« Je regrette vraiment que la population de requins ait été décimée à cause du (…) film ». Ainsi s’exprimait le réalisateur Steven Spielberg, dans une interview donnée à la BBC en 2022, à propos de son film Les Dents de la mer (1975). Un mea culpa qui en dit long sur cette œuvre où l’image de prédateur assoiffé de sang a définitivement collé au requin, alors que ce poisson est, paradoxalement, en voie de disparition dans plusieurs régions du monde. Le 8 juin 2023, cet imaginaire de pacotille a été réactivé à cause d’une vidéo filmée en Egypte, au bord de la mer morte, où un baigneur se faisait attaquer par un requin.

Depuis cette mort atroce, l’hystérie collective en Tunisie a pris une ampleur inquiétante.

L’emballement sur les réseaux sociaux

Quelques jours après l’attaque, ont circulé sur la toile des vidéos où l’on voyait des requins se faire massacrer à coup de bâton, dans des sortes d’expéditions punitives où l’on se défoulait sur « le monstre » échoué sur les côtes. Dans deux d’entre elles, particulièrement cruelles, on pouvait voir une foule attaquer un requin bleu, « Zargaya », une espèce inoffensive pour l’homme, qui se nourrit essentiellement de poissons et de crustacés.

« Des gens frappent inutilement un animal qui agonise. C’est horrible, déplore Sami Mhenni, ingénieur en chef en sciences de la mer et président fondateur de Houtiyat, une association d’étude et de recherche sur les poissons. J’ai même vu certains crier « Allah Akbar », avant de frapper. Pour arriver à faire cela, ces gens ont emmagasiné beaucoup de peurs et de fantasmes ».

Et pour cause ! Les vidéos insoutenables, en circulant à une vitesse folle, libèrent un déchainement de violence, malgré une ignorance totale de la variété des espèces et des milieux marins. Le 14 juin, Tunsea, une association de vulgarisation des données sur la biologie marine, est montée au créneau pour dénoncer une culture du buzz. Et de rappeler que « nous n’avons observé jusqu’à présent aucune blessure ou mort en Tunisie, due à un requin » et « que la mer rouge, où s’est passée l’attaque du touriste russe, n’a pas les mêmes caractéristiques que la mer méditerranée ».

Sami Mhenni, très actif sur les réseaux sociaux, où il communique régulièrement avec les internautes, constate qu’il y a eu un grand nombre de fake news dans cette affaire. « Tout n’était pas vrai dans ce que les gens ont partagé, avec des commentaires alarmants. Il y a eu des photos anciennes. Il y a eu des vidéos filmées dans d’autres régions du monde, et même des photos montées », explique-t-il.

Dans la foulée de ces rumeurs persistantes, une instagrameuse a osé faire une pub mensongère pour un « beach bar » situé sur la plage de Sidi Ali Mekki, à 6 kilomètres à l’est du village de Ghar El Melh, dans le gouvernorat de Bizerte, en surfant sur la phobie du moment. « Venez vous baigner ici, en toute sécurité ! Ils ont versé un produit dans la mer pour empêcher les requins de s’approcher ! », a-t-elle clamé.

Le requin, un animal en sursis

Pourtant, au cours de ces derniers mois, aucune augmentation du nombre de requins n’a été enregistrée en Tunisie où vivent environ 40 espèces de requins. Au contraire, certains rapports préviennent contre une extinction massive due à la pollution plastique, à la surpêche et à la pêche illégale. Le fait que la Tunisie soit l’un des plus grands pécheurs de requins en méditerranée (4161 tonnes en 2019) nous rappelle, au passage, que ceux qui en ont peur n’en sont pas dégoutés lorsqu’ils les trouvent dans leurs assiettes. En 2019 déjà, le Fond mondial pour la nature (WWF) classait 20 espèces en « danger critique d’extinction ». Une disparition d’autant plus imminente que l’animal ne se reproduit pas assez rapidement.

« Je pense que, pour croire à toutes ces bêtises, beaucoup de Tunisiens ne connaissent pas la mer et les véritables enjeux qui s’y jouent. En fait, ce qui est en recrudescence, ce n’est pas le nombre de requins. C’est le partage sur les réseaux sociaux », commente Mhenni.

Tout cela n’empêche pas les requins, vivant habituellement dans les eaux profondes, de s’aventurer sur les côtes où s’agglutinent les baigneurs en période estivale. Plusieurs hypothèses expliquent, selon Sami Mhenni, ce comportement. D’abord l’élevage et la pêche au thon, un poisson dont plusieurs espèces de requin raffolent. « Des requins sont attirés par les cages d’engraissement de thon. Les thons qui meurent sont jetés à la mer. Et cela attire les requins vers les côtes », explique-t-il.

Le président de Houtiyet cite également le transport de bétail par bateaux, où le voyage se révèle parfois périlleux pour des milliers d’animaux comme les moutons :

Depuis les bateaux, on jette parfois à la mer les animaux morts, pendant le trajet. Et ça attire les requins affamés.

« Délit de faciès »

Quoi qu’il en soit, la disparition de ce poisson vieux de 400 millions d’années constituerait une catastrophe pour l’écosystème méditerranéen, comme le montre une vidéo publiée par WWF France, jouant sur le thème musical angoissant que John Williams avait composé pour Les Dents de la mer.

« Le monde serait-il meilleur sans requins ?, peut-on lire dans cette vidéo. Ils nous effraient depuis toujours. Et nous avons tout fait pour les décimer. Nous en tuons 100 millions par an (…) Les requins régulent la chaîne trophique et assurent l’équilibre de l’écosystème. Les coraux ont besoin de petits poissons pour manger les algues qui les fragilisent. Et les requins protègent ces poissons, en se nourrissant de gros poisson prédateurs. Sans les requins, trop de poissons dévoreraient les espèces mangeuses d’algues (…) Malgré leur apparence hostile, impossible d’imaginer les océans sans requins ».

Citant, lui aussi, Les Dents de la mer comme une œuvre ayant largement amplifié la phobie des requins, Sami Mhenni parle d’un « délit de faciès » dû à la forme menaçante de ces créatures trop méconnues.

C’est son apparence qui lui vaut d’être chassé partout. Pas seulement en Tunisie, mais dans le monde entier. Pourtant, il y a des animaux qui paraissent mignons mais qui sont tout aussi dangereux que le requin. Le dauphin, par exemple, est un animal sauvage qui peut avoir des réactions imprévisibles envers l’être humain. Exactement comme le requin.