Crédit : Tunisiair

Lorsque la Tunisie et l’UE ont paraphé, le 11 décembre 2017, un mémorandum d’entente sur l’Open Sky, on a cru que les deux parties avaient bel et bien achevé les négociations entamées en 2008. D’aucuns ont continué à y croire même lorsque la ratification par la partie tunisienne de ce texte qui devait donner le coup d’envoi de la libéralisation du trafic aérien tuniso-européen a tardé. Annoncée pour la dernière fois pour l’été puis l’automne 2021, elle n’a pas eu lieu à ce jour.

Le 9 novembre 2022, on a compris qu’elle n’aura pas lieu avant longtemps. Car ce jour-là, Marcus Cornaro, ambassadeur de l’UE en Tunisie, l’a confirmé en déclarant, en marge d’une conférence sur le développement du tourisme saharien et oasien, que «l’UE a présenté au gouvernement Tunisien une proposition relative à l’Open Sky».

De fait, cette annonce signifiait tout simplement que Tunisiens et Européens revenaient à la case départ. Et qu’un nouvel épisode du très long feuilleton –ouvert il y a près de quinze ans- des négociations de l’Open Sky allait commencer.

Enthousiasme européen et opacité bilatérale

Que vont négocier les deux parties? Mystère et boule de gomme. Aucune d’entre elles n’a voulu nous expliquer de quoi il s’agit. Quand on demande à la délégation de l’UE à Tunis de confirmer la déclaration de Marcus Cornaro, elle botte en touche et se contente de rappeler la position sur laquelle les Vingt-sept campent depuis toujours.

D’abord, comme ne cesse de le marteler Marcus Cornaro, l’UE est disposée à «signer l’accord euro-méditerranéen relatif aux services aériens, dit accord « Open Sky », négocié et convenu entre les deux parties depuis plusieurs mois, dans le plus bref délai».

Ensuite, déroulant le même argumentaire, la Délégation réitère que «l’UE reste convaincue de l’apport de cet accord, surtout dans les circonstances actuelles où l’économie tunisienne a besoin de toute injection de dynamique de création d’emplois, et d’ouverture des régions dites défavorisées». En outre, d’une façon générale, insiste la même source, «les expériences d’autres pays dans les accords de ce genre ont démontré leur contribution économique importante et immédiate à plusieurs niveaux : augmentation du nombre de passagers aériens grâce à plus de vols et des prix plus favorables, création de plus d’emplois locaux autour des aéroports mieux servis, une meilleure compétitivité de l’industrie du transport aérien et des activités connexes, et impact sur le tourisme et sur les activités connexes ».

A cet égard, la partie européenne cite l’exemple du Maroc, où, après l’accord sur l’Open Sky signé en 2006, «on a observé une croissance du trafic de +79% entre 2006 et 2013». Rappelant que le Plan Directeur National des Transports à l’horizon 2040 prévoit un doublement de trafic global en 10 ans par effet de l’Open Sky, soit jusqu’à 18.5 millions de passagers en 2028, la Délégation «estime qu’un million de passagers supplémentaires créerait environs 10 mille emplois.

Dans le cas de la Tunisie, l’Open Sky «aurait le potentiel de créer jusqu’à 100 mille emplois d’ici la fin de la décennie»,  et de provoquer «une dynamique régionale importante à travers le renforcement des performances des aéroports régionaux (Enfidha, Monastir, Djerba, Tozeur, Sfax et Tabarka)».

Le ministère du Transport tunisien se montre lui aussi tout aussi secret –et peut être embarrassé- à propos du dossier de l’Open Sky. Quand on l’invite à commenter la déclaration de l’ambassadeur européen, de dévoiler le contenu de la nouvelle offre européenne, de dire si le gouvernement tunisien se considère toujours lié par le mémorandum de décembre 2017, et quand la Tunisie va le ratifier, le ministère se réfugie dans un mutisme total.

Ce département n’a pas tout à fait tort de s’abstenir de parler du dossier de l’Open Sky. C’est en effet un terrain miné sur lequel il est fort risqué de s’aventurer en Tunisie. Pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de consensus sur ce sujet dans le pays, même au sein du gouvernement.

Désaccords au sein du gouvernement tunisien

Premier concerné par ce dossier, le ministre du Transport Rabie El Majidi ne l’a jamais évoqué en public depuis qu’il a été nommé à ce poste, en octobre 2021.

Par contre, son collègue en charge du Tourisme et de l’Artisanat, Mohamed Moez Belhassine, lui, ne s’en est pas privé. Bien sûr, il ne se déclare pas ouvertement en faveur de l’accord tuniso-européen sur l’Open Sky. Mais il déclare, en marge de la 44ème édition de l’IFTM Top Resa (20-22 septembre 2022, Paris), à l’agence Tunis Afrique Presse (TAP) qu’il «n’existe plus aucun obstacle qui pourrait entraver la ratification de ce texte». Par ces propos, il affiche implicitement son penchant pour l’engagement de la Tunisie dans ce processus.

Cette prise de position trouve tout naturellement un écho favorable parmi les professionnels du tourisme. Présente elle aussi au dernier IFTM Top Resa, Dorra Miled, présidente de la Fédération Tunisienne de l’Hôtellerie (FTH), estime elle aussi que l’Open Sky constitue «une opportunité comme cela a été le cas pour plusieurs pays».

Cette héritière d’Aziz Miled, un des premiers hôteliers de la Tunisie, considère qu’un « pays touristique ne l’est vraiment que s’il y a une accessibilité à la destination». Ainsi, selon elle, la signature par la Tunisie d’un accord instaurant l’Open Sky trouve sa justification dans le fait qu’à la différence d’autres pays elle n’a pas de compagnies aériennes dotées d’importantes flottes permettant de «booster l’activité touristique».

Ancien président directeur général de Tunisair, Rabeh Jerad ne partage pas ce point de vue. Pour lui, l’Open Sky n’entraînera pas une augmentation du flux touristique en direction de la Tunisie parce que, nous a-t-il déclaré, «nous n’avons pas un bon produit à leur offrir». La libéralisation du trafic aérien avec l’Union européenne a d’autres adversaires en Tunisie. Les plus coriaces sont l’UGTT et… Tunisiair. Et ils n’ont pas attendu la signature du mémorandum entre la Tunisie et l’UE pour dire tout le mal qu’ils pensent de l’Open Sky.

L’opposition de l’UGTT et de Tunisair

En effet, tant le syndicat ouvrier historique que la compagnie aérienne nationale ont clamé haut et fort leur hostilité à la libéralisation du transport aérien dès 2012. Plus précisément, dès le 18 octobre de cette année-là, lorsque le gouvernement de la Troïka dirigé par Hamadi Jebali a fait un cadeau au sponsor du parti Ennahdha qu’est Doha, en signant un accord avec Qatar Airways lui accordant la 5ème liberté, c’est-à-dire le droit de concurrencer Tunisair sur toutes les destinations qu’elle dessert.

Tunisair s’y oppose fermement. Son président directeur général de l’époque, Rabah Jerad, créera la surprise en révélant en mars 2018, que «Tunisair n’a pas activé l’accord sur la 5ème liberté conclu avec Qatar Airways». Plus étonnant, Jerad souligne que sa compagnie a demandé à la Direction générale de l’Aviation civile «de ne plus rendre de décisions, tant au sujet de l’activation de cet accord que de l’Open Sky, sans consulter Tunisair». Depuis, la compagnie aérienne nationale n’a pas changé de position à propos de l’Open Sky, même si l’actuel PDG se montre plus souple, et se contente de déclarer que sa compagnie n’est pas prête pour un tel engagement en raison de sa difficile situation financière.

En réalité, Tunisair demande exactement le contraire de ce qu’on lui propose. L’accord paraphé par le gouvernement lui garantit une exemption de cinq ans de l’aéroport de Tunis-Carthage, sa principale base, de la concurrence accrue que va susciter l’Open Sky. Le transport aérien national exige, rappelle Rabah Jerad, d’avoir les moyens de faire sa mise à niveau et que l’aéroport de Tunis-Carthage fasse l’objet d’une extension, préalablement à l’entrée en vigueur de l’accord.

Promesse gratuite de l’UE

L’UE est-elle prête à mettre la main au portefeuille au moins pour aider Tunisair à effectuer sa mise à niveau pour être en mesure de faire face à une concurrence plus coriace ? A cette question, la Délégation de l’UE en Tunisie répond en réitérant que «l’accord prévoit un ensemble de mesures permettant à Tunisair de reprendre son souffle et de s’intégrer à l’Open Sky avec une position économique et financière plus équilibrée» : l’exemption de 5 ans accordée à l’aéroport de Tunis-Carthage, une dérogation de trois ans, à compter de la date de signature, pour l’octroi de subventions et d’aides publiques, «ce qui permettrait à l’Etat tunisien d’accompagner Tunisair, s’il le souhaite, dans ses efforts de modernisation».

De surcroît, ajoute la Délégation de l’UE, les Vingt-sept ont «appuyé la direction générale de l’aviation civile à travers une assistance technique pour l’aider à se préparer aux normes et opportunités de l’accord Open Sky».

Autrement dit, il ne faudra pas compter sur une aide financière européenne à Tunisair. Tout ce que l’UE est disposée à apporter à la Tunisie, c’est «le savoir de nos Etats membres européens qui sont passés par des situations similaires de relance économique et d’ouverture dans le secteur de l’aviation civile». A cause de cet écart entre les deux positions, le feuilleton tuniso-européen de l’Open Sky n’est peut être pas près de s’achever de sitôt.