Durant les seuls quatre premiers mois de l’année en cours, 300 naissances hors mariage ont été enregistrées en Tunisie, selon les données du ministère de la Femme et de l’Enfant, dévoilées le 12 mai. Et la tendance est nettement haussière. Ainsi, 868 enfants sont nés hors mariage en 2022, contre 802 en 2021 et 767 en 2020, d’après les statistiques des délégués à la protection de l’enfance.

Ballotés entre différents intervenants

A l’unité de vie de l’orphelinat Dar Essabil, les chambres d’enfants se démarquent par la gaieté de leurs murs colorés. Pourtant, la réalité des enfants qui y résident est bien plus triste : ce sont tous des bébés nés hors mariage.

Des jeunes femmes les bercent dans leurs bras. Elles ne sont pas leurs mères biologiques mais des nourrices, en blouses roses, chargées de s’en occuper. Les bébés sont répartis entre trois chambres. Leurs lits sont alignés. Certains y dorment paisiblement. Un seul d’entre eux, un petit garçon, debout sur son lit, agite son jouet. Il cherche du regard sa nourrice et éclate de rire face à ses mimiques et paroles joviales et affectueuses. Il a seulement 6 mois. C’est le plus âgé dans ce groupe de 14 nourrissons. Parmi eux, des bébés nés il y a deux jours. Ils viennent tout droit des hôpitaux.

Dans la plupart des cas, la mère biologique n’est pas en mesure de prendre en charge son enfant ou a pris la fuite après son accouchement, explique Nejiba Zouari, présidente de l’association La Voix de l’enfant de Mahdia, à Nawaat. Son organisation fait partie du réseau Amen enfance qui regroupe 13 organisations non-gouvernementales prenant en charge les enfants nés hors mariage à travers le pays.

Dès leur naissance, ces bébés sont éparpillés entre différentes structures étatiques et associatives. Certains sont gardés à l’Institut national de protection de l’enfance (INPE). D’autres sont envoyés par les délégués à la protection de l’enfance aux unités relevant des associations partenaires de l’Institut, et ce, à la suite d’une autorisation judiciaire octroyée par le juge de la famille.

Et ce n’est pas toujours facile de leur trouver un hébergement. « Nous venons d’accueillir quelques bébés de la maternité de Sousse. Ils sont restés quatre mois là-bas en attendant de leur dénicher des places dans une association. Leur état était lamentable », se désole la représentante de La voix de l’enfant.

Ce placement provisoire est censé durer trois mois. Le sort de l’enfant est tributaire de celui de sa mère. Cette dernière ne peut récupérer son enfant qu’après avoir régularisé sa situation.

Le sort du bébé suspendu à celui de sa mère

« Dans la plupart des cas, la famille de la mère n’est pas au courant de la grossesse de cette dernière. La mère célibataire souvent sans travail, a peur de se rendre chez sa famille », explique Yosra Mejri, assistante sociale à l’orphelinat Dar Essebil.

La naissance hors mariage enclenche plusieurs démarches selon la situation de chaque mère. Ainsi, une enquête policière est ouverte pour remonter jusqu’au père biologique présumé. Les intervenants associatifs et étatiques tentent également une médiation familiale afin de réintégrer la mère avec son enfant au sein de sa famille.

Travaillant sur la prévention de l’abandon de l’enfant, l’association Amel pour la famille et l’enfant prend en charge les mères célibataires dès leur grossesse. L’objectif étant de leur assurer un suivi psychologique et socio-professionnelle afin d’éviter qu’elles délaissent leurs bébés.

« Ce n’est pas toujours évident de convaincre une famille d’accueillir leur fille avec son enfant, ni de prouver la filiation d’un présumé père qui a disparu », explique Naima Jelassi, de l’association Amel à Nawaat.

Entre-temps, la mère célibataire est amenée de son côté à trouver un travail et un toit. Pour que le juge de la famille lui permette de récupérer son enfant, il faut que les rapports sociaux rédigés par les autorités compétentes attestent de son aptitude en ce sens.

Ces conditions sont difficilement remplies au bout de seulement trois mois. Le placement provisoire de trois mois se renouvelle ainsi jusqu’à atteindre deux années, fait savoir Yosra Mejri. A l’association La voix de l’enfant à Mahdia, la durée de séjour des nourrissons dans leurs unités de vie est en moyenne de huit mois. En revanche à l’INPE, ils peuvent rester jusqu’à 8 ans, précise Nejiba Zouari.  

Des enfants dans la précarité

Durant toute cette période, les nourrissons vivent loin de leurs mères. Ces dernières peuvent leur rendre visite. « Nous essayons toujours de garder un lien entre la mère et son enfant pour répondre au besoin affectif de ce dernier. Si les liens se disloquent, la mère risque aussi de finir par abandonner son bébé », insiste l’assistante sociale à Dar Essebil.

Garder un enfant dans une institution étatique ou associative est préjudiciable pour son développement psychologique et mental, déplore la présidente de La voix de l’enfant. « Les nourrices travaillant dans les unités de vie ne peuvent pas prendre en charge tous les enfants. C’est une sorte de maltraitance involontaire », souligne-t-elle. La situation est encore plus déplorable à l’INPE, relève-t-elle. Cet établissement accueille des centaines d’enfants.  

Un constat confirmé par Wafa Frawes, la directrice du centre de l’association Beity accueillant, entre autres des femmes célibataires et leurs enfants, interviewée par Nawaat. « L’INPE manque de moyens, notamment de personnel qualifié pour s’occuper convenablement des enfants. Résultat : ceux qui y sont manquent de repères et d’affection, et ont des troubles de comportement », poursuit Frawes.

Nejiba Zouari plaide pour la désinstitutionnalisation de la prise en charge des nourrissons nés hors mariage. Des études scientifiques ont démontré que le placement des nourrissons dans des familles d’accueil est davantage bénéfique, relève-t-elle. A Mahdia, cette option a commencé à être explorée avec succès. « On a bien vu que le bébé était bien plus épanoui. Malheureusement, il y a encore une certaine réticence de la part de certains délégués à la protection de l’enfance et des juges de la famille pour mettre en place ce programme », regrette-t-elle.

Pour prendre en charge convenablement les nourrissons, les associations comptent essentiellement sur leurs propres financements, notamment les dons. Les financements de l’Etat sont minimes. La subvention de l’Etat couvre à peine 5% du budget de l’association Amel. A Dar Essebil, elle atteint environ 20%. Quant à La voix de l’enfant de Mahdia, elle avoisine 25% de leur financement.

La précarité de l’enfant ne s’arrête pas au stade du placement provisoire. La mère peut récupérer son enfant après la régularisation de sa situation juridique et sociale. Mais une fois que c’est fait, elle est livrée à elle-même, dénonce Frawes. « Il n’y a pas suffisamment de suivi pour s’assurer de sa stabilité et de sa capacité à élever son enfant. Le seul lien qu’elle garde avec l’Etat est la possibilité d’aller se procurer du lait maternel et des couches une fois par mois auprès de l’INPE ».

D’autres mères, notamment les mineures, finissent par abandonner leur bébé, fait savoir Naima Jelassi de l’association Amel. Nejiba Zouari évoque 70% de cas d’abandon. Dans ce sens la directrice de Beity dénonce « la pression » exercée sur les mères célibataires pour garder leurs enfants malgré leur incapacité à les prendre en charge, notamment dans les cas d’enfants nés d’un viol, se désole-t-elle.

Pour que le juge de la famille statue sur un abandon définitif de l’enfant, il faut attendre parfois jusqu’à trois ans. « La régularisation de la situation de la mère s’avère souvent compliquée. Devant le juge de la famille, certaines mamans ont du mal à exprimer clairement leur volonté d’abandonner leur bébé », relève la représentante de La voix de l’enfant.

Entre temps, le sort de l’enfant reste suspendu à la décision de l’abandon définitif, ce qui retarde le processus de son adoption. Car une fois l’abandon acté, les enfants sont transférés à l’INPE en vue d’une adoption ou d’une kafala. Certains sont placés dans les villages de SOS, où les attend un nouveau calvaire.