Aujourd’hui, avec l’avènement des nouveaux médias, les images sont devenues un moyen important de transmettre des informations. Elles créent une expérience médiatique où la puissance du visuel joue un rôle clé dans la manière dont nous comprenons et réagissons aux événements mondiaux et aux conflits modernes. Elles ne se contentent pas de nous transmettre des faits mais aussi des émotions profondes, suscitant une empathie, au-delà des frontières. En temps de crise, ces nouveaux médias nous confrontent directement à la souffrance humaine dans toute sa brutalité, sans le moindre filtre.
Depuis le 7 octobre 2023, une nouvelle vague de conflits a frappé Gaza, entraînant des pertes parmi les femmes, les enfants, les civils, les journalistes et les médecins. Des scènes choquantes et violentes se sont répandues de manière virale à travers divers médias : morts, cadavres brûlés mutilés, cris d’enfants, de leurs parents. Les médias internationaux, ainsi que les plateformes de réseaux sociaux telles que Facebook, TikTok, Telegram et Instagram, ont diffusé en temps réel des images et des informations liées à cette nouvelle série de violences.
Jusqu’aujourd’hui, à deux mois du déclenchement de la nouvelle Nakba, la crise humanitaire à Gaza continue d’interpeller jour après jour, ébranlant les consciences et générant des mouvements de protestation partout dans le monde. Cette sombre réalité mondiale contribue à renforcer une mémoire traumatique collective, remémorant les événements douloureux du passé.
En Tunisie, un pays où l’histoire de la solidarité avec la cause palestinienne transcende les générations, cette exposition médiatique risque de laisser des marques sérieuses sur le bien-être mental des Tunisiens. Ces derniers, étant particulièrement connectés dans cette société moderne, sont exposés de manière intense à des images de guerre. Ce bombardement constant d’images violentes peut déclencher un phénomène de traumatisme secondaire, surtout compte tenu de la sensibilité profonde de la société tunisienne à cette cause.
Comment la population tunisienne navigue-t-elle à travers cette surcharge d’informations négatives dans un monde numérique où les nouvelles se propagent rapidement, surtout depuis la période de crise ? Les résiliences acquises lors de la révolution de 2011 puis durant la pandémie de COVID-19 peuvent-elles fournir des leçons pour surmonter les défis psychologiques actuels liés à l’utilisation intensive des écrans ?
En se penchant sur les différentes facettes de cette immersion visuelle intense, nous chercherons à comprendre comment le bombardement constant d’images de guerre pourrait déclencher un phénomène de traumatisme secondaire au sein de la société tunisienne.
Qu’est-ce qu’un trouble de stress post-traumatique indirect (Traumatisme par procuration) ?
Le Trouble de Stress Post-Traumatique est comme une blessure invisible qui survient après avoir vécu (ou été témoin) un événement choquant, comme un accident grave, une agression, une catastrophe naturelle ou un acte de violence. Cela peut provoquer le retour de souvenirs sans prévenir, tels que des flashbacks ou des cauchemars, entraînant une grande peur. Chez la personne souffrant de ce trouble, on observe des conduites d’évitement de certaines situations, endroits ou certaines personnes associées à l’événement traumatique.
Il y a aussi un autre symptôme appelé hypervigilance, où la personne se sent constamment nerveuse comme si quelque chose de mal allait arriver, et elle peut sursauter facilement en réaction à des bruits inattendus. En plus de cela, il y a le trouble de stress post-traumatique indirect (Traumatisme par procuration), lorsque l’on est exposé de manière répétée à des histoires difficiles vécues par d’autres, par le biais des nouvelles ou d’Internet.
Que la personne ait vécu quelque chose directement ou qu’elle soit affectée par les histoires d’autres personnes, ce trouble mental peut perturber le sommeil, provoquer une forte anxiété, de la tristesse, voire même des pensées suicidaires. C’est compliqué chez la personne souffrant de ce trouble, mais reconnaître ces signes est le premier pas pour recevoir de l’aide d’un professionnel de la santé mentale.
La souffrance derrière les écrans :
Un impact psychologique mesuré auprès de 683 tunisien.nes :
L’équipe des résidents du service de santé mentale de l’hôpital Mongi Slim composée des résidents en psychiatrie Samir Samaâli, Emna Bouguira, Karim Nejeh, Mona Mrad, sous la direction de Professeur Rym Rafrafi a mené une enquête sur une période de 10 jours (du 7 au 17 novembre), un mois après le début de la guerre à Gaza. Elle a porté sur 683 Tunisiens qui ont activement suivi les événements de Gaza et ont été exposés quotidiennement au contenu médiatique lié à la guerre. Le but de l’enquête était d’explorer le vécu émotionnel face à la guerre, tout en évaluant l’impact psychotraumatique résultant de cette exposition répétée à cette couverture médiatique.
Seuls 49,9% des participants ont déclaré l’existence d’un contrôle parental sur l’internet, de la part de leur entourage. Le ressenti principal exprimé par 80,5% des participants était dominé par des émotions négatives telles que la colère, le désespoir et la tristesse. Environ 12,5% ont rapporté un sentiment de culpabilité.
En réaction aux actualités de la guerre, la principale stratégie d’adaptation identifiée était le recours à la prière, à la supplication et à la méditation, avec une fréquence de 47,4%. Cependant, l’utilisation de l’alcool et de la drogue a été constatée chez 5,5% des participants.
En termes de solidarité, le boycott des produits a été la principale forme d’expression chez 67,7% des participants, suivi par des actes de générosité tels que les dons (argent, médicaments, etc.) chez 34,6%.
Selon cette enquête, la prévalence de Trouble de stress-post traumatique aurait été estimée à 8,6%. Une altération de l’humeur et a été signalée par 34,8% des participants, tandis que 24,9% ont mentionné des difficultés d’endormissement. Les facteurs associés à un impact psychotraumatique élevé comprenaient le sexe féminin, un âge jeune, l’exposition par les réseaux sociaux, une exposition prolongée aux contenus de guerre et un nombre important de contenus choquants par jour.
‘’ J’ai des sentiments contradictoires. Je regarde jusqu’à ce que je n’arrive plus à regarder. Je me projette assez souvent dans des situations et j’imagine mes enfants et ma famille’’.
‘’C’est un véritable traumatisme quotidien que nous vivons. J’ai peur de devenir insensible à la mort des autres car s’il est vrai que je regardais les vidéos au début, maintenant j’évite et je cherche un autre contenu sur les réseaux sociaux‘’. Témoignage de deux tunisiennes dans un commentaire à l’enquête
Cette enquête à caractère psychosociologique met en lumière un impact tangible et réel de l’exposition à la couverture médiatique de la guerre de Gaza sur certains aspects de la santé mentale des Tunisiens.
Le comportement de solidarité nationale a pris diverses formes, allant des mouvements de dons et de boycott aux manifestations et débats. Dans une société arabo-musulmane, la stratégie de coping (d’adaptation) la plus fréquemment observée était le recours à la prière.
Le constat selon lequel les femmes et les jeunes sont davantage touchés par cette exposition s’explique par le fait que le sexe féminin et l’âge jeune constituent des facteurs de risque bien connus dans le développement du Trouble de Stress Post-Traumatique. Il pourrait également résulter d’un phénomène d’identification aux victimes, en particulier face à cette tragédie touchant les femmes et les enfants. Le rapport de l’UNICEF datant du 23 novembre indique que les principales victimes de la guerre étaient des femmes et des enfants, avec 12 700 décès, dont 5 350 enfants et plus de 3 250 femmes.
D’après les données de la recherche scientifique, nous ne sommes pas tous égaux face au stress, et nos réactions varient en fonction de la présence de certaines vulnérabilités, qu’elles soient d’ordre biologique liées à nos gènes ou d’ordre psychologique. Une exposition à un événement choquant, même à distance ou à travers les écrans, peut exercer un impact considérable, notamment chez les individus préalablement affectés par un trouble de stress post-traumatique ou ayant des antécédents de violence au cours de leur vie.
Parmi les variables qui méritent une attention particulière et sur lesquelles des mesures préventives pourraient être prises, figurent la source de l’exposition médiatique, le temps d’exposition et le nombre de contenus choquants.
En Tunisie, le deuxième pays africain en termes d’utilisation de Facebook (proportionnellement au nombre d’habitants), selon le rapport de MEDIANET LABS, les nouveaux médias peuvent contribuer à la diffusion de contenus traumatiques en raison de la facilité et de la rapidité avec lesquelles le contenu visuel et narratif choquant peut être partagé, ainsi que de la viralité inhérente à ces plateformes. Depuis la crise de la COVID-19, les chercheurs ont identifié un nouveau comportement, le “doomscrolling”, qui consiste à consulter de manière compulsive des informations négatives. Il semble que les algorithmes des réseaux sociaux, en raison de leur nature addictive, favorisent ce type de comportement compulsif. Cette constatation soulève des questions cruciales sur l’impact des technologies numériques sur la santé mentale au sein de la société tunisienne, marquée par des événements significatifs tels que la révolution, la pandémie COVID-19, et la crise actuelle de Gaza.
Recommandations tirées de l’enquête : Guide pour Préserver votre Bien-Être Psychologique face aux Images de Guerre
- Reconnaitre et gérer les émotions
Normalisez vos réactions émotionnelles négatives. Exprimez-vous auprès de proches ou de personnes de confiance pour partager vos émotions sans jugement
- Modérer l’exposition médiatique
Contrôlez le temps d’exposition quotidienne aux contenus choquants. Évitez de les visionner la nuit et soyez vigilant lors de périodes de stress intense
- Protéger les groupes vulnérables
Accordez une attention particulière aux femmes, aux personnes avec des troubles psychiatriques chroniques, et aux enfants. Veillez à une exposition médiatique appropriée, surtout en l’absence de contrôle parental sur les réseaux sociaux.
- Réagir face aux symptômes:
En cas de symptômes tels que le stress post-traumatique, l’anxiété ou la dépression, consultez un professionnel de la santé mentale. L’accompagnement professionnel peut être déterminant dans la gestion de ces problèmes.
- Culture de la résilience et les bonnes stratégies d’adaptation
La résilience, selon le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, est “l’art de naviguer dans les torrents“. C’est la capacité à surmonter les difficultés, à rebondir après des épreuves ou des traumatismes, et à s’adapter de manière positive face aux défis de la vie. Cultiver la résilience signifie adopter de bonnes stratégies d’adaptation. Dans ce contexte, la méditation, la pratique d’une activité plaisante comme le sport, ainsi que l’engagement dans des causes humanitaires et solidaires (bénévolat, dons) peuvent avoir un impact positif lors de votre implication dans votre cause.
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