauration d’un nouvel ordre mondial plus juste et plus équilibré tenant compte des intérêts bien compris des pays du tiers monde.
En somme, l’ensemble européen a donc été conçu à la base comme étant une perpétuation sous des formes aménagées du fait colonial et des rapports de domination et de subordination qui y sont associées. En clair, l’intégration européenne impliquait une mise sous tutelle des peuples africains et le refus de leur droit à l’indépendance et au développement, car l’avenir du projet européen ne peut se concevoir sans le détournement au profit de l’Europe, des ressources et des richesses ainsi que les marchés de l’Afrique.
Après la seconde guerre mondiale, ce projet a été exhumé et réhabilité par les dirigeants français et européens en tant que substitut à la colonisation directe, d’autant plus qu’ils ne pouvaient plus assumer ouvertement leur opposition à la décolonisation désormais soutenue par les Nations Unies sous l’impulsion des nouveaux maitres du monde, à savoir les Etats-Unis et de l’URSS. Dès lors, la France et les Européens adaptent leur politique aux contraintes inhérentes au renversement des équilibres mondiaux en faveur des mouvements de libération du joug de la colonisation. Mais leurs objectifs stratégiques demeurent inchangés, d’autant qu’ils sont adossés à une conception valorisante de la colonisation considérée par les dirigeants européens et notamment français, comme une entreprise civilisatrice et non point comme une exploitation coloniale.[3]
Nos prochains articles seront consacrés à la mise en œuvre de l’Eurafrique en Afrique du Nord et notamment en Tunisie ainsi qu’en Afrique subsaharienne.
NOTES
[1] Peo Hansen et Stefan Jonsson. L’EURAFRIQUE : Aux origines coloniales de l’Union Européenne La découverte 2022
[2] Ibid p220 et suivantes
[3] Mustapha Kraiem Le monde arabe au ban de l’histoire Tunis 2011 La Maghrébine pour l’impression et la publication du livre P 129 et suivantes.
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