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La Tunisie bascule, depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021, dans la dictature et la régression démocratique. Comment cela a-t-il été possible après la révolution populaire de la dignité et de la liberté de 2011 ? La question est obsédante !L’histoire peut-elle nous renseigner ? S’il est de bonne science de ne pas transposer au présent les expériences du passé pour éviter les erreurs d’optique et les recompositions de l’esprit, il est tout aussi important de rappeler que l’histoire questionne les faits du passé et autorise rapprochements et réflexions sur le présent.

Le coup d’arrêt de l’expérience démocratique naissante en Tunisie depuis le coup de force du 25 juillet 2021 peut être rapproché de la fin de la République de Weimar en Allemagne, régime de démocratie parlementaire (1918-1933,) avec l’instauration de la dictature d’Adolphe Hitler, le début du IIIème Reich et l’éclosion du nazisme. Il va de soi que la comparaison interdit tout amalgame entre le régime nazi et le régime autocratique tunisien, quoique ce dernier comporte des relents fascisants avec les derniers dérapages xénophobes présidentiels de février 2023 sur les « hordes de migrants africains subsahariens », « le grand remplacement démographique de la Tunisie », « la conspiration africaine contre l’identité arabo-musulmane du pays », « la criminalité des subsahariens sans-papiers ».  Quoiqu’il en soit des singularités historiques, les similarités de l’assaut contre la démocratie sont riches d’enseignements.

Dans les deux pays une expérience démocratique -chaotique et chancelante certes- est stoppée de fait, paradoxalement par « entrisme » démocratique. Le modèle s’est construit, dans un cas, sur les décombres de l’ancien Empire allemand- que la défaite de la guerre mondiale de 1914-1918 mit à terre et que le traité de Versailles scella-, dans l’autre, sur ceux de l’Etat autocratique et patrimonial légué des années de monolithisme bourguibien et de dictature benaliste. Les deux expériences démocratiques sont, dès l’abord, traversées de tensions structurelles qui fragilisent leurs nouvelles institutions de représentation, de délibération et de contrôle. Ici et là, la révolution « d’en bas » accouche d’une « grande désillusion ». Dévoyée en Tunisie par l’esprit majoritaire des nouveaux élu-e-s du mouvement islamiste Ennahdha à l’Assemblée Nationale Constituante en 2011, et, en Allemagne par les conflits entre forces de gauche ouvrières et communistes et forces monarchiques et de droite, elle débouche sur des constitutions de transaction. Si ces bricolages contribuent à faire accepter les nouvelles architectures institutionnelles par les diverses parties antagoniques, ils accentuent néanmoins les failles du système préconisé et portent préjudice à la cohérence d’ensemble de leur démocratie parlementaire. Le scrutin à la proportionnelle et la manière dont il est pratiqué ici et là, a pour effet à son tour de morceler la représentation démocratique au sein des deux assemblées législatives et de favoriser l’instabilité ministérielle. Le paysage politique y est très segmenté, conduisant dans les deux pays à des alliances partisanes contre nature ainsi qu’à une forte érosion de leur base électorale. Un discours radical de type populiste s’y développe sur fond de colère populaire du fait de la dépression sociale, économique et financière, crises multidimensionnelles aggravéespar le krach financier de 1929, comme plus tard par la pandémie du Covid-19 qui se déclare en Tunisie en mars 2021.

L’entrisme démocratique 

Dans les deux pays, les deux fossoyeurs de la démocratie parviennent au pouvoir par les canaux démocratiques légaux prévus par la constitution. Le 30 janvier 1933, Adolphe Hitler est nommé chancelier conformément à la constitution de Weimar en qualité de chef du parti (le parti national socialiste des travailleurs allemands, le NSDAP) vainqueur des élections législatives de novembre 1932 à une majorité relative. Il est accepté par le président du Reich Paul von Hindenburg, qui pourtant, ne vit en lui qu’un « petit caporal bohémien » « tout juste bon à occuper la position d’un chef de poste ». Chef d’Etat-major prestigieux, auréolé de victoires militaires et président du Reich garant en principe de la constitution, ce personnage illustre cède aux intrigues par peur du bolchevisme et aussi affinités antisémites. D’après les historiens, l’arrivée au pouvoir du dictateur n’est ni un accident de parcours, ni une ascension inéluctable, mais bien le fruit d’un renoncement à la démocratie et d’un ralliement à la personne de Hitler. Nul n’ignore en effet son projet nationaliste, antisémite et hégémonique dont présage son livre de prison, Mein Kampf, ni ses faits d’arme dix ans plus tôt dans la conduite du putsch avorté de 1923. Surfant sur le sentiment de l’humiliation allemande, de la colère et du ressentiment, il apparait très vite comme l’homme de la situation pour relever le pays et redorer son blason.

En Tunisie, Kais Saied, enseignant constitutionnaliste sans histoire particulière et candidat indépendant antisystème, vient tardivement à la politique après la révolution de 2011 à laquelle il ne participe pas. Apprécié du public pour son « ascétisme professoral » comme pour ses doctes commentaires juridiques télévisuels de l’actualité politique, il accède au pouvoir par élections anticipées, organisées en septembre-octobre 2019, suite au décès en fonction du président Béji Caïd Essebsi. Il est porté à la magistrature suprême à 70% des suffrages exprimés avec pour seul programme le slogan «le peuple veut» et après un scrutin très disputé (26 candidats) l’opposant au final à son rival et « antithèse », le sulfureux magnat de la télévision et président du parti populiste libéral Qalb Tounes, Nabil Karoui. Elu au 2ème tour par notamment un massif report de voix de gauche comme de droite,- y compris les voix de ses nouveaux ennemis « islamo-conservateurs » qui délaissent leurs propres candidats à son profit, il pose dès l’abord les jalons de son idéologie messianique, populiste, souverainiste de type nationaliste arabe et identitaire musulman. Il conçoit sa présidence comme une mission révélée, un devoir sacré devant « Allah, le peuple et l’histoire ».

Son élection ne vient pas de nulle part. Elle marque selon les spécialistes un nouveau stade « d’une crise d’hégémonie » du fait d’une classe politique divisée, manquant à l’appel. 

Péril et pouvoirs d’exception

Dans les deux expériences allemande et tunisienne, la prise d’assaut contre la démocratie excipe de « faits menaçant la sécurité publique », motifs autour desquels cependant persiste le mystère de leur nature. Deux évènements en sont les catalyseurs : l’incendie du Reichstag du 27 février 1933 qui ravage le siège du parlement à Berlin, les émeutes du 25 juillet 2021 qui se déclenchent sur le territoire national.

L’incendie du parlement allemand est assurément le point de basculement de l’Allemagne dans la dictature. Survenant en contexte de campagne électorale pour les élections législatives du 5 mars 1933,- neuvièmes et dernières élections libres de la République de Weimar-, l’incident est exploité par les nazis à des fins politiques et est attribué à un complot communiste. Prélude à l’arrestation d’une centaine de milliers de communistes et sympathisants de gauche, il est assorti de la proclamation du décret liberticide du président du Reich du 28 février 1933 pour « la protection du peuple et de l’État ». Pris sur la base de l’article 48 de la constitution de Weimar, il ouvre droit au recours à la force et à la suspension totale ou partielle des droits fondamentaux. Le texte, d’effet immédiat, suspend sine die les libertés civiles et politiques garanties par la constitution : les libertés d’expression, de presse, d’association et de réunions publiques, la confidentialité des communications, la protection du domicile et de la propriété (art.1). Il transfère au Gouvernement du Reich certaines prérogatives dévolues aux Lander (art.2 et 3) et établit des peines très lourdes pour certains délits particuliers allant jusqu’à la peine de mort en cas d’incendie de bâtiments publics (art. 4 et 5). Moins de trois semaines après la proclamation du décret, Hitler resserre son emprise sur l’Allemagne en faisant adopter la loi des pleins pouvoirs du 24 mars 1933.

En Tunisie, la journée du 25 juillet 2021 – journée de commémoration de la république- est jalonnée d’émeutes, de mouvements protestataires et de révoltes contre les défaillances du gouvernement face à la crise sanitaire (22000 morts au 25 juillet 2021), et contre l’incurie parlementaire des partis politiques, leurs coalitions au pouvoir comme de leurs classes dirigeantes. Les appels à manifester se relayent en boucle sur les réseaux sociaux. Les locaux du mouvement islamiste Ennahdha- tenu pour responsable de l’état de déliquescence du pays- sont pris d’assaut, vandalisés et saccagés par les manifestants dans certaines localités et régions. Devant le siège de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), des rassemblements se forment appelant à la dissolution de l’institution. Le soir même, le président de la république, arguant de troubles à l’ordre public, mobilisel es pouvoirs d’exception de l’article 80 (l’équivalent de l’article 48 de la constitution allemande), selon lequel « En cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception ».Flanqué des plus hauts cadres de l’armée et de la sécurité, il annonce le gel du parlement, la levée de l’immunité des députés, la destitution du chef du gouvernement et de ses ministres, la prise en main du ministère public et de la direction de l’exécutif, la nomination prochaine d’un nouveau gouvernement pour l’assister et promet des mesures de redressement du processus politique qui ne tardent pas à survenir. Deux mois plus tard, le pays bascule dans la dictature sous le poids des pleins pouvoirs et du vide institutionnel.

Pleins pouvoirs et détricotage des institutions de l’Etat

En Allemagne, la loi des pleins pouvoirs, appelée également loi d’habilitation ou de réparation de la détresse du peuple allemand, est votée le 23 mars 1933 dans un concert de voix des partis représentés à l’exception de celles des députés du parti communiste dont les mandats sont annulés, et des votes unanimement défavorables du parti social-démocrate (SPD). Cette loi permet au gouvernement d’Adolf Hitler de gouverner par décrets, passant outre l’approbation parlementaire et sans le contreseing du président du Reich. Elle remet la totalité de l’activité législative et normative entre les mains du nouveau dirigeant « national-socialiste », précipitant par-là à la dissolution irrémédiable des institutions de l’État de droit et à l’abolition de la démocratie parlementaire. Elle permet toutes les dérogations à la constitution de Weimar dont elle prend de fait la place. Tout d’abord limitée à quatre ans, la « loi des pleins pouvoirs » est reconduite en 1937, 1939 et en 1943. Jusqu’à la fin de la dictature, elle reste le fondement de toute législation et n’est abolie qu’après la capitulation (Loi n° 1 du Conseil de contrôle du 20 septembre 1945). Elle autorise l’assujettissement de la fonction publique, la justice, les organes de sécurité et les armées ainsi que toutes les institutions au « principe du Führer » et à sa volonté de puissance. La mise au pas de la vie politique et publique se réalise au moyen de l’interdiction des partis, des organisations syndicales et de masse, l’abolition pure et simple des libertés, tout cela sous la vigilance morbide des SS et des SA. La nazification de l’Etat et de la société est ainsi en bonne marche au moyen des lois sur «l’harmonisation des Lander et du Reich» (7 avril 1933), « l’interdiction de la formation de nouveaux partis » (14 juillet 1933), « l’identité entre le parti et l’État » (1er décembre 1933), « la reconstruction du Reich » (30 janvier 1934), « le chef de l’État du Reich allemand et le référendum du 19 août 1934. Elles débouchent sur les désastres humanitaires et les génocides antisémites que l’on connait.

En Tunisie, le décret 2021-117 sur les mesures d’urgence est promulgué le 22 septembre 2021. Reconduisant la suspension des institutions parlementaires de représentation en leur ajoutant la suppression de l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionalité des projets de lois, le texte, est acte innommé des pleins pouvoirs. Il dépose entre les mains du président de la république tout le pouvoir normatif de l’Etat : le pouvoir constituant permettant de réaliser l’ordre politique nouveau, tout le pouvoir législatif sous la forme de décret-loi accouplé d’une clause d’immunité contre les recours en annulation, le pouvoir référendaire, le pouvoir règlementaire général, le pouvoir de nomination aux emplois fonctionnels et à la haute fonction publique. Il déclasse la constitution de 2014 (censée être la norme supérieure) au rang inférieur en la soumettant à « non-contrariété » à ses dispositions. Sur cette base est opéré un détricotage en règle de l’Etat de droit et une mise au pas des institutions de la démocratie: dissolution du conseil supérieur provisoire de la magistrature (7 février 2022) et son remplacement par un organe désigné (12 février 2022), remaniement de l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) (avril 2022), révocation intempestive des magistrats ( juin 2022), révision sur mesure du code électoral (mai 2022), passage en force au référendum sur « la nouvelle constitution pour la nouvelle république » (juin et juillet 2022), texte rédigé en solitaire, fixation de nouvelles infractions politiques et médiatiques se rapportant aux systèmes d’informations et de communications (janvier 2023). Dans le sillage, les partis politiques sont écartés de manière détournée de toute compétition électorale comme du reste les binationaux de toute candidature sur le territoire national et les femmes d’une représentation paritaire. Tout cela débouche sur l’autoritarisme d’un chef au-dessus des lois, usant de ses pouvoirs absolus pour liquider ses opposants et réduire la scène politique à néant.

La perversion du droit et de l’Etat

L’histoire enseigne que le discours des dictateurs est « naturellement populiste ». Il est en permanence articulé sur l’identification entre un peuple fantasmé et un chef, véritable incarnation du premier, de son corps, sa parole et sa souveraineté avec recours au registre des émotions, du ressentiment et de la colère des électeurs contre les « ennemis de l’intérieur comme de l’extérieur ». Car l’important n’est pas de faire société et d’unir autour du plus petit dénominateur commun mais bien d’attiser et d’enflammer les passions, la haine raciale, l’aversion des élites. Le plus frappant est certainement la perversion du droit et de l’Etat. Dans le discours du führer comme dans le discours de Kais Saied, l’opposition entre le droit substantiel (non séparé de la moralité) et la légalité (le droit formel supposé neutre) est l’axe sur lequel l’un et l’autre jouent pour se libérer des contraintes (les garanties) de l’Etat de droit. Pour le Führer, le système constitutionnel de Weimar « a livré l’Allemagne à ses ennemis » et s’est détruit par cette légalité. En Tunisie, le coup de force contre la légalité constitutionnelle de 2014 s’est articulé autour de ces mêmes considérations, sur l’idée que la légalité de 2014 a été une entrave à l’expression de la souveraineté du peuple, principe substantiel qui prévaut sur les formes et les procédures. Aussi est-il considéré « que si le principe de la souveraineté du peuple s’oppose aux procédures relatives à son application, la prééminence du principe sur les formes et les procédures s’impose » (Décret 2021-117).

Le deuxième trait de correspondance est la perversion du système pénal et de la séparation des pouvoirs. Pour l’un et l’autre, la fonction de juger est paralysée par l’Etat de droit, ses formalités et ses procédures. Le système libéral est considéré par les deux personnages comme « dépourvu de nerfs », « manquant d’instinct politique et de courage » pour traiter les ennemis de l’Etat et du peuple. Selon la vision nazie, la justice de l’Etat de droit est « une entreprise d’imputation, au fonctionnement prévisible et calculable auquel le criminel a un droit subjectif acquis ». Le droit est devenu en quelque sorte « la magna charta des traitres à la patrie ». Cela donne au Führer « le droit et la force de fonder un nouvel Etat et un ordre nouveau » comme d’agir au titre d’autorité judiciaire suprême du peuple. Les mêmes ressorts sont mobilisés par Kais Saied qui, se posant en justicier contre la « corruption », « les monopoles », « les prévarications »,« les traitres », en un mot contre les ennemis de tous genres et bords, incarne à ses propres yeux et aux yeux de ses partisans « la justice suprême, comme il se plait à le suggérer à travers l’évocation de la figure glorifiée d’Omar Ibn al Khattab, le deuxième calife bien guidé, successeur du prophète Mohammed, connu pour son intransigeance et son esprit de justice. Il ne s’embarrasse donc pas de la séparation des pouvoirs, principe qu’il a tout bonnement écarté de sa constitution. Supprimant d’un revers de main le Conseil supérieur de la magistrature, il ne tarde pas à aller de l’avant, révoquant tantôt les magistrats en les condamnant d’avance, chargeant d’autre fois ses adversaires et opposants politiques de complot et de conspiration contre la sureté intérieure et extérieurs de l’Etat en les jetant en prison,  fustigeant enfin les non-lieu, les acquittements et les mises en liberté que les juges prononcent en droit, considérant qu’ils sont une obstruction à sa justice .

Ce parallèle, quoique non-exhaustif, en dit long sur les dérives totalitaires qui menacent la Tunisie. Puisse-t-il contribuer à ouvrir les yeux de ceux et celles qui se gargarisent encore du faux coup porté par Saied à la dictature de l’Islam politique de la « décennie noire passée ». 

Dessin d’illustration de l’article : -Z-, février 2023. Debatunisie.com