Cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi 58 de 2017 relative à l’élimination de la violence contre les femmes, les agressions dont sont victimes les femmes ne cessent de grimper. Pire : elles deviennent endémiques.
Depuis le début de l’année, 9 femmes ont été assassinées par leurs partenaires. Ces victimes s’ajoutent à la liste des 15 femmes tuées par leurs époux en 2022. Entre la législation et la réalité, l’écart est flagrant.
En un mois seulement, du 25 mars au 25 avril 2023, le numéro vert du ministère de la Femme a reçu 232 signalements dont 167 appels pour violences physiques et matérielles. La violence conjugale représente 81% de ces signalements, selon les statistiques du ministère de la Femme.
Ces chiffres ne reflètent pas l’ampleur de ce fléau, assène Monia Kari, ancienne directrice Générale de L’Observatoire National pour la Lutte contre la Violence à l’Egard des Femmes, juriste et membre de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), interviewée par Nawaat.
Une loi sans moyens financiers et sans volonté politique
Les manquements de l’Etat dans sa mise en application de la loi 58 se sont manifestés à travers cette flambée de la violence. « C’est les femmes qui en payent le prix », s’insurge Sara Medini, chargée des dossiers des femmes victimes de violence à l’association Aswat Nissa, dans une déclaration à Nawaat.
Considérée comme un acquis historique par les féministes, la loi 58 cristallise désormais l’absence d’une stratégie globale pour enrayer les violences faites aux femmes. Sa mise en œuvre piétine faute de volonté politique. Il en découle une insuffisante mobilisation de financements. « On ne peut pas engager les moyens pour appliquer une loi sans une volonté politique derrière », souligne la représentante d’Aswat Nissa.
Monia Kari estime, quant à elle, que la loi souffre d’un handicap originel. « Tout projet de loi devrait prévoir une ligne budgétaire pour son application. La loi est passée sans cette estimation », explique-t-elle.
Cette lacune n’a pas été rattrapée par la suite. « On ne s’est pas donné les moyens pour l’application de la loi », regrette la militante de l’ATFD. Les défaillances de l’Etat se manifestent dans les différents aspects de la loi, en l’occurrence la prévention, la protection, la prise en charge et la pénalisation.
Le ministère de la Femme a refusé, de son côté, de répondre à notre sollicitation pour évaluer la mise en application de la loi 58.
Une prévention boiteuse
La loi 58 consacre toute une section à la prévention de la violence. Elle prévoit, entre autres, la formation des intervenants. Ce programme a commencé à être mis en œuvre après l’entrée en vigueur de la loi. Mais depuis l’année 2020, l’engagement de l’Etat a fléchi, constate Sara Medini. Dans son rapport de 2021, le ministère de la Femme a énuméré les mesures prises pour appliquer ce volet de la loi, notamment la formation des fonctionnaires de l’Etat.
Monia Kari admet qu’il y a eu beaucoup d’argent injecté pour les formations. « Mais comment ont-elles été faites, par qui et à travers quels outils ? Il ne s’agit pas de former les gens en leur lisant tout simplement la loi. Il ne faut pas non plus élaborer des guides puis les garder dans les tiroirs. Il faut des formations pratiques et continues », plaide l’ancienne directrice de l’observatoire.
Visant à ancrer une culture juridique veillant à la bonne application de la loi 58, les formations « se sont avérées souvent inefficaces. Seules quelques personnes sont imprégnées par l’esprit de la loi et font des efforts individuels pour l’appliquer », déplore Kari.
La prévention passe par le changement des mentalités. Pour y parvenir, l’article 7 de ladite loi incombe aux ministères chargés de l’éducation, de l’enseignement supérieur, de la formation professionnelle, de la culture, de la santé, de la jeunesse, du sport, de l’enfance, de la femme et des affaires religieuses, la responsabilité d’élaborer des programmes introduisant l’éducation à l’égalité et à la lutte contre les violences dans leurs départements respectifs. Toutefois, le plus important dans ce volet, en l’occurrence, l’introduction de la loi dans les manuels scolaires et la sensibilisation au niveau du ministère des Affaires religieuses n’a pas été accompli, note Medini.
D’après la militante de l’ATFD, il n’y a pas de vision globale en matière de politique de prévention. Il s’agit plutôt d’actions sporadiques et occasionnelles coïncidant avec la journée internationale des droits des femmes le 8 mars, la journée de la femme le 13 août ou encore les 16 jours d’activisme contre la violence basée sur le genre, à l’égard des femmes et des filles entre le 25 novembre et le 10 décembre de chaque année. « On devrait consacrer un budget spécifique à la prévention dans chaque ministère concerné, puis veiller à son exécution et à son évolution. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui », souligne Monia Kari.
Les effets d’annonce
C’est aussi l’absence d’un budget qui explique les dysfonctionnements au niveau de l’Observatoire national de la lutte contre la violence à l’égard de la femme.
Ayant dirigé l’observatoire de 2020 à 2022, Monia Kari relate son expérience semée d’embûches à la tête de cette institution. « J’étais dépourvue de moyens humains et financiers pour la gérer. Concrètement, j’ai commencé à travailler avec 4 personnes seulement à mes côtés », déplore-t-elle.
Sous tutelle du ministère de la Femme, cet observatoire a été créé en vertu de la loi 58. Les fonctions qui lui sont attribuées sont nombreuses. L’observatoire est censé rendre, notamment, un rapport annuel sur son activité. « Il m’était impossible de rendre ce rapport avec si peu de ressources humaines et financières. J’étais sur tous les fronts », regrette Kari. Certaines administrations du ministère de la Femme ont rechigné à céder leurs prérogatives à l’observatoire. Censé veiller à la bonne application de la loi, cette institution est devenue un objet de lutte de pouvoir.
Des centres d’hébergement des femmes victimes des violences ont bel et bien été mis en place dans certaines régions. Mais comme dans le cas de l’observatoire, l’Etat n’a pas mobilisé suffisamment de fonds pour leur fonctionnement effectif.
On est passé de 2 centres au début de 2022 à 10 en janvier 2023, se félicite le ministère de la Femme. Toutefois, ces centres sous tutelle de ce ministère et gérés par des associations, n’ont pas assez de moyens pour accueillir des femmes, relève Monia Kari. Elle cite l’exemple du centre qui était géré par l’Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche sur le Développement (AFTURD). « Des gens n’ont pas été payés. L’association a dû chercher ses propres financements. Au final, ce centre a fermé durant plus d’an faute de moyens », dénonce-t-elle.
Outre le manque de moyens, ces centres sont mis en place de façon aléatoire, constate Sara Medini. Le lancement d’un centre ne doit pas être « un coup de buzz », lance-t-elle. Et de poursuivre : « Il doit y avoir toute une stratégie derrière, basée sur l’évaluation des besoins de chaque région ». Encore faut-il avoir des statistiques pour faire ce travail d’évaluation. Depuis 2011, il n’y a pas eu d’enquête nationale sur les violences faites aux femmes, fait remarquer la juriste.
Le ministère de la Femme avance donc à l’aveuglette, laissant inappliqués d’autres dispositifs de la loi relatifs à la protection et la prise en charge des victimes. Et les effets se font sentir sur le terrain. L’Etat peine à remplir son devoir de protection et de prise en charge immédiate des victimes de violence. Lenteur administrative et judiciaire et sous-estimation des répercussions des violences s’entremêlent.
« Le demande de protection formulée par la victime peut prendre 4 mois. L’Etat n’offre pas le conseil juridique aux victimes. Pourtant, c’est prévu par la loi. Le prononcé des jugements peut prendre beaucoup de temps : entre un an et deux pour les affaires relatives au harcèlement sexuel. Quant aux crimes sexuels, il faut attendre environ un an pour avoir le rapport du médecin légiste, étant donné qu’on a qu’un service de médecine légale, à savoir celui de l’hôpital Charles Nicolle », énumère la représentante d’Aswat Nissa. Ce sont autant de facteurs qui dissuadent la victime de porter plainte et favorisent l’impunité des agresseurs.
En face, le ministère de la Femme « se contente de publier des communiqués à l’occasion de chaque meurtre de femme. Et la présidence du gouvernement, encore moins la présidence de la République, ne daigne pas montrer de l’intérêt à cette question », s’insurge Sara Medini.
La désinvolture dans le traitement de la question de la violence se manifeste aussi dans le rapport qu’entretient le ministère de la Femme avec la société civile. « Il y a des associations considérées comme des alliées du ministère et celles devenues des ennemis publics », souligne Kari. Pourtant, beaucoup d’entre elles se substituent à l’Etat dans la prise en charge des victimes, « et ce sans bénéficier des subventions. Alors que la société civile n’a pas les moyens de l’Etat », note l’analyste politique à Aswat Nissa.
Pour espérer remédier à ces lacunes, Sarra Medini comme Monia Kari insistent sur la nécessité d’avoir une politique publique en la matière assortie d’un budget conséquent tenant compte de la question genre.
En attendant, le ministère de la Femme reste le parent pauvre de l’Etat avec un budget de 39.1 MDT pour 2023, bien loin des 191 MDT consacrés à l’institution de la présidence de la République.
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