Il nous a fallu plusieurs détours pour retrouver Basset et Corinne sur leurs terres, à 13 km de Hajeb El Ayoun, au sud-ouest de Kairouan. Dans la zone, tous les chemins se ressemblent : terre sèche, nue et épaisse, et un silence quasi-désertique. Quelques habitations, ici et là, perdues dans l’immensité des plaines. Nous sommes au début du printemps, mais déjà un vent chaud balaie les sols arides et n’augure rien de bon. Pourtant, c’est ici que la famille Abassi a choisi de créer un centre de formation en permaculture. Il s’agit d’un ensemble de pratiques et de modes de pensée, développé et théorisé par Bill Mollison et David Holmgren en 1974, qui permet de concevoir des lieux de vie autosuffisants et respectueux de l’environnement.

Lorsque nous arrivons, les Abassi attendent une dizaine d’agriculteurs qui bénéficieront d’une initiation et d’un suivi en régénération des sols. Seuls deux viendront. « Ce n’est pas évident de les faire venir, je crois qu’on va faire du porte à porte. Et puis ça nous permettra de mieux comprendre les difficultés qu’ils rencontrent », note Basset. L’objectif est de former 15 à 30 agriculteurs et éleveurs de la région afin de développer une prise de conscience à l’échelle communautaire. « Il faut tout de même qu’à un moment on réalise qu’on ne peut pas régler les problèmes environnementaux seuls. On y arrivera qu’en entreprenant des actions collectives et en faisant évoluer les pratiques agricoles », explique-t-il.

Une ferme expérimentale

En novembre 2013, le couple achète une parcelle de 8 hectares où tout est à faire. Les 250 oliviers sont dégradés, les sols sont excessivement labourés, le puit n’est pas équipé et il n’y avait pas d’électricité.

« Nous avons commencé par planter des arbres pour former une haie avec des acacias et du hindi, puis nous avons travaillé le sol grâce à notre charrue de Keyline qui maximise l’utilisation des ressources en eau et favorise les processus naturels de régénération des sols », explique Corinne. Il a fallu également régler le problème de l’eau : « nous avons mis en place un système d’irrigation conventionnel en utilisant le forage de l’Etat mais en limitant au maximum son utilisation », poursuit-elle.

A l’occasion de chantiers participatifs débutés en 2016, plusieurs espaces voient le jour grâce à la technique de construction en Super Adobe qui consiste à remplir des sacs de terre et à les empiler les uns sur les autres. Le lieu dispose désormais d’un grand espace qui permet d’accueillir les participants aux formations, de sanitaires avec des toilettes sèches, de deux petits dômes qui font office d’ateliers, d’une grande terrasse et d’un dôme encore en chantier qui servira de cuisine extérieure. « Nous aurions aimé que ça aille plus vite, mais c’est cela aussi la permaculture, permettre à un lieu d’exister grâce à la collaboration de personnes venues offrir un coup de main à un moment donné », estime Corinne qui reconnaît ne pas avoir non plus les capacités financières pour faire appel à de la main d’œuvre.

Un groupe de jeunes traverse la terrasse où nous sommes installés. Il s’agit de volontaires venus d’horizons divers. « Nous accueillons régulièrement des bénévoles, nous les hébergeons et en échange ils nous aident dans les travaux de la ferme », se réjouit Corinne. C’est aussi inscrire le projet dans une dynamique collective globale et locale. « L’idée n’est pas de créer une bulle mais de s’ouvrir aux autres : aux agriculteurs du coin, aux étudiants en agronomie, aux étrangers de passage… à tous ceux qui sont susceptibles d’aider au développement de la permaculture », précise-t-elle. Régulièrement, des formations sont organisées sur leur terrain. Mais Corinne a aussi accompagné une vingtaine de projets en permaculture. « Ce sont des expériences différentes, avec des résultats très varié. Certains projets ont échoué, d’autres se développent. Mais ce qui est sûr, c’est que même sur un projet en permaculture, il faut avoir un mindset d’entrepreneur », reconnait-elle.

Premiers pas dans l’institutionnel

Du côté des institutions, des initiatives vers une approche alternative de l’agriculture commencent à éclore. C’est dans le cadre d’un programme avec la Direction Générale de l’Aménagement et de Conservation des terres agricoles (DGACAT) que l’Ombre du Palmier forme les agriculteurs de la région. Ils ont également formé une douzaine de formateurs de l’Agence de Vulgarisation et de Formation Agricole, ainsi que le personnel des CRDA de Siliana et du Kef dans le cadre d’une initiative portée par le Centre international de recherche agricole dans les zones arides. En outre, ils ont entamé un programme de formation d’une centaine de personnes, professeurs et étudiants de l’Institut d’Agronomie de Chott Meriem.

Autant d’initiatives, toutes très récentes, qui témoignent de l’intérêt grandissant pour la permaculture qui doucement, mais surement prend du galon. « C’était encore inimaginable il y a quelques années. Donc oui, c’est une victoire », note Corinne. Les filières agricoles ne proposent pas encore de cursus avec une approche alternative. Mais il y a une volonté des enseignants de repenser les techniques agricoles dans un contexte de réchauffement climatique. Plus qu’une véritable volonté politique, il s’agit davantage d’initiatives personnelles au sein des institutions ou l’intégration d’un programme financé par un bailleur de fond étranger comme c’est le cas du projet PROSOL mené par le DGACAT et co-financé par la GIZ. Et les périodes de sécheresse à répétitions et la pression sur les ressources naturelles, en particulier les sols et l’eau, ouvre le champ de la réflexion. « Il n’est plus possible de faire comme si l’agriculture conventionnelle n’était pas un désastre écologique », martèle Basset.

Souvent perçue comme une pratique amateure, la permaculture s’inscrit pourtant dans une démarche scientifique. Mais les préjugés ont parfois la vie dure. Les formations proposées ont-elles commencé à porter leurs fruits ? « C’est difficile de mesurer l’impact, c’est encore trop récent. Mais au cours de la formation, on a vu des agents très sceptiques évoluer », se souvient Corinne. L’Ecole Polytechnique de Sousse a également sollicité L’Ombre du Palmier pour former des étudiants à la technique écologique du Super Adobe dans sa dimension bâtie, mais aussi dans sa dimension humaine et sociale. Là aussi, il s’agit pour le couple Abassi d’un pas important, montrant que les expériences alternatives peuvent s’étendre à des groupes beaucoup plus larges. A Chott Meriem, un projet de parcelle en permaculture dont l’objectif est de mettre en pratique des techniques agricoles respectueuses de l’environnement a débuté. « La permaculture est une réponse aux crises actuelles », note Corinne. Et d’ajouter : « toutes ces initiatives venues de milieux a priori dubitatifs sur ces pratiques alternatives témoignent que les choses bougent, que les mentalités évoluent ».

L’heure du bilan

Au départ, en se lançant dans un projet de permaculture à Hajeb El Ayoun, Corinne et Basset pensaient plutôt attirer des néo-ruraux en quête d’un mode de vie plus résilient et proche de la nature. « On a mis du temps à comprendre que notre public allait être beaucoup plus divers », reconnait Corinne. Divers mais pas forcément nombreux. « On a dû réunir sur dix ans, une centaine de participants… ce n’est pas beaucoup ! », regrette la formatrice en permaculture. « Ça nous a amené à nous poser des questions sur notre modèle, notre entêtement à être financièrement autonome… Aujourd’hui, nous sommes en train de nous restructurer, de mieux nous positionner et d’avoir une meilleure communication », poursuit-elle. Et de conclure, ironiquement : « Nous sommes de très mauvais entrepreneurs ».

Pour Basset, l’urgence est dans le développement du lieu afin qu’il puisse parler de lui-même : « notre ferme ne prouve pas encore tout ce que la permaculture peut réaliser en termes de rentabilité et de productivité. Or c’est évidemment la première chose qu’un agriculteur va chercher », explique-t-il. « Même s’ils voient bien que nos oliviers souffrent moins que les leurs, nous devons prouver qu’il est possible de revenir à des techniques traditionnelles qui n’utilisent ni pesticides, ni ces tonnes de tuyaux… ». Un défi que la famille Abassi espère relever malgré toutes les barrières, notamment celles de la législation et des mentalités, qui freinent le développement des projets alternatifs. Leurs voisins agriculteurs, plutôt perplexes au début de l’aventure, viennent désormais régulièrement jeter un coup d’œil, poser des questions : « pas plus tard qu’hier, j’étais en train de broyer des branches d’acacias pour en faire du paillage. L’un de mes voisins a cherché à comprendre à quoi cela servait, comment ça fonctionnait… », raconte Basset.

Chaque rencontre est l’occasion d’échanger, de partager des expériences et de proposer des solutions concrètes. Association des cultures, purin d’ortie qui lutte contre les parasites, préservation des semences locales, ou encore compost : autant de pratiques audibles pour celui dont les mains portent les traces de son amour pour la terre. Face à un modèle agricole productiviste, aujourd’hui à bout de souffle, la permaculture ou l’agroécologie proposent une autre voie et s’ancrent dans des endroits aussi improbables qu’inattendus. A Hajeb El Ayoun, Basset et Corinne continuent de s’accrocher et espèrent voir des fermes autonomes éclore un peu partout dans le pays.