De nombreux puits d’hydrocarbures parsèment le sud tunisien, notamment dans les environs de Kebili, et jusqu’à Douz. Certes, la zone est davantage connue pour ses attraits touristiques, avec son festival international du Sahara, et le lac salé du Chott el Djerid, aire protégée et destination prisée, au beau milieu d’un paysage désertique. Mais c’est bien ici qu’opèrent les compagnies pétrolières Perenco et Serinus. D’ailleurs, leurs activités ont été interrompues à plusieurs reprises par des grèves et sit-ins, menés par la société civile locale. Depuis 2012, des activistes revendiquent en effet un meilleur suivi social et environnemental des deux sociétés étrangères exploitant le sous-sol tunisien.
En 2017, une série de protestations s’était soldée à Kebili par la signature d’un accord en 114 points avec la société civile, tandis que ces sites d’extraction ont été classés “zones militaires”, interdisant ainsi toute tentative de contestation, et tout suivi des activités des sociétés pétro gazières dans la région.
Après la discrète Perenco – récemment assignée en justice en France par les associations Sherpa et Amis de la Terre pour ses activités en République Démocratique du Congo – et ses exploitations d’hydrocarbures dits non-conventionnels en l’absence de tout cadre légal, c’est au tour de la société Serinus d’être mise en cause.
Enregistrée dans le paradis fiscal de Jersey, la société contrôle l’opérateur tunisien Winstar, en charge de l’exploitation du champ de Sabria, à Kebili – licence voisine de Perenco dont les pratiques extractives sont tout aussi discutables.
Serinus: “petite entreprise” d’un géant polonais de l’énergie
En 2013, la société Serinus Energy obtient deux prêts d’un montant total de 60 millions d’euros de la part de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), en vue de l’exploitation des champs pétroliers de Sabria, Ech Chouech et Chouech Essaida, dans le sud tunisien[1].
Le prêt est accordé en dépit d’une abstention initiale lors du vote de son financement par les banques de développement liées à la BERD. Une abstention alors motivée par “l’absence d’étude d’impact environnemental” pour le projet de Serinus en Tunisie[2].
Le prêt est alors justifié par la BERD comme un soutien “au développement d’une petite entreprise indépendante en Tunisie, où les entreprises publiques dominent encore la production d’hydrocarbures”. Pourtant, Serinus Energy est alors l’un des piliers de l’empire financier de Kulczyk Investments. Un fonds d’investissement alors détenu par l’un des hommes les plus riches de Pologne : le milliardaire Jan Kulczyk – aujourd’hui décédé et dont le fils Sebastian a repris la tête de l’empire financier familial.
Durant la même période, Horst Köhler, l’ancien président de l’Allemagne (de 2004 à 2010) et ancien président de la BERD (de 1998 à 2000), figurait parmi les membres de l’équipe de Kulczyk Investments, ainsi qu’alertait le réseau Bank Watch dès 2014[3]. Et c’est la BERD qui financera le projet Serinus en Tunisie à hauteur de 60 millions de dollars.
Outre ce pantouflage, les techniques de forage et les risques environnementaux associés au projet soulèvent aussi l’indignation de la société civile à l’international. La banque précise qu’au moment du financement du projet de Serinus Energy, l’ancien président allemand “n’était plus sujet au Code de Conduite du Personnel de la BERD”, notamment en matière de conflits d’intérêts.
La BERD ajoute que le projet a aussi fait l’objet d’une “évaluation rigoureuse” relative à l’intégrité de ce projet – mais a refusé de nous fournir une copie de celle-ci.
Levée de boucliers des ONG internationales
En 2013, vingt ONG ont en effet interpellé la BERD sur le financement du projet pour exiger son abandon. Elles ont en l’occurrence pointé les projets de forage de “puits horizontaux”, ainsi que le “recours à la fracturation hydraulique”[4]. Une pratique décriée à travers le monde pour ses conséquences environnementales et sanitaires.
La demande de ces ONG restera lettre morte, ainsi que l’explique la BERD elle-même dans son évaluation du projet en date de 2021: ces critiques ont été “rejetées par la société et le sponsor […] Le projet s’étant, de toute manière, largement désintégré”[5]. Les 60 millions de dollars également ?
L’évaluation de la BERD relève les résultats “modestes” du projet, ainsi que son impact “largement insatisfaisant”. La note globale du projet Serinus en Tunisie est définie comme “pauvre”. Un échec attribué à la chute du prix du pétrole, début 2014, suite à laquelle la banque de développement aurait réévalué son financement à la baisse pour un montant de 45 millions de dollars[6].
Cette somme devait servir en partie à assurer “la stimulation” des puits de pétrole des concessions Serinus en Tunisie – soit l’amélioration du rendement de ces derniers – la fracturation hydraulique étant l’une des méthodes les plus courantes afin d’y parvenir.
Pourtant, si l’évaluation de la BERD assure “qu’aucun fracking n’a eu lieu au cours du projet”, divers éléments permettent aujourd’hui d’en douter. L’institution, contactée par mail, indique également que les opérations de “stimulation” sont à distinguer des opérations de fracking.
Serinus Energy opère sur le site Sabria en partenariat avec la société tunisienne publique de pétrole (ETAP). Il s’agit d’un vaste champ composé de larges bassins, en tout point similaire à ceux de Perenco. Or ces bassins peuvent constituer des indices d’opérations de fracturation hydraulique, selon l’experte Sabria Barka, co-autrice du rapport “Gaz de schiste en Tunisie: entre mythe et réalité”[7].
Jargonnage et désinformation autour du “compact”
La technique du “fracking” consiste à injecter de l’eau à très haute pression, mêlée à des centaines d’additifs toxiques. Ce procédé présente des risques de pollution pour les nappes phréatiques traversées, mais aussi des risques de dérèglement de l’activité sismique locale, du fait de la rupture de roches souterraines situées à plus de 3000 mètres de profondeur en vue de libérer les précieux hydrocarbures.
Depuis des années, cette pratique fait l’objet d’un débat houleux en Tunisie. Suite à une vague de contestations locales, le géant Shell a déjà dû renoncer au projet de forage de 742 puits de schiste dans la région de Kairouan en 2012.
Longtemps associée à l’extraction de schiste – elle est en réalité également employée pour l’extraction de poches de gaz et du pétrole dits “compacts” et situées à quelques mètres seulement de roches riches en schiste. Une autre ressource d’hydrocarbures “non-conventionnels”, moins connue du grand public.
Avoir recours aux hydrocarbures compacts permet donc de s’épargner une nouvelle polémique, tout en ayant recours aux mêmes pratiques que pour le schiste.
Les procédés d’extraction sont sensiblement les mêmes pour les réserves de schiste comme pour celles d’hydrocarbures compacts, autant en termes de technique qu’en termes de risques environnementaux associés. Mais c’est là une subtilité qui bénéficie aux opérateurs pétro-gaziers.
Fracking et exploitation non-conventionnelle
Le recours aux ressources pétrogazières compactes permet de piocher dans un jargon aux connotations moins effrayantes pour les détracteurs de l’ETAP et de ses partenaires. Au schiste, on préfère le compact. Aux ressources non-conventionnelles, on oppose les ressources “semi-conventionnelles”.
Pourtant, selon un membre de l’industrie, souhaitant préserver son anonymat: “le semi-conventionnel, ça n’existe pas. Il y a du conventionnel, ou du non-conventionnel. La simple utilisation de la fracturation hydraulique suffit à qualifier ces champs de non-conventionnels”.
Ce que nous confirme par ailleurs un ancien directeur de Serinus au sujet de la licence Sabria: “Oui, on peut qualifier cette concession de “semi-conventionnelle”. Une catégorie d’hydrocarbures qui, comme le schiste, n’est pas définie par la loi, mais aurait pourtant déjà l’approbation de l’État tunisien.
Un post publié sur le réseau social professionnel Linkedin d’un employé de l’ETAP, en 2020, le démontrait d’ailleurs déjà: ‘la fracturation hydraulique sur du semi-conventionnel est déjà validée”.
Concernant Serinus Energy, un ingénieur indique même avoir effectué des travaux de fracking pour le compte de Winstar, nom de la branche locale de la société en Tunisie.
Une étude de la société Winstar datée de 2014 et intitulée “Opérations de workover et de stimulation par fracturation hydraulique sur réservoirs conventionnels” fait état d’études d’impact menées au niveau d’Ech-Chouech, une autre concession de la société, au sud du Sahara tunisien.
Interrogée par nos journalistes, Serinus Energy confirme que des opérations de fracturation hydrauliques ont bien eu lieu sur sa concession Ech-Chouech, mais pas sur le site de Sabria, où les réservoirs exploités sont “conventionnels”, indique la société. Un point de vue partagé par la BERD, contactée par mail.
Serinus indique également différencier ces opérations, “courantes depuis les années 60”, de pratiques “plus modernes liées à l’extraction de schiste et de ressources non-conventionelles”. Tandis que pour la BERD, le projet de Serinus s’inscrit dans le système de définitions fournies par la Société des Ingénieurs Pétroliers, pour tout ce qui relève du conventionnel.
Les définitions autour du “non-conventionnel” sont toutefois multiples à travers le monde. Pour l’Agence Américaine Pour l’Environnement en effet, le seul recours à la fracturation hydraulique – comme ce fut le cas pour Serinus – suffit pour qualifier une exploitation de “non-conventionelle”[8].
Serinus précise également que ces opérations de fracturation étaient financées par des fonds propres de la société, et non par un prêt de la BERD.
Des pratiques alors “anticonstitutionnelles”
La société s’intéressait dès 2010 aux ressources non-conventionnelles, et ce, en l’absence de tout cadre légal réglementant leur extraction, comme l’indiquait alors le communiqué suivant : “Winstar mène son premier puits d’exploration du silurien”, à une profondeur de plus de 3000 mètres[9]. Elle avait mené à bien un autre puits silurien, aux propriétés similaires à l’extraction de schiste, en 2011[10].
La profondeur du forage, mais aussi la couche géologique ciblée, constituent toutes deux des marqueurs de forages non seulement “non-conventionnels”, mais aussi liés à l’exploitation de schiste.
Le code des hydrocarbures tunisien n’offre en effet aucun cadre légal pour gérer ce type de ressources énergétiques, selon Afef Hammami-Marrakchi, maître de conférences à l’Université de droit de Sfax. Et il en va de même pour la fracturation hydraulique.
L’utilisation de techniques extractives dommageables pour l’environnement était censée être soumise à un débat parlementaire que ce soit pour le gaz de schiste ou pour toute autre ressource non-conventionnelle, comme le stipule l’article 13 de la Constitution tunisienne de 2014. Une disposition finalement absente dans la nouvelle constitution promulguée par le président Tunisien Kais Saied, en 2022[11].
La société voisine de Serinus sur le champ de Sabria, Perenco, s’était adonnée aux mêmes pratiques, profitant de ce flou juridique, dans la région d’El Faouar et du Parc National de Djebil, comme révélé par Jeune Afrique en 2022[12].
L’État tunisien avait pourtant bien commandé une étude sur l’extraction non-conventionnelle auprès du bureau d’études canadien WSP Global et le tunisien SCET étude en 2017. Mais celle-ci n’a jamais vu le jour – malgré un coût estimé à plus de 2,7 milliards de dinars tunisiens, laissant ainsi le flou sur cette question.
Torchage de gaz et titres pétroliers non-renouvelés
Sur le site de Sabria, des torchères de gaz ont également été découvertes sur place lors de notre reportage, comme l’indique la photo ci-dessous. Ici encore, la pratique n’est pas réglementée par le code des hydrocabures tunisien.
Pour les opérateurs pétroliers, le torchage revient à brûler de manière continue du méthane. Le problème ? Une fois relâché dans l’atmosphère, le potentiel de réchauffement global (PRG) de ce gaz est 25 fois plus puissant que celui du dioxyde de carbone, selon l’Agence Américaine pour l’Environnement[13].
La société se trouve également dans un flou juridique concernant deux autres de ses sites qu’elle continue à détenir en l’absence de renouvellement de ces contrats. En effet, selon l’ouvrage “Les secrets des contrats des hydrocarbures en Tunisie” initialement publié en 2019, la concession “Sanghar”, détenue à 100% par Serinus via sa filiale tunisienne Winstar, est arrivée à échéance depuis décembre 2021 et le site n’est plus en production depuis 2016.
Cependant, le ministère n’a à ce jour pas fait de déclarations officielles à ce sujet. Et les autorités n’ont pas réclamé à la société le remboursement du montant réservé à la fermeture du site et à sa remise en état initial – comme le prévoit le code des hydrocarbures.
Dans une nouvelle version à paraître du guide, que nous avons pu nous procurer en exclusivité, il est révélé que le même problème subsiste au sujet de la concession de Chouch, dont la société se doit de rembourser les frais de fermeture, ainsi que d’assurer la remise en état.
L’ouvrage mentionne également que laisser les puits sans fermeture définitive pourrait engendrer une catastrophe naturelle, dans l’éventualité de fuites de pétrole et du gaz.
Serinus toujours dans le giron du clan Kulczyk
Dans son évaluation des résultats du prêt accordé à Serinus Energy, la BERD indique que la société aurait remboursé près de 93% de son prêt, tandis que le reste à rembourser aurait été reconverti en parts de société au bénéfice de la BERD, pour une valeur de 3,5 millions de dollars.
Serinus Energy nous a toutefois précisé que, lors de sa restructuration capitalistique, l’équivalent de de 9,9% de ses parts détenues par la banque d’investissement avait été vendue en 2022 à des acquéreurs non-identifiés. La BERD n’a pas souhaité nous indiquer l’identité de ces acquéreurs.
En 2021, soit la même année que la conclusion du projet (et de son évaluation négative), KulczykInvestments liquide l’ensemble de ses parts dans Serinus Energy, la société-mère canadienne de Winstar Tunisia, entre-temps redomiciliée dans le paradis fiscal de Jersey.
La société compte désormais dans son actionnariat plus d’une vingtaine de sociétés, dont l’une, Spreadex Limited, spécialisée dans les jeux d’argent en ligne, a été condamnée l’an dernier à une amende de près de 1,3 million d’euros par la Commission des jeux britanniques pour manquement à la responsabilité sociale de l’entreprise. On relèvera également dans son actionnariat le fonds d’investissement polonais Quercus TFI.
La direction de Serinus Energy est quant à elle toujours administrée par Lukas Radziniak, ancien vice-ministre de la justice polonais (2007-2009). Considéré comme un “lieutenant” du clan Kulczyk, il assure la direction de différentes sociétés et fonds d’investissements du groupe, dont Kulczyk Investments, l’ancien propriétaire de Serinus Energy.
Alexandre Brutelle et Hanene Zbiss (Environmental Investigative Forum).
Cette enquête a été soutenue par le Journalismfund Europe.
[2] MDN Voting, Département du Trésor Américain, Juillet 2013.
[3] Former EBRD president implicated in bank’s controversial fossil fuel loan in Tunisia.
[4] CSO letter to the EBRD, Bank Watch, Juillet 2013.
[5] Cluster Review of Hydrocarbon Projects, EBRD, 2021
[6] Cluster Review of Hydrocarbon Projects, EBDR, March 2021.
[7] Gaz de Schiste en Tunisie: entre Mythe et Réalité, publié par Heinrich Böll Stiftung, 2015.
[8] The Process of Unconventional Natural Gas Production.
[9] News Wire Canada: Winstar Provides Update on its Operations at Chouech Essaida Concession in Southern Tunisia.
[10] Winstar To Drill Second Silurian Exploration Well At Chouech Essaida In Tunisia.
[11] Décret Présidentiel n° 2022-691 du 17 août 2022, portant promulgation de la Constitution de la République tunisienne.
[12] Gaz Non- conventionnel dans le sud de la Tunisie, la société Perenco ne veut pas de pub.
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