« Il n’existe plus de plage horaire libre pour votre demande de rendez-vous. Veuillez recommencer ultérieurement ». Il est 5h du matin. Sabrine rafraichit depuis une heure maintenant la page de la préfecture de Paris, dans l’espoir d’obtenir un rendez-vous. Depuis un mois, elle se lève aux aurores pour tenter sa chance. Arrivée en France en 2019 avec ses deux filles pour rejoindre son mari, elle a fini par obtenir après des années de galères, un récépissé qui arrive à échéance. « Mon mari m’a quitté mais mes filles sont scolarisées ici et j’ai trouvé un travail à temps partiel grâce à une association locale », chuchote la jeune trentenaire. La nuit est encore bien noire et pas un seul bruit ne vient déranger la respiration des deux petites filles allongées côte à côte. Seule la lumière de l’ordinateur éclaire l’étroit studio de Sabrine. Après plusieurs tentatives, elle fini par rabattre l’écran de l’ordinateur. « Dans trois semaines, je serais dans l’illégalité, comment je vais faire pour aller au travail ? Et si je me fais arrêter par la police ? », s’inquiète-t-elle. « C’était déjà difficile d’avoir les papiers, alors qu’est-ce que ça va être maintenant que la loi immigration a été votée ? ».

En effet, le 19 décembre dernier, le Sénat et l’Assemblée nationale ont adopté à la majorité le projet de loi immigration. Instauration de quotas migratoires, conditionnements d’aides sociales à cinq ans de séjour régulier, durcissement des conditions d’accès à la nationalité, mise en place d’une caution pour les étudiants étrangers, déchéance de nationalité pour les binationaux reconnus coupable d’homicide volontaire sur une personne dépositaire de l’autorité publique : autant de dispositions qui viennent renforcer l’arsenal législatif visant les immigrés et les binationaux.

Racisme et islamophobie d’Etat ?

Ce projet de loi s’inscrit dans un contexte de glissement vers l’extrême droite du gouvernement actuel, mais aussi de la société. Les digues cèdent une à une. A en croire une partie de l’opinion publique française, les étrangers seraient la cause de toutes sortes de problèmes : chômage, terrorisme, crise des finances publiques, manque de logement, ou encore insécurité. Selon une enquête Kantar de décembre 2022, 45% de la population estime qu’« il y a trop d’immigrés »[1]. Pour François Burgat, politologue français, il s’agit d’une « nième loi qui fait écho à une xénophobie d’atmosphère, qui se renforce d’année en année ».  Et de poursuivre : « On pourrait y voir l’un des compléments de la loi contre le séparatisme qui avait ciblé plus particulièrement les citoyens français de confession musulmane ». En effet, au nom de la lutte contre l’islamisme et de la sûreté de l’Etat, tout un dispositif administratif, judiciaire mais aussi idéologique a été mis en place pour légitimer « la persécution des musulmans », comme l’indique le rapport de l’ONG britannique CAGE[2]. Ainsi, plus de 700 organisations musulmanes (écoles, mosquées, associations, entreprises) ont été fermées ou dissoutes par l’Etat.

File d’attente devant une sous préfecture à Paris – InfoMigrants

« Le gouvernement qui réprimait, assez légitimement, les actes d’une petite minorité de nos concitoyens de confession musulmane, avait inauguré une ère de criminalisation des opinions (et non des actions) non plus d’une minorité mais d’une majorité d’entre eux », constate François Burgat. Nadia, la trentaine, n’a plus beaucoup d’espoir. Née de parents tunisiens, elle a acquis la nationalité française à l’âge de 13 ans. « Je n’ai jamais eu de problèmes identitaires, je me sens autant française, que tunisienne », explique-t-elle. Mais depuis quelques années, elle observe une montée « hallucinante » du racisme et de l’islamophobie. Selon elle, le projet de loi immigration vient officialiser cette tendance. Elle ne digère toujours pas la mesure de déchéance de nationalité pour les binationaux auteurs de crimes contre les forces de l’ordre. « Pourquoi ce lien entre les binationaux et les policiers, qu’est-ce que cela sous-entend ? Vous imaginez bien qu’on ne parle pas ici de franco-américains ou de franco-britanniques ? », ironise Nadia.

La chasse aux étrangers

Le jour s’est levé chez Sabrine et le ciel est étrangement teinté de rose. Sur la table, des dossiers à n’en plus finir. Elle nous montre tous les documents qu’elle a dû préparer pour son premier rendez-vous à la préfecture : « j’ai mis des semaines à tout rassembler, entre les documents à récupérer au consulat, ceux de l’école, de la mairie… je n’en dormais plus la nuit ». Parmi les documents éparpillés, son passeport tunisien qu’elle tient comme on s’accroche à la vie. « Quatre années bloquées ici, sans pouvoir rendre visite à mes proches, c’est une douleur immense », confie-t-elle. « Surtout en ce moment, avec cette loi et mon récépissé qui expire bientôt, j’ai le sentiment d’être pointée du doigts ». Car derrière la crise politique qui secoue la France, la loi immigration va bouleverser la vie d’hommes et de femmes déjà fragilisés. Sur un coin de la table, Alma pose son cahier de poésie et nous récite : « Nouvelle année, année nouvelle, Dis-nous, qu’as-tu sous ton bonnet ? J’ai quatre demoiselles Toutes grandes et belles… ». Sabrine l’observe, un grand sourire aux lèvres. Elle sort de son cartable une série de cahiers et nous montre les remarques de l’enseignante : « Très bien », « Continue ainsi », « Bravo ! ». « J’essaie de les protéger de toutes mes angoisses pour qu’elles soient épanouies et qu’elles excellent à l’école. Mais c’est difficile de ne rien laisser paraître », explique la jeune mère obsédée par l’idée que son récépissé puisse ne pas être renouvelé.

Employée dans une agence de service d’aide à domicile, Sabrine ne sait pas si son travail fait partie des « métiers en tension » et faciliterait la régularisation de sa situation. Mais elle sait en revanche, qu’elle contribue à l’économie et à la vie sociale du pays. Pour Me Hosni Maati, la précarisation des travailleurs sans papiers est le résultat d’une hypocrisie collective : « d’une part on continue à les solliciter, car nous avons besoin d’eux, et d’autres part on ne les autorise pas à travailler légalement ». Selon l’avocat, cette loi va aggraver le rapport de force entre employeurs et employés et rendra la population immigrée particulièrement vulnérable aux attentes patronales d’une main d’œuvre flexibles corvéable à merci dont on connait déjà les conséquences : licenciements, heures impayées, chantage, harcèlement. Au premier semestre 2022, 65 076 étrangers[3] en situation irrégulière ont reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF), mais son taux d’exécution diminue d’année en année : de 16,7% en 2011, il est passé à 6,9% en 2020[4]. Des chiffres qui illustrent parfaitement la dichotomie entre le discours politique ambiant et la réalité sur le terrain. « Le gouvernement joue à un jeu dangereux qui consiste à attirer l’électorat de l’extrême-droite », regrette Me Hosni Maari. D’autant plus que rien ne semble indiquer que les dispositions répressives et restrictives influencent les flux migratoires. « Pensez-vous vraiment qu’il y a une corrélation entre les politiques migratoires et la décision de prendre le chemin de l’exil ? Si des personnes quittent leur pays c’est pour fuir des situations dramatiques et non pas pour bénéficier de prestations sociales ! », s’insurge-t-il.

Paris, 22 Juin 2023. Emmanuel et Brigitte Macron reçoivent kais Saied et son épouse Ichrak Chebil dans le cadre du sommet du nouveau pacte financier mondiale – Présidence de la république

De nombreuses associations dénoncent un texte « raciste et xénophobe », une « chasse aux étrangers » ou encore « une remise en cause des principes républicains fondamentaux ». En effet, la loi ne concerne pas uniquement les travailleurs immigrés ou les binationaux, mais également les étudiants étrangers. Le texte prévoit une augmentation des frais de scolarités, l’entrée en application d’une « caution retour » ou encore une limitation d’accès à certaines aides sociales. Des mesures jugées « discriminantes » par des présidents d’universités françaises. Dans un communiqué publié le 20 décembre, ils affirment leur « opposition ferme et déterminée à cet ensemble de mesures ». Plusieurs rassemblements ont été organisés devant des universités et l’accès aux bâtiments a parfois été bloqué. Ce projet de loi va affecter directement les milliers de Tunisiens non-boursiers qui espèrent, un jour, étudier en France. Il s’agit de la première destination des étudiants tunisiens : pour l’année universitaire 2022-2023, ils étaient près de 14 000[5]. Pas sûr qu’ils soient aussi nombreux les années à venir. A moins que les nombreuses mobilisations prévues à la rentrée fassent flancher le gouvernement français.


[1] Immigration : les politiques pris par l’ivresse des sondages.

[2] “We are Beginning to Spread Terror”: The State-Sponsored Persecution of Muslims in France.

[3] Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Rapport d’activité 2022.

[4] Nombre et taux d’exécution des principales mesures d’éloignement (2011-2021) (senat.fr)

[5] https://ressources.campusfrance.org/publications/mobilite_pays/fr/tunisie_fr.pdf