La fumée de sa cigarette au coin de ses lèvres brouillait son regard sans parvenir à empêcher ses yeux futés d’épier le déhanchement des passantes. Le gamin esquisse un sourire complice destiné au marchand d’en face, en guettant les faits et gestes de ses clients. « Il le faut pour ne pas se laisser voler », lance-t-il. Hassen (pseudonyme), 12 ans, tient un étal d’ustensiles de cuisine à la rue d’Espagne (centre-ville de Tunis) appartenant à son cousin. Une énorme bague scintille à son petit doigt dont l’ongle se distingue par sa longueur. Les gestes vifs, négociant âprement avec les chalands, il a tout l’air d’un marchand chevronné. Pourtant, cela fait à peine un an qu’il a débarqué à Tunis.

Originaire du sud du pays, il est venu rejoindre ses cousins installés dans la capitale pour travailler avec eux. « J’ai quitté les bancs de l’école et on n’a pas de terre à cultiver au bled alors je suis venu travailler ici », raconte-il. Troisième d’une fratrie de cinq enfants, il avance qu’il a été encouragé par ses parents pour suivre le chemin emprunté par ses cousins. D’ailleurs, il loge avec eux dans un taudis à Bab Jazira. « Je ne suis pas un enfant, je sais compter sur moi », se targue-il en riant.

Travailler au souk, un projet familial

C’est à Bab Jazira qu’on retrouve Rabii (pseudonyme), 15 ans. Ce jour-là, il tentait avec son père de déjouer le contrôle des agents municipaux qui sommaient les marchants des étals anarchiques de lever le camp. A peine les agents partis, ils réinstallent leur étal de produits ménagers. Sa maigreur et son air juvénile contrastaient avec ses mouvements assurés et hardis alors qu’il prêtait main forte à son papa. Timide, l’adolescent laisse parler son père. Originaires du centre du pays, l’homme et son fils travaillent ensemble depuis moins d’un an. Ainé d’une fratrie de quatre enfants, Rabii a abandonné ses études au bout de la première année de collège.

«Avant, je travaillais seul. C’était les marchands à mes côtés qui m’aidaient. Au lieu de laisser mon fils errer dans la rue, je l’ai ramené pour m’épauler », raconte-il. Rabii et son père louent un studio dans le quartier d’Ibn Sina. Chaque mois, ils envoient une partie de leurs revenus à la famille restée au bled. Mais le papa assure qu’il ne souhaite pas laisser son enfant éternellement à ses côtés. « J’ai voulu l’inscrire dans une formation professionnelle à Tunis mais ils m’ont dit qu’il faut le faire dans sa ville d’origine. Mais je n’ai pas laissé tomber. Je m’active toujours pour l’inscrire dans une école de formation ici », dit-il. En lui demandant dans quel type de formation il voulait s’inscrire, le jeune homme cherche du regard son père avant d’esquiver timidement «je voudrais me former en mécanique».

En vertu de l’article 20 du Code de la protection de l’enfant, Hassen et Rabii sont considérés comme des enfants en danger. Cet article dispose que :

sont considérés, en particulier, comme des situations difficiles menaçant la santé de l’enfant ou son intégrité physique ou morale: (a) la perte des parents de l’enfant qui demeure sans soutien familial; (b) l’exposition de l’enfant à la négligence et au vagabondage; (c) le manquement notoire et continu à l’éducation et à la protection; (d) le mauvais traitement habituel de l’enfant; (e) l’exploitation sexuelle de l’enfant qu’il s’agisse de garçon ou de fille; (f) l’exploitation de l’enfant dans les crimes (…) ; (g) l’exposition de l’enfant à la mendicité et son exploitation économique; (h) l’incapacité des parents ou de ceux qui ont la charge de l’enfant d’assurer sa protection et son éducation.

La moitié des cas de traite en Tunisie !

D’après Raoudha Laabidi, présidente de l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLTP), l’exploitation économique des enfants constitue le principal fléau mettant en péril l’enfance.

Le rapport de l’année 2021 de ladite instance révèle 1100 cas de traite de personnes en Tunisie en 2021, dont plus de la moitié sont des enfants, soit 56%. Parmi les 64% des affaires d’exploitation économique, 100% concernent des enfants. Selon les données du ministère de l’Intérieur, citées par l’INLTP, l’exploitation économique des enfants a enregistré une augmentation de 185.5% en 2021 par rapport à l’année précédente, le nombre des cas repérés par le ministère est passé de 62 en 2020 à 348 en 2021.

Les enfants de la rue sont l’objet de différentes formes de traite, souligne Laabidi à Nawaat. « Certains sont issus de familles pauvres qui les font travailler ou mendier. D’autres sont employés par leurs familles vivant d’activités criminelles», relève-t-elle. Moez Cherif, président de l’association de défense des droits de l’enfant, abonde dans ce sens pour relever le sort périlleux des enfants exploités économiquement par leurs familles. « Il y a ceux qu’on voit dans les rues exploités dans l’économie parallèle ou la mendicité mais il y a aussi bien d’autres confinés dans les milieux ruraux. Ceux-là travaillent dans les champs avec leurs parents ou s’occupent du bétail ».

Des propos confirmés par une enquête publiée en 2017 par l’Institut national de la statistique (INS) et l’Organisation internationale du travail (OIT), sur le travail des enfants en Tunisie. « Plus de 80% des enfants âgés de 5 à 17 ans, parmi les enfants économiquement occupés, sont impliqués dans le travail des enfants. Parmi ces derniers, environ 78% sont dans des travaux dangereux », note le rapport en précisant que la majeure partie de ces enfants travaille dans le secteur agricole et le commerce. « En ce qui concerne leurs statuts du travail, on observe que le plus grand nombre des enfants sont des aides familiaux non rémunérés », souligne l’enquête.

Dans ce cadre, la présidente de l’INLTP pointe du doigt les contradictions des dispositions juridiques relatives à l’enfance. « Il y a le Code de la protection de l’enfant qui détermine l’enfance de la naissance à l’âge de 18 ans et interdit l’exploitation économique de l’enfant. La loi de 2016 relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes considère l’exploitation économique des enfants comme un crime puni de 10 ans d’emprisonnement. Un an ne s’est pas écoulé et une autre loi voit le jour, celle relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes qui la considère comme un délit sanctionné de 3 à 6 mois d’emprisonnement. Sans compter que le Code de travail permet le travail de l’enfant dès l’âge de 13 ans dans les travaux agricoles », fustige-t-elle. Et de poursuivre : « Le traitement de la question de l’enfance est éparpillé entre différents ministères mais il n’y a pas une coordination suffisante permettant de mettre en place une politique commune cohérente ».

Une des origines de l’abandon scolaire

Le rapport de l’INLTP souligne également la jonction entre la recrudescence de la traite des enfants et le décrochage scolaire. Ils sont 101.863 élèves à avoir quitté les bancs de l’école pendant l’année scolaire 2017-2018 et 72.991 en 2020-2021. 47.356 parmi eux sont des garçons. 19% des victimes de traite sont des analphabètes et 19% n’ont pas dépassé l’enseignement primaire. C’est que l’abandon scolaire survient de plus en plus tôt. Ils sont ainsi 7220 enfants déscolarisés dès l’enseignement primaire lors de l’année scolaire 2019-2020, selon les indicateurs du rapport national sur la situation de l’enfance en Tunisie pour l’année 2020-2021.

Une corrélation entre l’abandon scolaire et la pauvreté, concentrée dans les régions du nord-ouest et du centre-ouest, a été relevé dans le dernier rapport sur la carte de la pauvreté en Tunisie. « L’abandon scolaire est un phénomène dont les causes sont multiples et variées. La pauvreté est l’un des facteurs qui constituent un risque important de décrochage scolaire », note le rapport. Un constat préoccupant au regard du fait que 50% des enfants en Tunisie sont concernés par la pauvreté, selon l’ancienne ministre de la Femme, de Famille et de l’Enfance, Asma Shiri.

Pour Moez Chérif, la conjonction entre pauvreté, abandon scolaire et privation des droits élémentaires à la santé et aux loisirs poussent les enfants vers la rue et favorisent ainsi leur exploitation. « Ayant quitté l’école et dépourvus de ressources financières, certains se trouvent dans la rue momentanément pour travailler. D’autres, en dépit de leur famille, préfèrent trainer dans la rue synonyme pour eux de liberté sans contrôle parentale. Une autre catégorie d’enfants n’ont plus de soutien familial et sont devenus des SDF. Ils occupent les gares et les jardins publics de la capitale notamment », explique-t-il. Le représentant associatif déplore la défaillance de l’Etat envers ses obligations énoncées dans l’article 47 de la Constitution de 2014 concernant la garantie des droits les plus élémentaires à tous les enfants. «Il y a une disparité flagrante entre les régions dans l’octroi de ces droits. Certaines sont dépourvues d’un accès à une éducation de qualité, à la santé ou aux loisirs. Ceci constitue un terreau favorable à la mise en danger des enfants », dénonce-t-il.

L’accès à la formation professionnelle, censée être une alternative après un décrochage scolaire, n’est pas non plus possible pour tous. Selon le rapport de l’Observatoire des droits de l’enfant, beaucoup d’enfants sont perdus de vue du système d’apprentissage. Ils ne poursuivent ni leurs études, ni une formation professionnelle. Et cette dernière reste essentiellement l’apanage des garçons. Ainsi, seulement 241 filles contre 623 garçons ont été diplômées en 2018 des centres de formation professionnelle et de l’emploi. Quel est le sort des autres filles ? Certaines se marient avant leurs 18 ans (3.3% des mariages en 2018) et même leurs 15 ans (1.5% des mariages en 2018), selon le rapport précité.

Parents démissionnaires

Qu’en est-il du rôle des parents ? Selon le rapport de l’INLTP, les principales causes du phénomène des sans-abris sont la décomposition familiale, les violences physiques et morales et l’absence d’un revenu fixe. Le délégué général de l’enfance, Mehyar Hammadi, dénonce, quant à lui, «des familles de plus en plus démissionnaires dans l’éducation de leurs enfants et qui les poussent vers la rue ».

C’est d’ailleurs l’institution familiale qui constitue la principale menace pour les enfants, selon le rapport de 2021 sur l’activité des délégués de l’enfance. Le nombre de signalements reçus par les délégués à l’enfance est passé de 15.202 en 2020 à 17.063 en 2021. 60% des signalements relatifs à d’éventuels dangers menaçant la petite enfance se produisent au sein des foyers familiaux. Les facteurs liés à l’abandon des enfants, le laisser aller et l’insouciance des parents face à leurs enfants déviants constituent la grande part de menaces contre les enfants (88%).

Mehyar Hammadi a indiqué que 27% des signalements dévoilent la négligence des parents dans l’éducation et la protection de leurs enfants. La maltraitance concerne 22% des cas, l’incapacité des parents ou du tuteur à prendre en charge son enfant (22%), l’exposition de l’enfant à la délinquance (9%), l’exploitation sexuelle des enfants (7%) et la perte du soutien familial (6%).

Plus de la moitié des signalements (53,34%) concernent les garçons contre 46,66% pour les filles, a-t-il ajouté, relevant que le plus grand nombre de signalements a été enregistré dans le Grand Tunis, suivi par le sud-ouest du pays.

Les filles sont plus touchées par la violence sexuelle (70.76%) contre 29.24% des garçons. Les garçons sont, eux, un peu plus exposés à la violence physique (56.40% des garçons contre 43.60% des filles) et à la violence morale (53.28% des garçons contre 46.72% des filles).

Le délégué général de l’enfance note la multiplication par dix des signalements relatifs à des situations d’enfance menacée. Ils sont passés de 8.272 signalements en 2009 à 17.506 en 2019.

Nécessaire réforme du Code de la protection de l’enfant

Pour endiguer toutes les formes de violences à l’égard de l’enfant, Raoudha Laabidi comme Moez Chérif appellent à hâter la réforme du Code de la protection de l’enfant, entamée depuis 2008, pour y inclure un chapitre dédié à l’enfant victime. « L’exploitation sexuelle est considérée par le présent code comme un danger. Or, si l’exploitation a eu lieu, ce n’est plus un danger mais une réalité qu’il faut traiter de manière adéquate », plaide Laabidi.

Pour le président de l’association de défense des droits de l’enfant, la prise en charge adéquate de l’enfant victime est à même de prévenir la violence. « Un enfant violenté, non pris en charge, est enclin à reproduire plus tard la violence qu’il a subie », explique-t-il. Selon Mehyar Hammadi, les délégués de l’enfance optent en premier lieu pour des mesures de protection associant la famille. Le placement dans les institutions étatiques ou les associations est le derniers recours.

Entre-temps, les enfants expriment leur malaise de différentes manières plus ou moins violentes. Le rapport national sur la situation de l’enfance pour l’année 2020-2021 rapporte 194 tentatives de suicide en 2021, dont 134 concernent les filles. Le nombre de fugues d’enfants est passé de 599 en 2020 à 646 en 2021. La transgression de la loi demeure un fait particulièrement masculin. 1665 filles et 2386 garçons ont été sujets pour des actes de violence. Le nombre de cas d’enfants justiciables est passé de 3931 en 2020 à 4591 en 2021. Ces affaires tournent majoritairement autour d’actes d’agression physique ou de vols. D’autres optent pour la migration irrégulière, 103 garçons ont ainsi tenté de franchir les frontières. Les adolescents âgés de 16 à 18 ans sont aussi de plus en plus enclins à consommer des drogues. La consommation du cannabis pour cette tranche d’âge est passée de 1.5% en 2013 à 6.9% en 2021. 193 enfants ont été jugés dans affaires liées aux drogues, dont 182 pour consommation.