Le duo formé par la cinéaste tunisienne Yosr Gasmi, et le réalisateur italien Mauro Mazzocchi revient avec un nouveau long métrage documentaire: «Géologie de la séparation». Et pour l’occasion, les deux réalisateurs nous offrent une œuvre esthétiquement radicale, poétique et proche de l’essai. Le film a été sélectionné à la Compétition Tiger de l’IFFR, au FID Marseille. Il a été primé au festival Gabes Cinéma Fen, et a remporté le prix Docpoint Award 2023 au Biografilm Festival Italia.

Ikbal Zalila et les réalisateurs de “Géologie de la séparation”, Yosr Gasmi et Maurro Mazzocchi lors de la 5ème édition du festival Gabes Cinéma Fen

«Géologie de la séparation» suit Abderrahmane qui a fui la guerre civile en Libye en 2014, et Laly, originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest. Le documentaire en noir et blanc de 153 minutes s’ouvre sur un couloir dans un centre de détention de migrants, également qualifié de centre d’accueil. La vérité de l’image réduit les appellations à l’obsolescence. Sur l’écran apparaissent des individus filmés par des caméras de surveillance, rappelés à l’ordre, condamnés à l’attente dans l’antichambre de l’errance.  

Abderrahmane et Laly sont comme Vladimir et Estragon, les personnages d’En attendant Godot de Beckett. Ils n’attendent en effet que la réponse du juge pour mettre fin à une existence dépourvue de sens. Laly fait de son mieux pour convaincre les autorités italiennes de lui accorder le statut de réfugié. Il apprend l’italien en regardant des tutoriels sur internet. Abderrahmane est plus vif, plus en colère, bouillonnant. Il encaisse les questions qu’on lui rabâche car il ne sait pas raconter les choses comme il faut. Il y a une manière de raconter, mais la sienne ne convainc pas l’administration italienne. La question est : comment raconter la guerre ? Comment raconter la menace ? Il doit l’écrire. L’entrevue entre Abderrahmane et la voix qui l’interroge est interrompue par une autre voix italienne réclamant une tapette à mouches. La vie des autres et des mouches continue, tandis que celle d’Abderrahmane est en suspens.

Le film est structuré en chapitres, en couches dans lesquelles on plonge pour découvrir une histoire qui remonte à des millions d’années, à ce moment originel de la Pangée, le continent unique, le monde sans séparation. C’est là que réside l’approche géologique : remonter l’histoire du monde moderne qui n’a cessé depuis la naissance des frontières d’engendrer des errants et des exilés.

Questions d’intégration

Laly lit le courrier – écrit en italien- envoyé par le juge pour lui annoncer la décision de la commission. Face caméra, il lit chaque mot, chaque chiffre, chaque lettre qui le rejette. Selon la cour, Laly n’a démontré « aucun élément qui témoignerait d’un programme de vie acceptable ». Il doit partir.

On le voit marcher à travers Paris, capuche sur la tête et un sac sur le dos. Il marche dans la société des maîtres qui refuse l’altérité et nie celle qui la fonde par la même occasion. Laly c’est Aimé Césaire qui décrit l’exil ainsi ; « J’habite l’embâcle, j’habite la débâcle, à vrai dire je ne sais mon adresse exacte ».

Un agent du centre interroge les migrants noirs et Abderrahmane, le seul Arabe. Il leur demande : « quand vous cherchez du travail, demandez-vous d’abord combien vous allez gagner ? » Ils acquiescent à cette question absurde et écoutent attentivement les explications du patron du jour, un Italien. La tâche qui leur est assignée consiste à nettoyer une terre peuplée d’arbres sublimes sous un soleil de plomb. Et surtout, ils ne doivent pas s’attendre à être payés. Il faut « se faire remarquer » leur conseille le patron. Abderrahmane ramasse les branches mortes et sa voix en off résonne ; « Des larmes à qui saura me les prêter. Les miennes ont désormais séché…O patrie ».

Le ciel, les montagnes, les ruisseaux. Époustouflants paysages que les réalisateurs transforment en cartographie de l’errance. Pas plus que les protagonistes, nous ne savons pas où nous sommes, ni comment nous sommes arrivés là, ni ce qui se passe exactement.

Nous sommes engloutis par une lourdeur incompréhensible, par un profond sentiment de perte et d’inutilité du temps et de l’espace, tout en étant alourdis par des sacs de souvenirs et de vieux visages qui ne sont plus ni chaleureux ni froids. Ils existent simplement concrètement aux côtés de la réalité d’un présent perdu.