C’est un énorme coup dur pour la justice en Tunisie. Il s’inscrit cette fois-ci dans le cadre des mutations des magistrats au titre de l’année 2023-2024. Et c’est le Conseil provisoire de la magistrature judiciaire qui est visé. 

Deux membres dudit conseil ont été mutés. Mais le démantèlement de cette instance a débuté avec la mise à la retraite de deux de ses membres, en l’occurrence, le Premier président de la Cour de cassation en octobre 2023, puis du procureur général directeur des services judiciaires. Avec de tels agissements, le Conseil est devenu une coquille vide. Ses activités sont de facto gelées, dénonce l’Association des magistrats tunisiens (AMT), dans un communiqué publié le 15 janvier.

Censé veiller au bon fonctionnement de la magistrature, ce Conseil est dépossédé de ses pouvoirs. Ces derniers ont été pourtant octroyés par le décret-loi n° 2022-11 du 12 février 2022 relatif à la création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature, émis par Kais Saied lui-même.

En vertu de l’article 11 dudit décret, le Conseil supérieur provisoire de la magistrature dont fait partie le Conseil provisoire de la magistrature judiciaire, est chargé « d’émettre un avis sur la législation relative à l’organisation de la justice, au bon fonctionnement de la magistrature, aux compétences des tribunaux, aux procédures suivies devant eux et aux statuts particuliers des magistrats ».

Des magistrats dans la ligne de mire du régime

Cette purge au sein du Conseil provisoire de la magistrature judiciaire a provoqué un vide au sein de l’ordre judiciaire. Par conséquent, les recours formulés par les magistrats contre les décisions relatives à leur mutation n’ont pas été traités. Les contestations de ces magistrats ont été ainsi ignorées, déplore l’AMT.

En s’entêtant à ne pas remédier à ces violations et à ne pas combler les vacances dans les tribunaux, le régime est en train de faire vivre au pouvoir judiciaire « le pire moment de son histoire », lit-on dans le communiqué.

Ce diagnostic de l’organe représentatif des magistrats repose aussi sur des récentes affaires d’intimidations graves ciblant des magistrats. Des procureurs de la République, des juges d’instruction, des magistrats des pôles administratif, financier et antiterroriste ont été suspendus de leurs fonctions sans faire l’objet de mesures disciplinaires ni de poursuites pénales, rapporte l’AMT.

19 septembre 2023 Taiwan, Anas Hmedi et Aicha Ben Belhassen représentants de l’Association des magistrats tunisiens, brandissant le drapeau tunisien et le prix de la marche des 1000 toges relatif à l’indépendance de la justice – AMT

Sachant qu’avec  le décret-loi n° 2022-35 du 1er juin 2022, le président de la République s’est arrogé le droit de révoquer tout magistrat au nom d’impératifs exprimés en des termes flous, en l’occurrence, « l’atteinte à la sécurité publique » et « l’intérêt supérieur du pays » ayant pour objectif de « compromettre la réputation du pouvoir judiciaire, son indépendance ou son bon fonctionnement ».

La ministre de la Justice a infligé ces mesures à l’encontre de certains magistrats sans avoir consulté le Conseil provisoire de la magistrature judiciaire. « Ceci ne fait que confirmer et attiser nos craintes qu’il s’agit d’actes de représailles visant des magistrats en raison de leurs activités et des jugements qu’ils ont rendus », s’inquiète l’AMT.

Les magistrats ont prédit un tel pourrissement dans le secteur judiciaire. Leurs appréhensions s’appuient sur l’opacité du travail de l’inspection générale du ministère de la Justice, devenue, selon eux, un instrument politique du pouvoir.

« L’inculpation d’un magistrat est tributaire d’un simple rapport du ministère de la Justice ou du chef du gouvernement. En réalité, ce rapport se base sur des publications sur Facebook ou encore des enquêtes de police », déclare à Nawaat Faouzi Maalaoui, avocat et membre du Comité de défense des 57 magistrats révoqués par décret présidentiel en juin 2022.

Ces récentes affaires s’intègrent dans la politique du régime ciblant le corps des magistrats. Le président de la République ne s’est pas contenté de dénoncer et de diaboliser les magistrats à travers de multiples discours, il est passé aux actes.

 Le chef de l’Etat a commencé par annoncer la suspension du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le 6 février 2022. Puis, il a émis le décret-loi n° 2022-11 datant du 12 février 2022 instaurant un nouveau Conseil supérieur de la magistrature, en partie nommé par lui-même, et qui lui donne le pouvoir d’intervenir dans la nomination, l’évolution des carrières et la révocation des magistrats.  Le chef de la République revient à la charge en édictant le décret-loi n° 2022-35 du 1er juin 2022 lui permettant de révoquer, de façon sommaire et sans procédure disciplinaire, les magistrats. Ainsi, dans la foulée, 57 magistrats ont été congédiés.

Ces magistrats n’ont toujours pas repris leurs fonctions plus d’un an après ces faits, malgré l’annulation par le tribunal administratif, le 10 août 2022, de la décision de révocation pour 49 d’entre eux.

2 janvier 2024, La ministre de la Justice Leila Jaffel reçoit Ahmed Yahyaoui, le directeur général de l’Institut supérieur de la magistrature – Ministère de la Justice

Saied a pu ainsi faire régner un climat de terreur chez les magistrats. « Ces décrets-lois pèsent comme une épée de Damoclès sur eux. Cette peur est d’autant plus légitime après les mesures disciplinaires arbitraires engagées envers certains d’entre eux. Ils savent que personne n’est à l’abri », explique Maalaoui.

Terrorisés, risquant de se trouver du jour au lendemain au chômage, les magistrats sont désormais prêts à travailler sous la coupe du pouvoir afin de s’épargner ses représailles, constate l’AMT. D’autant plus que l’obéissance au régime est récompensée.

L’ère du népotisme

D’après l’AMT, la ministre de la Justice est en train d’opérer un clivage au sein du pouvoir judiciaire. D’un côté, il y a les magistrats inféodés au pouvoir et de l’autre, les magistrats rebelles. Et la politique du régime diffère selon qu’il s’agit de l’un ou de l’autre.

Le prolongement de l’âge de la retraite est ainsi permis pour certains magistrats et refusé pour d’autres. Ce refus ne se fonde pas sur des critères connus, explicites et susceptibles d’être contrôlés, relève l’AMT. Et d’alerter sur un retour aux pratiques népotiques et clientélistes de l’ère de la dictature.

19 décembre 2023 Carthage, réunion de travail entre le président de la république Kais Saied, le chef du gouvernement Ahmed Hachani, la ministre de la Justice Leila Jaffel et la ministre des Finances Sihem Boughdiri Nemsia, – Présidence de la République 

La ministre de la Justice intervient également de façon « arbitraire, directe et illimitée » dans la justice, et ce, à travers les révocations, les mutations et nominations des magistrats sans les soumettre à une évaluation objective et indépendante garantissant une concurrence saine et transparente entre eux. Cette autre forme d’opacité renforce la dépendance du pouvoir judiciaire à l’exécutif. Cette dépendance n’est pas sans conséquences sur les droits et libertés et l’équilibre entre les différents pouvoirs, souligne l’association des magistrats.

Ayant hérité des décennies d’instrumentalisation politique et de toutes sortes de dérives, le pouvoir judiciaire renoue avec les pratiques despotiques et leur lot d’abus. Loin de mettre en place les réformes tant attendues de la justice, le régime actuel ambitionne de faire du pouvoir judiciaire une simple fonction subordonnée au pouvoir politique. Et ce, dans le cadre d’un projet « tyrannique », assène l’AMT.

L’association des magistrats espère malgré tout que des membres de la profession sauront préserver leur indépendance par rapport au régime en place. Il les appelle à résister à la tentation de la soumission. Un espoir qui risque de s’avérer chimérique en l’état actuel de la justice.