Sur la piste de danse, une fille et un garçon, âgés d’une vingtaine d’années, bougent mollement en remuant la tête. Ils portent des lunettes de soleil en pleine nuit. Sous l’effet de l’ecstasy, les pupilles se dilatent, rendant les yeux sensibles à la lumière. Les oreilles, elles, deviennent plus réceptives aux sons de la musique électronique.

C’est une soirée techno, dans une boite de nuit à Gammarth, dans la banlieue nord de Tunis. Et c’est à un rythme quasi-hebdomadaire que ce genre de soirée est organisé dans notre pays. Et lors de ces événements, la musique techno semble aller désormais de pair avec un usage banalisé de l’ecstasy.

« En Tunisie, la consommation d’ecstasy et autres substances apparentées qu’on appelle « nouvelles drogues » a doublé entre 2017 et 2021. Elle a été multipliée par sept entre 2013 et 2017 chez les adolescents âgés de 15 à 17 ans », alerte Nabil Ben Salah, le président de la Société Tunisienne d’Addictologie (STADD), dans une interview à Nawaat.

 Ces chiffres proviennent des trois enquêtes nationales réalisées en 2013, 2017 et 2021 par le ministère de la Santé et le groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants. Celle de 2021, dont les résultats ont été publiés en 2023, a été effectuée auprès de 7565 élèves scolarisés dans des établissements publics et privés répartis sur 24 gouvernorats.

Une foule extasiée

En ce vendredi 14 juillet, cette soirée techno s’annonce plutôt calme. L’évènement, annoncé pour 21h sur Facebook, n’a pas attiré la foule jusqu’à 23h. Des jeunes gens sont sagement attablés, en train de siroter des bières bien à l’écart de la piste de danse.

Mais à partir de 23h, les gens affluent. Les agents de sécurité fouillent brièvement les fêtards. Le premier set d’un DJ attire de plus en plus de personnes vers la piste de danse.

Caractérisée par un rythme rapide et des sonorités électroniques, la musique techno envoûte la foule. La basse résonne très fort. Le jeu de lumières vives et saccadées dynamise les danseurs. De plus en plus de personnes portent désormais des lunettes de soleil. Signes qui ne trompent pas, beaucoup tiennent une bouteille d’eau à la main pour éviter la déshydratation, et mâchent un chewing-gum afin de prévenir la contraction de la mâchoire. Ce sont les effets secondaires les plus criants de la prise d’ecstasy.

Appelée « la drogue de l’amour » par ses consommateurs, l’ecstasy est une drogue psychoactive contenant de la MDM, une molécule de la famille des amphétamines. Vendue généralement sous forme de pilules multicolores, elle a l’air plutôt inoffensive.

 « Cette drogue provoque une libération importante de sérotonine dans le cerveau. Cette substance est responsable de la régulation de l’humeur, de l’énergie et de l’appétit. Elle engendre un sentiment de bien-être, de l’euphorie et de l’empathie envers les autres », explique docteur Ben Salah.

Il est minuit, les tables se vident. La foule, attroupée sur la piste de danse, est déchainée. Les mouvements de danse sont plutôt répétitifs.  Les corps paraissent épileptiques, en état de transe. Les sourires sont béats.

Accès facile à la drogue

La consommation de l’ecstasy se fait essentiellement par voie orale. Le comprimé contient une dose de substances psychoactives très variable. Il coûte entre 20 et 40 dinars, indique Zied, 25 ans.

Le jeune homme se présente comme étant un consommateur occasionnel de ce produit. Encore étudiant, il est attiré par cette drogue parce qu’elle a un effet rapide et revient moins chère par rapport à la consommation de l’alcool. L’ecstasy commence à faire son effet après environ une heure de sa prise.

« Pour acheter une bière, il faut compter au moins huit dinars. Pour un léger état d’exaltation, il faut en boire au moins six. L’ecstasy est bien plus économique et efficace pour atteindre un certain niveau d’excitation », confie-t-il.

Pour rentabiliser ces évènements, dont les habitués ne paraissent pas particulièrement portés vers la consommation d’alcool, les gérants des boites de nuit monnayent le droit d’entrée. Lors de cette soirée à Gammarth, les tickets d’entrée vont de 40 à 60 dinars en cas de payement en ligne. Alors qu’il faut débourser 80 dinars si on veut payer son ticket sur place.

Ces prix ne semblent pas dissuasifs pour les amateurs des soirées technos. « Je vois des jeunes gens venir dans presque toutes les soirées. Ils n’ont pas l’air friqués. Je me demande comment ils font pour se permettre une telle dépense hebdomadaire », s’interroge Karima, 27 ans, une adepte de ces évènements.

Aux alentours de la piste de danse, deux jeunes hommes se reposent. L’un d’eux est défoncé. L’autre dit ne pas encore l’être. La soirée s’achève le lendemain à 4h du matin. Pour tenir, il faut prendre une autre dose d’ecstasy, lui suggère-t-on. « Ne t’inquiète pas. On en trouvera », assure-t-il.

Les dealers sont discrets. On est souvent bien loin de l’image de délinquants marginaux. « Ils ont l’air clean. Certains ont un boulot. On trouve parmi eux de très jeunes gens », fait savoir Zied.

La relative facilité à se procurer cette substance est attestée par l’enquête précitée. L’ecstasy a été jugée facile d’accès par 6,5% des jeunes interrogés âgés de 15 à 17 ans (10,2% des garçons et 4% des filles).

La terrible descente

L’ambiance bon enfant de la soirée cache des facettes peu reluisantes. A l’écart de la foule, une jeune femme est assise seule à une table, la tête affalée sur ses bras. Baignant dans sa transpiration, elle a manifestement fait un malaise. La bouteille d’eau vide posée à proximité laisse penser qu’il s’agit de déshydratation. Elle est restée ainsi un bon quart d’heure. « Ça ira », murmure-t-elle. Aux toilettes réservées aux filles, une jeune femme vomit ses tripes.

Parmi les effets néfastes de la consommation de l’ecstasy, figurent l’augmentation de la température du corps, la déshydratation, une accélération du rythme cardiaque ou encore des crampes musculaires.

« Chez certaines personnes ou dans des endroits peu aérés, ces symptômes peuvent virer au drame en engendrant des convulsions, des accidents vasculaires cérébraux ou une insuffisance rénale, entrainant une mort subite », explique l’addictologue. Et les conséquences dramatiques ne sont pas uniquement physiques. Dans le jargon des consommateurs, le « bad trip » désigne une expérience traumatisante liée à la consommation de drogues. « La prise de l’ecstasy provoque chez certaines personnes un état d’anxiété, d’irritabilité. Elles peuvent devenir violentes envers elles-mêmes ou envers les autres », ajoute le spécialiste.

Ces symptômes ont été constatés par Sana, 30 ans, dentiste. Durant environ deux années, elle était une consommatrice régulière de l’ecstasy. Elle en prenait presque toutes les semaines. « Mais en étant toujours bien entourée et dans un espace safe (sécurisant) », avance-t-elle. « Sous l’effet de la substance, tu es vulnérable, dans un état second. Si ça déborde, il faut qu’il y ait des personnes de confiance pour te prendre en charge. Dans ces fêtes, certaines filles ont été victimes d’agressions sexuelles. J’ai vu une amie devenir parano sous l’effet de l’ecstasy ».

Ces effets pernicieux apparaissent également lors de la disparition du côté planant et excitant engendré par la substance quelques heures après sa prise. Chez certains, l’atterrissage peut s’avérer rude. Des troubles neuropsychiatriques comme la nausée, la déprime ou l’angoisse apparaissent et peuvent durer quelques jours, explique docteur Ben Salah.

Et le risque d’addiction en cas d’usage régulier est bien réel. « La tolérance à l’ecstasy se manifeste rapidement. Le consommateur augmente ainsi à chaque fois la dose pour parvenir aux effets escomptés », souligne le représentant de la STADD.

La recrudescence de l’usage des drogues, dont l’ecstasy, inquiète les médecins. Dans les trois enquêtés précitées, ils ont tiré la sonnette d’alarme sur ce problème de santé publique, appelant à réaliser des enquêtes épidémiologiques auprès de l’ensemble de la population pour mesurer l’ampleur du phénomène. Leur appel a été finalement pris au sérieux par les autorités, se félicite Nabil Ben Salah.

Une enquête sur la consommation des drogues auprès de la population générale sera entamée prochainement, annonce-t-il. « Pendant longtemps et jusqu’à récemment, on nous disait que la Tunisie est seulement un pays de transit des drogues et non pas de consommation, et ce, malgré nos alertes », souligne-t-il.

La saisie régulière d’ecstasy par les autorités témoigne de l’importance du marché local. Contactés par Nawaat, les services de la douane révèlent que 475 mille 884 comprimés de drogues synthétiques, dont l’ecstasy, ont été saisis depuis le début de l’année 2023.