Le nombre des signalements reçus sur le numéro vert du ministère de la Femme, est passé de 1469 entre le 25 novembre 2021 et janvier 2022 à 3793 entre le 25 novembre 2022 et janvier 2023. Dans le rapport de 2022 de ce ministère, l’époux est l’auteur de ces violences dans 74% des cas.

Terrorisées par la violence, certaines femmes fuient le foyer conjugal. C’est le cas de Hana. Mère de deux enfants, la jeune femme relate son expérience des sévices conjugaux, entamés avec de la violence économique et psychologique. « Pour mon ex-mari, j’étais la bonne à tout faire du foyer. Il m’empêchait de travailler, d’avoir une vie sociale&@nbsp;», confie-t-elle à Nawaat. Cloitrée chez elle et sans ressources, Hana dépendait entièrement de son mari, sans que ce dernier remplisse son rôle envers sa famille. « Il lui arrive souvent de ne pas faire de courses, de nous laisser sans rien à manger», se souvient-elle.

Au sein du couple, la situation a vite dégénéré en disputes. Au début, il menaçait de la frapper sans passer à l’acte. « Il levait sa main, cassait des objets. C’était un enfer psychologique », lâche-t-elle. Les coups n’ont pas tardé à suivre. Il en a fallu plusieurs pour que la jeune femme finisse par se sauver et le quitter. « La dernière fois, j’ai vu la mort en face ». Âgée de 26 ans au moment des faits et enceinte d’un mois, la jeune femme quitte le foyer conjugal avec ses enfants. Mais elle n’avait nulle part où aller.

Comme Hana, de nombreuses femmes subissent la violence récurrente de leur époux sans quitter définitivement leur maison, déclare Salwa Kennou, l’ancienne présidente de l’Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche sur le Développement (AFTURD), ayant supervisé le centre d’hébergement des femmes victimes de violences de Sidi Thabet.

« Beaucoup de femmes violentées fuient leur mari. Il leur arrive de passer quelques jours dans la rue mais finissent par revenir à leur foyer. Puis rebelote. Le cycle de violence reprend. C’est seulement quand elles sont en danger de mort ou quand leurs enfants sont à leur tour la cible de brutalités, qu’elles décident de partir définitivement », renchérit-t-elle.

L’ultime abri

Ayant porté plainte contre son conjoint, Hana a atterri dans le centre d’hébergement de l’association Beity. La politique de l’Etat en matière de prise en charge des femmes violentées repose énormément sur le travail de la société civile. Parmi les femmes accueillies à Beity, plusieurs sont envoyées par le ministère de la Femme, la brigade de lutte contre les violences envers les femmes ou encore les délégués de l’enfance, souligne Wafa Fraouis, la directrice de ce centre à Nawaat.

Près de la moitié des femmes qui y résident ont subi des violences conjugales. Elles sont issues de différentes catégories sociales. Parmi elles, un nombre important d’étrangères, précise-t-elle. Et d’ajouter : « elles viennent pour violence physique mais il suffit de fouiner un peu pour se rendre compte de l’ampleur de la violence psychologique et notamment sexuelle qu’elles ont endurées ».

Le centre de Beity offre aux femmes une prise en charge psychologique, juridique et des formations professionnelles pour une réinsertion socio-économique. « C’est un travail délicat. Il ne s’agit pas de leur fournir uniquement un toit. On parle de femmes et d’enfants au parcours jonché de violences et qui vont devoir cohabiter ensemble. Il faut leur laisser une certaine liberté et veiller en même temps à leur sécurité. Les centres ne devraient pas être des prisons ou des lieux de rééducation », explique Fraouis.

Cependant, pour diriger convenablement ces centres, il faut du personnel qualifié, un financement important, une expérience en matière d’accompagnement de femmes violentées et de leurs enfants, et surtout un réel engagement pour cette cause, insiste Kennou. L’AFTURD gérait le centre de Sidi Thabet sous la tutelle du ministère de la Femme. Environ 300 mille dinars sont débloqués annuellement de la part du ministère pour sa gestion. « Une somme importante mais insuffisante. Pour lancer certaines activités, nous étions amenés à chercher d’autres financements », explique l’ancienne présidente de l’AFTURD. Comment des associations s’arrangent-elles pour trouver des ressources ? Sûrement pas en comptant totalement sur l’Etat.

L’ambivalence de l’Etat

A titre d’exemple, le ministère de la Femme s’est félicité de l’inauguration le 17 janvier d’un centre à Regueb suite à une convention avec l’association “La Voix d’Eve”, chargée de le gérer. Le ministère s’est engagé à lui fournir une subvention annuelle de gestion de 80 mille dinars.

« Cette somme couvrira à peine le loyer et l’alimentation des bénéficiaires », s’est exclamé Kannou. Le ministère se targue pourtant de l’ouverture de nouveaux centres. Leur nombre est passé de 2 au début de 2022 à 10 en janvier 2023.

Le ministère dit consacrer une enveloppe d’environ 12 millions de dinars pour les centres d’hébergement dans l’ensemble des gouvernorats, et ceci dans le cadre du plan de développement 2023-2025. Sauf qu’ils ne sont pas tous opérationnels et ne couvrent pas toutes les régions. Un constat confirmé par le rapport de Human Rights Watch de 2022, intitulé «  Il t’a frappée, et alors ? »

« En essayant d’orienter des femmes vers ces centres, on découvre qu’ils ne sont pas actifs. Certains n’ont pas d’argent ou de personnels qualifiés », explique Wafa Fraouis. La multiplication des centres seraient ainsi de la poudre aux yeux. « Il ne s’agit pas d’ouvrir des centres mais de les faire travailler. Cette prise en charge des femmes ne doit pas être prise à la légère, ni par les associations qui se vantent de gérer un centre, ni par le ministère de la femme », insiste Kennou. En l’occurrence, aucun cahier des charges commun ne régit les associations gérant ces centres, et leurs principes directeurs restent donc dans le flou, dénonce la directrice du centre de Beity.

Les visites de contrôles inopinées de la part du ministère seraient aussi très rares. L’ancienne superviseure du centre de Sidi Thabet parle d’une seule visite de contrôle durant 5 ans d’activité. Autre problème soulevé, l’Etat ne remplit pas ses engagements avec les associations sous tutelle. Pour le cas de l’AFTURD, l’association a dû débloquer 50 mille dinars de ses propres fonds en attendant le versement du ministère. Trois ans après, l’AFTURD n’a toujours pas été remboursée, selon une source de l’association, préférant garder son anonymat.

Dans ces conditions, le laisser-aller peut affecter ces centres qui risquent eux-mêmes de devenir des lieux de violences, alerte Fraouis. La résidence dans un centre devrait être provisoire. Tout un travail doit être accompli pour faciliter la sortie des femmes. Là aussi, la directrice du centre de Beity regrette l’absence de toute assistance de la part de l’Etat.

Pour Nager Araari, ancienne membre du bureau exécutif de l’AFTURD, l’Etat considère ces centres comme uniquement des foyers pour femmes, souligne-t-elle à Nawaat. « Or il ne s’agit pas juste d’héberger des femmes mais de faciliter aussi leur autonomisation », ajoute-t-elle.

Préparer les femmes à la sortie du centre requiert beaucoup de moyens. Mais selon Fraouis, l’Etat est démissionnaire. « Nous ne sommes pas soutenues par les pouvoirs publics. Ces femmes ne reçoivent aucune aide. Elles ne disposent pas de logement social, ni de la possibilité de circuler et encore moins de se soigner gratuitement. Comment une femme deviendrait-elle autonome en étant aussi démunie », déplore-t-elle.

Beity anticipe ces difficultés en préparant les femmes à l’autonomie à travers une assistance financière. Hana en a bénéficié. Elle a pu louer un appartement, s’acheter les produits de première nécessité. Mais depuis, elle a enchaîné les boulots précaires et elle croule désormais sous les dettes, raconte-t-elle. Cette fragilité pourrait pousser certaines femmes à renouer avec leur époux en absence d’alternatives, se désole la directrice du centre de Beity. Il faut de la volonté politique et une vision claire des pouvoirs publics pour y remédier, insistent Kennou et Fraouis. Pour cela, les centres d’hébergement ne devraient pas être l’objet d’opérations de communication étatique ou associative. Ils doivent se traduire par une vraie prise en charge des femmes menacées.