Les étudiants qui ont eu Kais Saied pour enseignant de droit constitutionnel connaissent certainement le juriste français Jacques Chevallier. Cet illustre universitaire a donné une définition académique de l’État de droit dans un livre éponyme[1] que tout apprenti juriste a consulté en période de révision. Il s’agit de l’assujettissement du pouvoir à la règle de droit, ce qui implique « que les gouvernants ne sont pas au-dessus des lois, mais exercent une fonction encadrée et régie par le droit ». Trois principes découlent de cette définition. D’abord, le pouvoir exécutif doit se soumettre à la règle de droit, une soumission contrôlée par le juge. Ensuite, le pouvoir judiciaire doit être indépendant de l’exécutif. Enfin, la loi doit être constitutionnelle. Or, à de nombreuses reprises, Kais Saied a pris des libertés avec ces principes, et ce, avant même le déclenchement de l’état d’exception.

Entre 1956 et 2011, les régimes de Bourguiba et de Ben Ali n’ont pas été des exemples en matière de respect de l’État de droit. Si la Loi fondamentale de 1959 garantissait un ensemble de libertés publiques et personnelles, un renvoi à la loi permettait au législateur de vider ces droits de leur substance[2].

Dans certains cas, le pouvoir violait une norme et l’inscrivait par la suite dans le droit. Par exemple, la première configuration du régime était de type présidentiel : l’exécutif était dirigé par le chef de l’État qui présidait un conseil de secrétaires d’État. La fonction de Premier ministre n’était pas prévue et il a fallu attendre la révision constitutionnelle de 1976 pour que la Loi fondamentale intègre ce poste pourtant déjà occupé par Bahi Ladgham puis Hédi Nouira.

Politique des «taalimet»

Après le coup d’État de 1987, Zine El Abidine Ben Ali fait de « l’État du droit et des institutions » (dawlat al qanun wal mouassasset) un leitmotiv. La politologue française Béatrice Hibou[3] rappelle que les billets de 10 dinars émis en 1994 portaient cette inscription. Au-delà de l’anecdote, la chercheuse a étudié le rapport qu’elle qualifie d’aléatoire, qu’entretient le pouvoir avec le droit. Alors que des mécanismes sont mis en place pour s’assurer du respect de la norme par l’État (jugements du Tribunal administratif, création du Conseil constitutionnel), ceux-ci sont contrebalancés par un ensemble de comportements et pratiques (discours présidentiels ayant force de loi avant le moindre travail législatif, renversement de la hiérarchie des normes, déresponsabilisation des agents administratifs). L’universitaire note également l’appétence des autorités pour les taalimet (instructions), des consignes non écrites permettant de s’affranchir de la règle de droit. Qu’il s’agisse d’une annonce du Chef de l’État qui entre en vigueur sans la publication du moindre décret ou du refus non motivé d’un agent d’accéder à la demande légitime d’un citoyen, les taalimet sapent les fondements de l’État de droit.

Après la chute de Ben Ali, le rapport à l’État de droit est devenu plus ambigu. En 2011, les autorités de la transition (gouvernements de Mohamed Ghannouchi puis de Béji Caïd Essebsi) ont tenté de donner un cadre légal à la révolution, en se dotant d’institutions répondant à certaines revendications populaires tout en restant dans un cadre strictement étatique. Mais les rapports de force ont pu faire passer la règle de droit après les considérations politiques. C’était le cas par exemple du non-respect des délais constitutionnels pour la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature et de la Cour constitutionnelle. Ce dernier point entraînera des conséquences incalculables sur la suite des évènements.

En effet, en arrivant au pouvoir en 2019, Kais Saied profitera de l’absence de la juridiction suprême pour se déclarer exégète officiel d’une Loi fondamentale dont il est le garant[4]. Si les modes de « concertation » en vue de la formation des gouvernements Jemli, Fakhfakh puis Mechichi, ont pu interroger, ceux-ci ne sont pas sortis du cadre constitutionnel.

Transgressions

La première transgression manifeste de l’État de droit intervient au moment de la crise dite du remaniement. En janvier 2021, Hichem Mechichi procède à un vaste remaniement impliquant près de la moitié du gouvernement et visant les responsables réputés proches de Saied. Se basant sur son règlement intérieur, le Parlement valide les nouveaux ministres. Mais le chef de l’État refuse la prestation de serment des concernés, transformant ainsi une cérémonie protocolaire en élément souverain et invoquant des raisons morales (soupçon de corruptions de certains nouveaux responsables dont l’identité n’est jamais divulguée). Ce faisant, Saied va même jusqu’à se dédire. En effet, en 2018 quand une crise similaire a éclaté entre Béji Caïd Essebsi et Youssef Chahed, celui qui était alors enseignant de droit constitutionnel avait estimé que le chef de l’État n’avait aucun pouvoir discrétionnaire et se devait d’avaliser le vote souverain du Parlement. Quelques semaines plus tard, Saied récidive en refusant de promulguer une loi assouplissant les conditions de désignation des juges constitutionnels alors que celle-ci est allée au bout de son processus législatif.

L’activation de l’article 80 de la Constitution de 2014 est à nouveau l’occasion pour Kais Saied de prendre des libertés avec l’État de droit en violant certaines conditions du recours aux dispositions exceptionnelles. A partir de ce moment, l’état d’exception devient le motif de toutes les transgressions de l’ordre juridique. C’est sur la base de l’article 80 qu’un simple décret présidentiel (le 117) revêt un caractère supraconstitutionnel. Beaucoup moins commentée, une autre décision du 22 septembre 2021 est pourtant lourde de conséquences : il s’agit de la dissolution de la seule instance qui exerce un réel pouvoir de contrôle sur la production législative, qui échoit désormais au président de la République. Saied devient ainsi juge et parti.

L’autre élément attentant gravement à l’État de droit au nom des dispositions exceptionnelles est la mise au pas de la justice. Cela commence en février 2022 avec la dissolution du Conseil supérieur et de la magistrature. Une dissolution appliquée de facto avant même la publication du décret-loi entérinant cette décision. Le président met à la place une structure provisoire dont il nomme tous les membres qui n’y siègent pas ès qualité. Il en profite pour accorder à l’exécutif plus de prérogatives en matière de sanction des magistrats. Le 1er juin de la même année, il augmente son pouvoir en s’octroyant le droit de limoger un magistrat sur la foi d’un rapport de police. Dans la foulée, 57 juges sont écartés. Si 49 d’entre eux sont rétablis par la justice administrative, le ministère de la Justice refuse de les intégrer, laissant vacants des postes sensibles. Le message est clair : c’est l’exécutif, particulièrement le président, qui a la main sur l’appareil judiciaire.

L’adoption de la nouvelle Constitution était censée en finir avec l’essentiel des dispositions exceptionnelles. En effet, selon le chapitre XI de la nouvelle Loi fondamentale, celle-ci entre en vigueur dès sa promulgation, à l’exception du volet législatif. Pourtant, aucune des nouvelles instances constitutionnelles n’a à ce jour été mise en place. C’est notamment le cas de la Cour constitutionnelle. Cette instance qui, par sa composition et ses prérogatives, est plus faible que celle prévue par la Constitution de 2014. Elle permet néanmoins de garantir un minimum de contrôle sur l’action législative. En outre, l’épisode de « l’absence de Kais Saied » est venu rappeler que le statu quo actuel est dangereux en cas de vacance permanente du pouvoir.

Entre temps, des voix s’élèvent au sein même de la nouvelle Assemblée des représentants du peuple pour rappeler la nécessité d’avoir un organe qui se prononce sur la constitutionnalité d’éléments législatifs comme le Règlement intérieur de l’ARP. Profitant de ce flou législatif, Saied a changé les règles de l’élection municipale alors que la nouvelle Constitution exclut la matière électorale du cadre des décrets-lois présidentiels. Là encore, en l’absence d’une Cour constitutionnelle, il est le seul maître à bord.

Le chef de l’État justifie toutes ses décisions par une légitimité populaire basée sur son élection – qui, rappelons-le, s’est faite selon les prérogatives de 2014 – et sur des sondages flatteurs ou encore sur des considérations morales (accusations de corruption ou de traitrise). En revanche, cette légitimité n’est jamais questionnée en cas de déconvenue électorale (30,5% de participation au référendum ou encore 11% des législatives). Dès la crise du remaniement, l’universitaire Walid Larbi a alerté contre le risque que pourrait entrainer l’opposition entre légalité et légitimité. La propension de Saied à se faire justicier a rappelé à Larbi les postions du juriste Carl Schmitt, juriste allemand théoricien du nazisme, sur le guide (Führer) qui se donne pour mission de « protéger » la loi en l’interprétant selon un prisme métaphysique.

En plus de ses impacts immédiats, l’épisode de l’état d’exception risque d’avoir des effets à long terme sur un État de droit déjà très fragile en Tunisie. Désormais, quiconque, se fondant sur la force et se prévalant d’une légitimité morale et populaire, peut imposer sa lecture de la loi aux dépens d’un droit censé s’appliquer à tous. Cet affaiblissement de l’État de droit survivra vraisemblablement au règne de Kais Saied.


[1] Jacques Chevallier, L’État de droit, Paris, LGDJ, 2017

[2] Par exemple, l’article 8 dispose « Les libertés d’opinion, d’expression, de presse, de publication, de réunion et d’association sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi. ».

[3]Béatrice Hibou La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte 2006

[4] Article 72 de la Constitution de 2014