« Elles s’appellent Refka, Wafa, Nadine, Souad, Nourhane…et vous seriez peut-être la prochaine victime », c’est par ces mots que l’association féministe Aswat Nissa a choisi de tirer la sonnette d’alarme sur le nombre de femmes tuées par leurs partenaires. Cette mobilisation intervient suite à l’assassinat d’une jeune femme, âgée de 32 ans, par son époux, le 12 avril, à Kairouan. Une autre femme a été assassinée à l’arme blanche par son mari, le 15 avril, à Tunis.
Plus d’un assassinat par mois
Depuis le début de l’année, 9 femmes ont été assassinées par leurs partenaires. Ces victimes s’ajoutent à la liste des 15 femmes tuées par leurs époux en 2022. La mort de Refka Cherni en mai 2021, exécutée par son mari, était devenue le symbole de la violence endémique visant les femmes. Les organisations féministes se soulèvent de nouveau pour dénoncer l’inertie de l’Etat en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.
Au cours du premier trimestre de l’année 2023, le numéro vert du ministère de la Femme a permis de relever 921 signalements sur des violences envers les femmes. Dans 71% des cas, il s’agit de violences conjugales. On dénombre ainsi 654 victimes. Durant la même période de l’année 2022, il y a eu 168 signalements. Le nombre des cas recensés en 2023 a ainsi dépassé le triple par rapport à la même période de l’année précédente. Chaque mois, une femme en moyenne est assassinée par son époux, indique la même source. « C’est un phénomène alarmant », reconnait le ministère de la Femme.
Cependant ces chiffres sur les violences conjugales seraient sous-estimés, et ne refléteraient pas la gravité de la situation. « Ce numéro vert est confié à une association. Il n’est pas fonctionnel hors des horaires administratifs et le weekend », tient à rappeler Neila Zoghlami, la présidente de l’Association tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), interviewée par Nawaat. Et d’ajouter : « le ministère avance le nombre de 15 féminicides en 2022. Nos données indiquent qu’ils sont 20. Et il y a des affaires qui passent inaperçues », précise-t-elle.
Des facteurs multiples
En 2020, la ministre de la Femme de l’époque, Asma Shiri alertait déjà sur l’augmentation significative de la violence conjugale. La présidente de l’ATFD parle d’une aggravation de ce phénomène avec la crise socio-économique.
Elle souligne que les victimes des féminicides en Tunisie sont issues de milieux défavorables. « Les femmes subissent doublement cette crise. Elles sont amenées à gérer cet appauvrissement dans la gestion de leur ménage mais aussi dans leur rapport avec leurs partenaires. Un partenaire, sous pression, n’arrivant pas à joindre les deux bouts est plus enclin à sombrer dans la violence », explique-t-elle. Et de clarifier : « Rien ne justifie la violence. Il s’agit seulement de souligner que la précarité est un terreau favorable pour les hommes portés vers la violence ».
Une fois le cercle vicieux de la violence installé dans le couple, la mise à mort de la victime devient une menace réelle, déplore Zoghlami. « Pour éviter ce danger, la victime doit avoir la force d’affronter son mari, sa famille pour pouvoir porter plainte. Elle doit avoir assez de souffle pour s’embarquer dans un processus judiciaire pouvant être très long et coûteux ». Ces difficultés font que beaucoup de femmes retirent leurs plaintes. Et la présidente de l’ATFD pointe du doigt la responsabilité de l’Etat. « Ces femmes devraient bénéficier d’un accompagnement judiciaire, social et psychologique. Or, ce n’est actuellement pas le cas », dénonce-t-elle.
Défaillance de l’Etat
Le devoir de protection des victimes par les services de l’Etat est pourtant prévu dans la loi 58 de 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes. En vertu de ladite loi, la femme victime de violence a le droit à une protection juridique consistant à assurer sa sécurité, son intégrité physique et psychologique et sa dignité. Sous autorisation du procureur de la République, des mesures doivent être prises par l’unité policière spécialisée dans la lutte envers les violences faites aux femmes en cas de péril imminent menaçant la femme et ses enfants.
La première mesure à prendre est l’éloignement du prévenu du domicile de la victime et l’interdiction de l’approcher. Dans les faits, ces précautions ne sont pas mises en œuvre, dénonce la représentante de l’ATFD. « Faute de formations, les intervenants dans ce processus, principalement le procureur de la République, sous-estime le danger qu’encourt la femme. La mesure d’éloignement n’est pas prise. Et généralement, la plainte est classée sans suite », constate la représentante de l’ATFD.
Plus de 5 ans après l’édiction de la loi 58, l’Etat peine toujours à la mettre en application. Tous les volets prévus par ce texte, en l’occurrence, la prévention de la violence, la protection de la victime et sa prise en charge font défaut. « La ministre de la Femme parle d’une stratégie interministérielle visant à endiguer cette violence mais on ne voit pas en quoi elle consiste. Les principaux ministères impliqués, à savoir celui de la Femme, de la Justice, des Affaires sociales sont défaillants », déplore Zoghlami. « Il ne peut y avoir de lutte contre les violences envers les femmes sans des programmes et un budget alloué pour l’accompagnement judiciaire, le soutien social et la mise en place d’actions éducatives et culturelles visant à changer les mentalités », plaide-t-elle.
Et la violence engendre des drames, mais a aussi un coût économique. « Si l’Etat étudiait sérieusement la question, il se rendra compte que les coûts des violences dépassent le financement nécessaire pour appliquer la loi 58. Une femme violentée, des enfants vivant dans un climat de violences, ne peuvent être des personnes saines et productives », renchérit Neila Zoghlami, la présidente de l’ATFD.
A noter que le ministère de la Femme a annoncé, mercredi 19 avril, qu’une étude sur le coût socio-économique de la violence envers les femmes sera prochainement réalisée. Cette étude se fera auprès de mille victimes. Quelque 250 mille dinars ont été débloqués pour la réalisation de cette enquête.
En attendant les changements revendiqués par les associations féministes et une prise de conscience réelle du danger par les services de l’Etat, les féminicides se suivent. Et dans leur sillage, des mobilisations vites reléguées au second plan par l’actualité.
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