Dans le panorama que nous offrent les hauteurs de Jebel Sidi Amor, on peut apercevoir, en contre-bas, la ville de Raoued écrasée par un soleil de plomb. A l’ouest, le mausolée de Sidi Amor Boukhtiwa, encore visité de nos jours, surplombe ce chaos urbanistique. On dit que ce saint originaire du Maroc, ayant prêté son nom à ce lieu-dit, avait le pouvoir de faire pousser la verdure et les récoltes en période de sécheresse. Or en cette chaude matinée du 6 juillet, où la température culmine à 39 degrés, on préfère penser que le miracle écologique s’est déporté vers le Groupement de Développement Agricole (GDA). Depuis le 2 juillet, des gens se démènent sur ce flanc de colline, avec une vitalité étonnante, pour expérimenter l’avenir de nos habitats à l’ère du dérèglement climatique.

Contester les lobbies de la construction

Un atelier d’écoconstruction organisé à 3 kilomètres à peine d’une ville quadrillée par les usines et limitée par une mer tellement polluée qu’elle a été interdite à la baignade cet été. Dans cette banlieue délaissée, à 15 kilomètres de Tunis, « écoconstruction » pourrait être un mot barbare renvoyant à une activité pour riches désœuvrés.

Mais au vu des chiffres, on peut comprendre que ce concept soit d’actualité. De fait, le secteur du bâtiment est aujourd’hui le deuxième secteur le plus polluant en Tunisie. Principaux responsables : les usines de production des matériaux comme les briques et le ciment. Puis viennent les chantiers, très énergivores, notamment durant l’étape du transport des matériaux. Dans le monde, ce secteur a représenté 37% d’émission de CO2 en 2021, selon les Nations Unies.

Pourtant les constructions en terre, considérées aujourd’hui comme écologiques, étaient encore pratiquées dans les années 1950 en Tunisie. C’est seulement à partir de l’indépendance que les briques et le ciment ont envahi les chantiers. Ils ont remplacé les produits traditionnels, dans un contexte politique de modernisation. Eya Saied, architecte et doctorante, nous fait visiter ce refuge à mi-chemin entre le jardin des plantes, le chantier et le laboratoire à ciel ouvert. Cette trentenaire, dont la thèse porte sur l’architecture de terre en Tunisie, dit être devenue membre active de cet atelier annuel, depuis qu’elle est tombée amoureuse du matériau, il y a une dizaine d’années, lors d’une formation qu’elle avait suivie ici.

A l’époque de Bourguiba, on a carrément interdit aux artisans de construire en terre, explique-t-elle. Maintenant, l’Etat devrait faire un travail pour qu’on retrouve ce savoir-faire perdu.

Mais les choses vont trop lentement, selon elle. Sous l’influence de certains lobbies, l’Etat rechignerait à déterrer ce patrimoine architectural englouti. Précisément, Eya, comme certains membres du GDA interviewés, accuse les cimenteries, les briqueteries et des entrepreneurs de faire barrage à l’adaptation écologique, dans le but de préserver leurs intérêts économiques.

« On utilise les briques et le ciment, parce qu’il y a une volonté de vendre ces matériaux. Aujourd’hui, la rupture avec ces lobbies est apparue sous la bannière écologique. Mais il faudrait que l’Etat suive, notamment sur les chantiers publics ».

Un savoir-faire à transmettre

Autre constatation : ici on aime former les jeunes. L’Ecole nationale d’architecture et d’urbanisme (ENAU) a envoyé un groupe pour apprendre, jusqu’au 21 juillet. L’objectif étant de pratiquer la construction comme des artisans. Et surtout comme des artisanes, puisque 80% des participants sont des filles.

« Ici on peut toucher la matière. Ça nous change des cours théoriques », lance une étudiante plongée dans la construction de l’arc d’une grande maison.

Former une jeune génération supposée bâtir les habitats du futur est un geste d’autant plus urgent que les températures, en s’affolant, exigent une adaptation dans nos modes d’habitation. Thierry Wallraf était chef de chantier dans les monuments historiques de France. Aujourd’hui, il a tout laissé tomber, happé par Sidi Amor où il inculque avec ferveur son savoir-faire, parfois en langue tunisienne, tout en réfléchissant sur le futur en langue française. Pour lui, c’est l’aspect « autonomie » qu’il faut mettre en avant pour convaincre le plus grand nombre :

L’écoconstruction est plus chère que la construction conventionnelle, avoue-t-il lors d’une pause. Mais en utilisant des matériaux qui existent sur place, on fait des économies sur le transport des marchandises. Cela a aussi un impact sur le long terme, notamment au niveau de la climatisation et du chauffage qui sont moins utilisés. Pensez aux maisons de la médina, qui se rafraichissent l’été et se réchauffent l’hiver, de façon naturelle.

Non loin de là, un groupe s’affaire autour d’une machine de construction de briques en terre compressée qui vient de tomber en panne. Thierry Wallraf, qui avait assemblé cette machine manuellement, intervient en urgence pour la réparer. Quelques minutes plus tard, elle fonctionne de nouveau et le travail peut reprendre, sous les cris amusés des étudiants.

Derrière le chantier sont entassées des centaines de briques fabriquées par les participants, prêtes à l’utilisation. Youssef Jebali, formateur volubile, animé par une passion communicative, nous donne le secret de la construction, d’une simplicité consternante.

« Creuser une fondation. Récupérer la terre. Et construire avec cette terre. C’est l’une des plus vieilles méthodes de construction de l’humanité !», explique-t-il en nous emmenant voir des maisons finies, assez imposantes.

Une administration qui manque d’anticipation

Cet atelier annuel est le fruit d’un long parcours. Il y a 18 ans, le statut hybride de ce terrain totalisant 7 hectares, entre forêt et terre agricole, posait problème. Les difficultés avaient commencé sous le régime de Ben Ali. Les propriétaires, en unissant leurs parcelles de terre sur cette zone oubliée, étaient considérés par les autorités comme des gens suspects, voire même des illuminés.

« Des personnes isolées dans la montagne qui font des choses hors circuit, c’était louche, se souvient Youssef Jebali. On ne nous laissait rien faire, alors que la forêt était malade, sale, très mal entretenue, propice aux incendies. Nous avons commencé par nettoyer. Des semaines de nettoyage, avant de commencer le vrai travail ».

Le groupe s’est également heurté à de graves problèmes dus à une politique publique catastrophique, comme ce bassin de stockage d’eaux usées de l’ONAS qui polluait la zone.

Youssef Jebali : « A cause de cette pollution, les agriculteurs de la région étaient en rupture totale avec les représentants de l’Etat. Nous avons travaillé à résoudre ce problème, en transformant ces eaux usées en eau d’irrigation, grâce à un système que nous avons mis en place ».

A l’issue de cette expérience mouvementée, Youssef Jebali ne peut s’empêcher de déplorer que « les pouvoirs publics ne croient pas dans les projets des jeunes ». Cette constatation est d’ailleurs valable pour tous les gouvernements qui se sont succédé après la révolution.

Dans la bouche de ce membre fondateur, un nom revient comme celui d’un personnage clé dans cette aventure : Taieb Ben Miled. A l’origine, ce pneumologue très sollicité mais toujours affable, était étranger à la construction, même s’il a constaté, en pratiquant son métier, un rapport étroit entre les maladies respiratoires et la qualité des habitats. Ce serait lui qui aurait su mobiliser les troupes, à chaque fois que les choses devenaient difficiles.

« En 2010, on a réussi à créer le statut GDA, témoigne-t-il, dès qu’il trouve le temps de nous accorder un entretien. Les organismes scientifiques se sont intéressés à nous, grâce à notre travail. Petit à petit, nous avons fait des conventions avec des universités tunisiennes et internationales. Des professeurs universitaires nous ont soutenus. A l’étranger, nous nous sommes associés avec l’institut d’Auroville en Inde et l’université de Grenoble en France, pour faire des recherches scientifiques. Nous avons même fait participer des jeunes des quartiers avoisinants. Maintenant, les autorités nous regardent d’un autre œi l».

Quand l’inertie des pouvoirs publics persiste

Après le temps de la méfiance, est donc venu le temps de la coopération. Mais les pouvoirs publics sont-ils sincères avec cette structure qui a pris une envergure étonnante ? Le 15 juillet, un colloque-débat organisé par la GDA à la Cité des sciences, à Tunis, plaidait pour « une mobilisation sociétale ». Entre les lignes, l’enjeu était que l’Etat s’active. Sont présents des scouts tunisiennes censées travailler à l’aménagement d’un parc avoisinant, le recteur d’une université chinoise, un représentant des Nations Unies, des architectes, des étudiants… Enfin une incroyable diversité de profils, charriés par le GDA au fil de son aventure. Une représentante du ministère de l’Environnement, ainsi qu’une autre du ministère de l’Equipement et de l’Habitat, prennent la parole pour exposer la vision officielle de l’Etat sur l’architecture durable. Leurs discours sont positifs mais timorés.

« Ils expriment en tout cas, et très clairement, une attitude plus engagée et un soutien franc à l’initiative écocitoyenne impulsée par le GDA », nuance Taieb Ben Miled avec diplomatie.

Quoi qu’il soit, face à un Etat qui manque de moyens, le miracle à Sidi Amor pourrait émaner, avant tout, de l’action citoyenne.