Tabac, alcool, cannabis, ecstasy, sont autant de substances consommées par les personnages du feuilleton ramadanesque « Fallujah ». L’exposition sur le petit écran de cette consommation des élèves a provoqué des remous. La justice a été saisie pour arrêter la diffusion de ce feuilleton accusé, entre autres, de banaliser l’usage des drogues. D’autres défendent l’œuvre en arguant qu’elle reflète la réalité du milieu scolaire en Tunisie. 

Cette polémique témoigne des tabous autour de la consommation des drogues chez les jeunes tunisiens. L’usage des substances psychoactives (SPA) prend de l’ampleur chez les adolescents. Trois enquête nationales réalisées en 2013, 2017 et 2021 par le ministère de la santé et le groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants montrent l’évolution de cette consommation chez les élèves âgés de 15 à 17 ans. Celle de 2021, dont les résultats ont été publiés en 2023, a été effectuée auprès de 7565 élèves scolarisés dans des établissements publics et privés répartis sur 24 gouvernorats.

Une tendance à la hausse

Entre 2013 et 2021, la prévalence de l’usage des SPA au moins une fois au cours de la vie a montré une recrudescence significative de l’utilisation du tabac (cigarettes et narguilé), du cannabis ainsi qu’une tendance à la hausse de la consommation de l’alcool, des anxiolytiques sans prescription médicale et de la buprénorphine (Subutex).

Et l’enquête de 2021 s’est penchée sur de nouveaux phénomènes ayant un effet psychoactif dangereux, à savoir les réseaux sociaux, les jeux vidéo et d’argent. Pour l’addictologue au Centre hospitalo-universitaire Razi et membre du bureau de la Société Tunisienne d’Addictologie (STADD), Faten Driss, les résultats de l’enquête nationale de 2021 sont « alarmants ».

« Avant, les élèves étaient portés vers la consommation du tabac, d’alcool, du cannabis et de l’ecstasy. Cette consommation ne cesse d’augmenter. A cela s’ajoute l’entrée en force ces dernières années de certaines substances, à savoir l’héroïne, le Subutex et les psychotropes », affirme-t-elle à Nawaat.

La prévalence de l’usage des SPA diffère d’une région à une autre, indique l’enquête de 2021. La consommation du tabac, de l’alcool et du cannabis est plus importante dans le Grand Tunis et le Centre Est. L’usage des substances inhalées (essence, colle…) est plus significatif dans le Sud-Est. Le nombre des consommateurs d’anxiolytiques et d’antalgiques dérivés morphiniques est plus important au Nord-Est. Quant à l’ecstasy, il est plus répandu au Centre-Est et au Nord-Ouest. 

La hausse du prix de l’alcool et le manque de points de vente dans certaines régions ont favorisé la consommation de certaines substances, allant de l’alcool frelaté au cannabis et autres psychotropes. Ces substances sont relativement bon marché et garantissent un effet immédiat. Pour les élèves interrogés dans le cadre de l’enquête de 2021, le cannabis était la substance la plus perçue comme accessible (16,2%) après le tabac et les produits inhalés. L’accès à l’alcool varie entre 10% à 15%.

Pour se procurer ces drogues, les adolescents ont recours au marché noir. Les vendeurs se trouvent également dans les enceintes scolaires. Les dealeurs recrutent désormais des élèves pour écouler leurs marchandises, rapporte la représentante de la STAAD. Elle ajoute que certains élèves volent également les psychotropes prescrits pour un membre de leur entourage. 

L’enquête de 2021 démontre que l’initiation à l’usage des SPA commence très tôt. 49,8% des élèves ont rapporté qu’ils sont initiés à l’usage des substances inhalées à 13 ans ou avant. Dans cette tranche d’âge, 45,3% ont déclaré avoir pris des antalgiques et 30.6% des anxiolytiques. Faten Driss relève, en effet, le rajeunissement des consommateurs de certaines substances comme la cocaïne ou encore l’héroïne. Toutefois, les élèves ne se contentent pas d’un seul produit. « Beaucoup d’entre eux associent deux ou plusieurs SPA », précise-t-elle. 

Féminisation de la consommation 

La consommation des SPA touche de plus en plus de filles. Le nombre de lycéennes ayant consommé de d’alcool au moins une fois dans leur vie est passé de 1.6% en 2013 à 3.6% en 2021. Pour le cannabis, 0.2% en ont pris en 2013 contre 2.5% en 2021. L’augmentation importante des utilisatrices des psychotropes s’avère la plus marquante. 2% des filles ont déclaré avoir déjà consommé des psychotropes en 2013 contre 9.8% en 2021.

Cette consommation des psychotropes est plus accessible pour elles. Ainsi, 12,5% des filles contre 10,7% des garçons estiment que l’accès aux anxiolytiques est plus facile, révèle l’enquête de 2021. 7.8% des filles contre 7.6% des garçons témoignent aussi que l’accès aux antalgiques dérivés morphiniques est plus simple. Ces données reflètent la féminisation de la consommation de ces substances. Ce phénomène est plutôt lié à des facteurs sociétaux. « La consommation de ces drogues est moins visible, et donc moins stigmatisante pour elles », relève l’addictologue.

Personne n’est à l’abri

Contrairement aux idées reçues, la consommation de certaines SPA n’est pas l’apanage de personnes marginales ou délinquantes. « La consommation se généralise et transcende toutes les classes socio-économiques », souligne Dr Driss. D’ailleurs dans l’échantillon de l’enquête de 2021, seuls 3.3% des pères et 12.6% des mères des élèves interrogés n’ont pas été scolarisés. 43,8% des lycéens ont des résultats scolaires dans la moyenne et 30,8% au dessus de la moyenne. Plus de 90% des adolescents avancent que la relation avec leurs parents est « satisfaisante ». 85,5% affirment que leur passe-temps favori est l’utilisation d’internet.

La consommation des SPA résulte plutôt de l’influence des amis, révèle l’enquête. « Plus le nombre des SPA chez les élèves augmentera, plus le nombre de nouveaux consommateurs grimpera. Les élèves sont sous l’emprise de leurs pairs. Pour s’affirmer dans le clan des amis, les jeunes s’imitent et se défient. Cette consommation est synonyme chez eux de virilité », explique la spécialiste.

Toutefois, il y a des facteurs favorisant l’usage des SPA chez certains adolescents plus que d’autres. « Ceux qui souffrent de psycho-traumatismes (décès précoce d’un parent, inceste, etc) sont plus vulnérables et davantage prédisposés à la consommation des SPA », souligne le médecin.

Sombrer dans l’addiction

D’après l’enquête nationale de 2021, la majorité des élèves sont conscients des risques de l’usage des SPA. Toutefois, tous ne sont pas prémunis du danger de l’addiction. « La consommation occasionnelle peut virer vers l’addiction avec l’émergence d’un déclencheur », explique l’addictologue. Et de clarifier : « on ne définit pas l’addiction par la quantité et la fréquence de la consommation seulement, mais aussi par la personnalité d’un consommateur ayant des facteurs prédisposants ».

Certains signes alertent sur cette addiction, dont notamment le repli sur soi, une susceptibilité accrue. « Certains adolescents commencent à voler l’argent ou des objets de leur famille pour se procurer leur drogue », souligne Dr Driss. Elle relève que la détection de l’addiction des filles est plus difficile. « Elles sont plus stigmatisées que les garçons. Par conséquent, elles ont peur d’être jugées en sollicitant de l’aide ».

Pour soutenir ces jeunes, le médecin recommande aux parents de s’écarter de l’approche répressive « La violence, les punitions n’entraineront pas l’arrêt de la consommation, bien au contraire. A cet âge, les adolescents veulent se rebeller contre leurs parents », renchérit-elle.

La représentante de la STAAD plaide également pour la dépénalisation des consommateurs. « La consommation de certaines drogues ne doit pas être considérée comme un crime mais comme une maladie. Mettre dans un centre d’incarcération un adolescent ne peut que détruire son avenir socio-professionnel », déplore-t-elle.

D’après l’addictologue, la seule voie pour endiguer la recrudescence de cette consommation juvénile est la prévention. « On doit pouvoir lever les tabous autour des drogues et privilégier la communication que ce soit au sein des familles ou dans les établissements éducatifs. En rassurant le jeune, il sera plus facile pour lui d’en parler et le cas échant de demander de l’aide », insiste-t-elle.

Les trois enquêtes nationales sur l’usage des drogues ont tour à tour systématiquement recommandé la mise en œuvre d’une stratégie nationale multisectorielle et d’enquêtes épidémiologiques auprès des ménages. Or force est de constater que ces mesures tardent à voir le jour. En attendant, les chiffres de la consommation des SPA explosent. Et les enquêtes nationales sont loin de rendre compte de la réalité de la situation. Puisque l’échantillon étudié en 2013, comme en 2017 ou en 2021, n’englobe pas les élèves non scolarisés, assurément plus fragiles.

« Ces enquêtes ne concernent que les adolescents scolarisés bénéficiant encore d’un certain encadrement. En extrapolant les résultats de l’enquête de 2021 sur l’ensemble des adolescents, la situation se révélera nettement plus alarmante », conclut la spécialiste.