Lorsque nous arrivons à El Faouar en cette fin d’hiver, les habitants se sentent encore bénis par les trois jours de pluie qu’ils n’attendaient plus. « Un miracle après 5 années sans avoir vu une seule goutte tomber du ciel », s’exclame Mme Ben Rejeb. Une joie éphémère tant la sécheresse semble avoir atteint un seuil critique. « Il faudrait des mois, peut-être des années de pluie pour compenser le manque d’eau », intervient son fils, assis à ses côtés. Dans le patio familial, la nostalgie d’une époque révolue alimente les échanges. « Le palmier-dattier, c’est tout ce que nous avons à El Faouar ! C’est notre compagnon», s’inquiète la maîtresse des lieux qui observe, impuissante, l’état de sa parcelle. « Dieu merci nous avons eu la possibilité de faire un forage et mon fils Mohamed s’en occupe. Mais malgré ça, nous n’avons ni la quantité ni la qualité d’avant », poursuit-elle.

Depuis une dizaine d’années, les habitants doivent s’adapter à un climat de plus en plus aride : des températures en hausse et sur des périodes de plus en plus longues, un vent sec et chaud et un taux de pluviométrie qui ne dépasse pas les 100 mm par an. La sécheresse est devenue le quotidien des habitants de cette région qui développent, bon gré mal gré, des stratégies de survie.

Investissements agricoles au détriment de l’environnement

A quelques kilomètres du centre-ville, à El Khatwa, nous rejoignons des habitants d’El Faouar, tous propriétaires d’une parcelle. Dr Mohamed Massoud Ben Rejeb n’est pas peu fier de ce qu’il a réalisé : une étendue de palmiers encore jeunes, bien alignés, qui poussent à vue d’œil et d’anciens palmiers sauvés. Ici, c’est son royaume. Il a investi, avec un membre de sa famille, 50.000 dinars pour le forage et les panneaux solaires. « Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Laisser mourir les palmiers plantés par mes ancêtres ? Vendre ma parcelle à des investisseurs ? Quitter El Faouar ? », se désole-t-il. Partout où nous irons, le même schéma : un forage, des panneaux solaires et de nouvelles plantations. Problème : ces extensions présentent une menace réelle pour la durabilité des écosystèmes avec notamment une forte pression non contrôlée sur les ressources en eau.

Les chiffres sont vertigineux : la superficie de ces extensions dans le gouvernorat de Kebili a augmenté de 108% en 2010 et de 272% en 2020, par rapport à 1996. Et le nombre de forages illicites est passé de 3733 à 7878 entre 2010 et 2017. « Depuis l’installation des panneaux solaires, la situation n’a cessé de s’aggraver », s’inquiète Naïma Fekih, socio-démographe, spécialiste des questions migratoires. « Le fait qu’il n’y ait pas de factures d’électricité à payer à la fin du mois, a engendré des abus ! Sur certaines parcelles, l’eau est pompée 24h/24, c’est une catastrophe », poursuit-elle. Selon Dr Ben Rejeb, 95% des parcelles d’El Faouar fonctionnent grâce à des investissements privés, et seuls 5% se contentent du « tour d’eau », système d’irrigation mis en place par l’Etat dans les années 90.

Cette politique, basée sur la décentralisation de la gestion de l’eau à travers la création des associations des usagers d’eau, la gestion participative de l’eau et le renforcement des techniques d’économie d’eau, a montré ces limites. De nombreux habitants ont dénoncé l’allongement excessif du tour d’eau, qui dépasse en général 30 jours, et peut parfois atteindre 60 jours en période de sécheresse. Mais ce déficit d’eau est incontestablement lié au développement continu de nouvelles extensions et à l’augmentation du nombre de forages. « Si je devais attendre mon tour d’eau, ça ferait longtemps que mes palmiers ne produiraient plus rien », estime Ali Ben Said, professeur d’histoire. Un cercle vicieux qui met au ban ceux qui n’ont pas les moyens d’investir.

A proximité de la parcelle verdoyante de Dr Ben Rejeb, il y a celle de Mohamed Ben Amor, saisonnier dans un hôtel. Le contraste est saisissant. « La sécheresse et les maladies menacent mes palmiers mais pour contrer ces deux phénomènes, je dois débourser une somme importante », déplore-t-il. « Avant, pour entretenir un palmier il n’y avait rien à dépenser, on utilisait notre propre fumier, on attendait notre tour pour l’irrigation et on travaillait en famille. Aujourd’hui, il faut prévoir 300 dinars par an et par palmiers ! Sans compter l’investissement de départ… La plupart des habitants d’El Faouar se sont endettés pour protéger leurs palmiers ». Certains ont renoncé et n’ont pas eu d’autres choix que de vendre.

En effet, El Faouar est prisée par des investisseurs peu scrupuleux qui misent sur la production de dattes – destinées à l’export – en construisant des forages qui vont jusqu’à 200 m de profondeur. Ces nouvelles exploitations, qui peuvent atteindre les 100 ha, ont une forte orientation vers le productivisme, avec des palmiers alignés et espacés, équipés en nouvelles technologies d’irrigation. Or elles sont la cause principale de l’inquiétante dégradation des ressources en eau. Comble de la situation : souvent, le vendeur se retrouve à travailler en tant qu’ouvrier sur une parcelle qui lui appartenait.

L’enjeu de l’emploi

« Ces bouleversement environnementaux et sociaux ne sont pas sans conséquences », alerte Naima Fekih. « El Faouar qui n’a pas une tradition d’émigration commence à voir ses jeunes partir, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays ». L’agriculture, qui représente 36% des emplois, ne peut plus être la principale source de revenus et les perspectives d’emplois dans la région sont très limitées. Le chômage est passé de 7% en 2004 à 28% en 2014. Selon le FTDES, le secteur agricole assure un revenu permanent pour près de 500.000 agriculteurs et contribue à la stabilité sociale de 35% de la population rurale. L’installation de compagnies pétrolières et gazières n’a pas créé le nombre d’emplois espéré. Grèves, sit-ins, blocages se sont multipliés cette dernière décennie sans résultats significatifs. Sur les risques environnementaux, les habitants, sont pragmatiques : « la question de l’emploi est plus prioritaire que la question environnementale. Mais on constate aujourd’hui que non seulement ces compagnies n’ont pas contribué à améliorer nos conditions, mais pire, elles détruisent notre écosystème en toute impunité », s’indigne un agriculteur dont le fils a travaillé quelques mois au sein de l’entreprise Perenco.

Dès 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a constaté que l’impact le plus marqué de l’évolution du climat pourrait être ressenti au niveau des migrations, avec le déplacement de millions de personnes sous l’effet du changement climatique. A El Faouar, le manque d’eau, l’avancée du sable, la chute des revenus issus de la culture des palmiers-dattiers, l’incapacité à investir pour rendre les terres arables, laisse une grande partie de la population locale sur le carreau. Et le rêve d’un ailleurs, s’installe progressivement. « Si les mouvements migratoires sont en soi un phénomène multifactoriel, la question environnementale est de plus en plus présente », indique la socio-démographe.

Selon un rapport de la Banque Mondiale, « les perturbations de la disponibilité de l’eau seront probablement le principal moteur des migrations climatiques internes en Afrique du Nord ». C’est déjà le cas à El Faouar. « Dans beaucoup de régions, les jeunes délaissent l’agriculture car ils ont fait des études ou parce que c’est dévalorisé. Ici, c’est différent, les jeunes partent parce qu’avec les dérèglements climatiques, ce n’est plus rentable », explique Naima Fekih.Il y a ceux qui sont déjà partis et il y a ceux qui se préparent à le faire. Mohamed et son frère Sofiane nous emmènent dans une partie de la ville où les maisons sont quasi-ensevelies par le sable. Pas besoin d’escaliers pour accéder aux toits, il suffit de grimper sur les dunes. « Regardez comme le sable avance, comment imaginer un avenir ici, dites-moi ? », fulmine Mohamed. « Et que fait l’Etat ? Rien. C’est comme si nous n’existions pas ! ».

Selon le Commissariat Régional au Développement Agricole, plusieurs tentatives ont été mises en œuvre tels que l’aménagement de tabias et des barrières de palmes. Mais visiblement, elles n’ont pas été d’une grande efficacité. Et le vent continue d’apporter avec lui du sable du Sahara avalant au passage de nombreux espoirs. « La situation ne fait que s’aggraver, le pire est encore à venir », soupire Mohamed. « Les jeunes n’ont pas d’autres choix que de partir, vers les grandes villes du pays, ou en Europe ». Les migrations engendrées par les changements climatiques deviennent de plus en plus réelles, tangibles. Sans ressources, les populations les plus fragiles n’ont pas d’autres alternatives. El Faouar semble déjà ne plus leur appartenir.