Activistes et militants associatifs se sont mobilisés, vendredi 22 juillet, au centre-ville de Tunis pour crier leur refus du projet de Constitution du président de la République, Kais Saied. Sous la bannière « Non à la Constitution d’un dictateur », les manifestants ont dénoncé tout le processus politique ayant abouti au projet de Constitution, présenté au référendum le 25 juillet.

Les féministes sont montées au créneau pour fustiger un projet de Constitution mettant en péril les acquis des femmes tunisiennes. Le jour de l’approbation de cette Constitution sera « un jour de deuil » pour les femmes, a clamé Yosra Frawes, militante féministe et ancienne présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD).

Une inquiétude partagée par Sarah Ben Said, directrice exécutive de l’association Aswat Nissa. « Ce texte constitutionnel marie le paternalisme de Bourguiba à l’autocratie de Ben Ali », estime, de son côté, la représentante d’Aswat Nissa, contactée par Nawaat.

Les militantes féministes critiquent le cheminement présidentiel « unilatéral » ayant enfanté ce projet de Constitution. Elaboré sans la consultation des acteurs politiques et associatifs et nonobstant l’avis défavorable de la commission chargée de rédiger la nouvelle Constitution tunisienne, le projet de Saied est perçu comme « une menace pour les droits des femmes et notamment  des minorités», met en garde Ben Said.

 

Une Constitution sapant les droits des femmes

 

L’ancienne présidente de l’ATFD agite la menace d’un éventuel référendum sur le Code du Statut Personnel (CSP). Constituant un arsenal juridique avant-gardiste, le CSP serait sérieusement mis en danger lors de l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, estime-t-elle.

Les craintes des féministes sont fondées sur la référence plus marquante dans ce projet à la religion. Une omniprésence allant de pair avec l’absence de tout renvoi aux droits humains.

Pourtant, les luttes pour les droits de l’Homme font partie intégrante de l’histoire du pays. La Tunisie était partie prenante dans l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, entre autres. Hélas, le président de la République perçoit ces droits comme imposés à la société tunisienne par l’étranger. Ceux et celles qui les défendent, il les désigne comme étant des traitres,

dénonce Frawes.

L’élimination de la référence au mouvement réformiste post-indépendance dans le préambule du projet de Constitution est aussi décriée par la militante féministe. Elle y voit une «exclusion» de toute une dynamique politique ayant apporté plusieurs droits aux Tunisiennes : du CSP à l’instauration de l’éducation obligatoire.

« Le référentiel religieux n’a pas uniquement une portée symbolique d’ordre civilisationnel. Il engendre des effets juridiques », explique Frawes. Et de poursuivre : « C’est ce même référentiel qui a empêché les femmes tunisiennes tout au long de ces 70 années d’accéder à la totalité de leurs droits ».

En effet, contrairement à la Constitution de 2014, le texte constitutionnel de Saied ne se contente pas de mentionner « l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam », à « l’identité arabe et islamique » des Tunisiens et à l’islam comme religion de l’Etat. Il décrète l’affiliation de la Tunisie à une « Oumma » islamique.

Un positionnement identitaire assorti d’une obligation pour l’Etat « d’œuvrer à réaliser les finalités (maqacid) de l’islam, en l’occurrence la préservation de la vie, de l’honneur, des biens, de la religion et de la liberté ». Cette référence à l’honneur serait une brèche permettant de réquisitionner les acquis des femmes, notamment en matière de filiation, s’inquiète la dirigeante d’Aswat Nissa.

En la matière comme dans d’autres, on est déporté vers une logique d’un Etat religieux,

s’indigne Sarra Ben Said.

Yosra Frawes, quant à elle, craint que les corps des femmes soient encore plus verrouillés au nom de la préservation de l’honneur. « Il y a toute une dynamique sapant l’accès des femmes à leurs droits sexuels et reproductifs. Elle a été entamée depuis l’ascension des islamistes au pouvoir. Avec une telle disposition constitutionnelle, nous craignons que ces droits soient davantage brimés ».

Certes, le projet de Constitution de Kais Saied énonce l’égalité entre les citoyens et les citoyennes, mais cette annonce reste « lacunaire », estime Sarah Ben Said. « L’article 23 de ce projet prévoit l’égalité devant la loi et non dans la loi. Rien ne prélude de quelques avancées en matière d’égalité à l’héritage ou encore dans la parité », renchérit-elle.

A l’aune de tous ces manquements et au fait que la Constitution s’interprète comme une entité indissociable, le texte constitutionnel du président de la République constitue « un point sombre dans l’histoire du pays », tranche l’ancienne présidente de l’ATFD.

 

Finalités de l’islam, un cheval de Troie

 

Autant de critiques formulées également par Wahid Ferchichi, professeur de droit public et fondateur de l’Association de défense des libertés individuelles (ADLI), pour illustrer les menaces qui guettent les libertés dans le projet de Constitution.

Dans une conférence de presse organisée le 22 juillet au siège du Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT), Ferchichi a énuméré les divers dangers représentés par le projet de Constitution. D’après lui, la référence aux finalités de l’islam est aussi d’usage dans des pays théocratiques à l’image de l’Arabie Saoudite. Elle a servi d’arme pour certains régimes politiques pour brider les libertés.

A l’instar des militantes féministes, il relève également l’absence de référence à l’universalité et l’indivisibilité des droits humains. Le projet de Saied conditionne l’application des conventions internationales par le principe de réciprocité. Un conditionnement qui met en péril la mise en œuvre de plusieurs conventions relatives aux droits et libertés puisqu’il exige leur entrée en vigueur par une « condition inatteignable », déplore le professeur universitaire.

Dans sa modification du texte constitutionnel, le président de la République a abandonné la nécessité de respecter les bonnes mœurs comme une exigence permettant la restriction des droits et libertés, mais ne mentionne aucunement le caractère civil de l’Etat. Il se limite à souligner son caractère démocratique.

Une démocratie vidée de son sens, estime Ferchichi, puisqu’elle se limite à son aspect procédural. Même l’Iran peut se présenter comme un Etat démocratique puisqu’on y organise des élections. Mais les élections ne constituent pas les seuls piliers de la démocratie. Celle-ci n’a pas de sens dans la garantie du caractère civil de l’Etat,

explique le professeur de droit public.

La Constitution saiedienne consacre un chapitre aux droits et libertés mais « cela sert d’effet d’annonce, sans réelles garanties», abonde le représentant de l’ADLI. L’absence de garanties se manifeste, selon lui, par le retour d’un régime présidentialiste tournant autour du président de la République et dépossédant les institutions de l’Etat de leur capacité à préserver les libertés. En témoigne, selon lui, l’affaiblissement de la justice. «Le pouvoir judiciaire est dégradé pour devenir une simple autorité», déplore Ferchichi.

Chargée de veiller au respect des droits et libertés, la Cour constitutionnelle, prévue par Kais Saied, sera formée de neuf membres et composée exclusivement de magistrats, choisis parmi les plus anciens présidents de chambres de la Cour de Cassation, et des chambres de cassation au Tribunal administratif et des trois magistrats les plus anciens de la Cour des comptes. Ils éliront parmi eux un président. « Non seulement le critère de l’ancienneté pourrait rimer avec plus de conservatisme mais l’œuvre des magistrats serait purement technique dans cette Cour », regrette le professeur de droit public. D’après lui, la Cour constitutionnelle doit s’ouvrir à d’autres disciplines puisqu’elle examine la philosophie et l’impact des lois.

L’article 26 dispose que « la liberté de l’individu est garantie ». Cependant, la liberté de l’individu est cernée par la communauté : qu’elle soit restreinte, à savoir la famille-pilier de la société selon l’article 12, ou la plus élargie, en l’occurrence l’Oumma islamique.

Face aux craintes de l’instauration d’une autocratie s’appuyant sur une théocratie, la vigilance sera de mise, assure Sarah Ben Said. « Nous n’accepterons pas un retour à la case départ et la mise en péril de nos acquis notamment concernant les droits des femmes et les libertés », conclut-elle.