« Il faut zoomer sur ses jambes. Cette fille a l’air bonne au lit… Ce sont des mots entendus sur le plateau de tournage d’un feuilleton. Il y a aussi ceux qui se permettent de te poser des questions très intimes sur ta sexualité ». C’est en ces termes que l’actrice tunisienne Nadia Boussetta évoque des exemples de dérives à caractère sexuel dans le milieu du cinéma et de la télé, lors d’un entretien avec Nawaat.

Ces propos corroborent ceux de l’actrice tunisienne Rania Gabsi. « Il y a beaucoup de réalisateurs qui réclament une contrepartie sexuelle pour te donner un rôle. De nombreuses actrices y font face (…) Elles s’y sont habituées », confie-t-elle sur les ondes d’IFM, le 18 février.

Ces abus sexuels ont lieu aussi bien lors des tournages que dans les coulisses. « Sur ce même plateau, on savait que certaines filles étaient amenées à céder à des avances sexuelles », raconte Boussetta.

Dans le milieu du cinéma et de la télévision, les comportements sexuels abusifs de telle ou telle personnalité paraissent ainsi bien connus. Mais dans ce microcosme, on préfère en parler avec des pincettes et surtout pas en public.

« On a probablement honte d’en parler », confie la réalisatrice et scénariste Ismahane Lahmar à Nawaat. Et de poursuivre : « Dans d’autres pays, la médiatisation a permis la libération de la parole des femmes concernant les violences sexuelles sévissant dans ce milieu. Ce n’est pas le cas ici ».

Récemment, le monde du cinéma français a été secoué par les révélations de l’actrice française Judith Godrèche. Cette dernière a porté plainte contre les réalisateurs français Benoît Jacquot et Jacques Doillon pour viols sur mineur. Ces viols auraient eu lieu lorsqu’elle commençait sa carrière d’actrice, âgée d’à peine 15 ans.  Depuis son témoignage, d’autres actrices ont brisé le silence.

Benoît Jacquot et Jacques Doillon appartiennent à une génération de réalisateurs ayant incarné le rayonnement du cinéma français. Leurs pratiques sexuelles étaient notoires. En Tunisie aussi, on a nos Jacquot et Doillon.

Au vu et au su de tous

Les pratiques sexuelles controversées de certains hommes du milieu du cinéma et de la télévision sont connues. Certains d’entre eux ne s’en cachent même pas.

« On voyait des réalisateurs d’un certain âge sortir avec des filles très jeunes. Ce genre de choses étaient aussi banalisées chez nous », confie Nadia Boussetta.

Les hommes sont glorifiés pour leurs conquêtes féminines même lorsqu’il s’agit de très jeunes femmes. Un acteur tunisien à succès, âgé d’une soixantaine d’années, s’est ainsi illustré. « Il a ramené une jeune fille sur le plateau du tournage. J’ai demandé ce qu’elle faisait parmi nous. On m’a dit en rigolant « qu’il y vide ses couilles » », raconte une actrice sous couvert d’anonymat, encore dégoûtée.

Quand on parle du réalisateur du célèbre film « Halfaouine », Férid Boughedir, on dit qu’il est tactile ou tout simplement lourd. Le fait qu’il balance un mot soi-disant charmeur, voire grivois à des candidates de Miss Tunisie en matant avec insistance leur décolleté, ça passe pour une plaisanterie. « Oh celui-là, n’en parlons pas ! Mais il exagère », dit-on de lui en off.

Nombreux sont las de son comportement. Cette lassitude sous-entend une forme d’accommodement, de complaisance même avec ses pratiques, plus qu’une quelconque intention d’y faire face. Sa carrière, sa grande culture comme le confient certains membres de ce milieu, son âge, le disculpent.

Certains en rient même, même du côté de ses victimes. Car les harceleurs peuvent être des gens intelligents, drôles. Des gens dont on pourrait admirer les œuvres, dont ils tirent leur pouvoir. Ce pouvoir qui leur permet de jouir de l’impunité. 

Cette impunité dont s’est servi un autre réalisateur tunisien de renom pour harceler publiquement Ahlem. Tout a commencé lorsqu’elle lui a demandé de ne pas toucher à un tableau lors d’une exposition où elle travaillait. Le réalisateur en question n’aurait pas apprécié cette remarque.

 « Il est revenu à maintes reprises auprès de moi. Il passait sa main sur mes épaules dénudées, en me demandant de façon ironique, s’il avait le droit ou pas de toucher par-là ». Sidérée, la jeune femme n’était pas en mesure de réagir. « Je ne comprenais pas ce qui se passait. Ça se passait publiquement. Et personne n’était surpris qu’il ose me faire ça. Car tous savaient que c’est un harceleur ».

Plus tard, Ahlem décide d’en parler publiquement. Et elle a été surprise par le nombre de témoignages qu’elle a reçus, relatant des faits similaires avec le même réalisateur. « Je suis étonnée à quel point des gens de ce milieu, qui tout en se prétendant féministes, tolèrent ce type d’agressions », se désole-t-elle.

Les agissements de certains réalisateurs peuvent être jugés par des gens du milieu comme faisant partie de leur personnage, désagréables mais sans gravité. Cet aveuglement collectif occulte la part sombre de ces personnes. Car le harcèlement sexuel peut aller bien plus loin.

Le chantage pour obtenir un rôle

Le casting sert de prétextes pour approcher sexuellement des jeunes femmes. On leur demande de se dénuder pour « les besoins du rôle ». Et c’est là une porte ouverte à d’autres abus, raconte à Nawaat une actrice sous couvert d’anonymat.

 La frontière entre la nécessité du rôle et l’abus sexuel est mince. Entre se dénuder pour une scène et qu’on te mette les mains aux fesses et dans d’autres parties intimes, il y a une différence de taille. Celle qui sépare le professionnel de l’obscène.

Ces abus sexuels commencent parfois sur les réseaux sociaux avec des hommes qui se présentent comme des chasseurs de nouvelles têtes. Une jeune femme raconte sur Ena Zeda sa rencontre virtuelle avec un jeune homme qui se vante d’être un réalisateur, à la tête d’une boîte de production. Elle publie les captures d’écran de ses conversations avec cet homme qui lui promettait de participer à un casting pour un film.

L’homme en question lui demande d’envoyer des photos d’elle en deux pièces ou nue. C’est pour voir si elle a des cicatrices sur le corps, justifie-t-il, en insistant sur le fait qu’il lui offre « une opportunité » à saisir.

La jeune femme admet son degré de crédulité. « A l’époque, j’ignorais ce que signifiait le mot harcèlement psychologique et sexuel. Pour moi, ce qu’il me disait, je le prenais pour des compliments ». Et pour certaines, ce genre de harcèlement prend une tournure plus dramatique.

Des cas d’agressions sexuelles sont rapportés par des jeunes femmes qui se rendent chez des réalisateurs connus pour un pseudo casting. Le casting se passe dans un appartement.

« Chez un réalisateur connu, c’est clair tu couches avec lui pour avoir un rôle ou tu dégages », nous confie un producteur. L’identité de ce monsieur circule dans le groupe Ena Zeda. Et il a déniché beaucoup de nouvelles têtes pour jouer dans ses productions.

L’hypersexualisation des femmes

On est en 1990, Férid Boughedir sort son film « Halfaouine ». On y voit une scène dans un hammam et des femmes aux seins nus. Le film cartonne. Et depuis, le cinéma tunisien est présenté comme étant un « cinéma de hammam », où il ne s’agit que de sexe et de belles femmes dénudées. Et que les films tunisiens sont à regarder seul ou en couple pour émoustiller son désir sexuel. Cette image est véhiculée, entre autres, par le sitcom à grand succès « Choufli Hal » dans un des épisodes.

Force est de constater que le corps des femmes est instrumentalisé parfois par certains réalisateurs, et ce, non à des fins artistiques. Et il est manifeste qu’on voit plus de scènes mettant en avant des décolletés et des jambes nues d’actrices que d’images d’acteurs dévêtus.

L’actrice Boussetta garde un souvenir amer du tournage de son premier film. « On m’a demandé d’enlever mon pull pour une scène où je devais me baigner. Cette scène n’était pas prévue dans le scénario, et de surcroît parachutée. Mon soutien-gorge  était en laine. Au contact de l’eau, mes seins allaient être totalement visibles. J’avais dit non », se remémore-t-elle.

A l’époque, elle avait à peine la vingtaine. C’était son premier rôle. « J’étais sous la pression de toute l’équipe. Le réalisateur voulait sa scène. J’étais fini par abdiquer sinon j’aurais été perçue comme la pouffe, la conne qui n’est pas professionnelle et qui freinait le déroulement du tournage. Je n’avais personne pour me défendre», regrette-t-elle encore aujourd’hui.

L’instrumentalisation aguicheuse et la chosification du corps des actrices ne sont pas sans conséquence sur ces dernières, même des années après la sortie de l’œuvre. « Lors de ma participation dans le feuilleton Maktoub, on a ressorti l’image de mes seins dans le film précité pour en faire des copies et les afficher au centre-ville de Tunis. Ça m’a marquée », se désole Nadia Boussetta.

Cet usage pernicieux du corps féminin renforce aussi la perception sexiste selon laquelle toute actrice est potentiellement une putain.

Briser le silence

« Heureusement qu’il y a aujourd’hui des filles qui ont l’audace de refuser ces pratiques ou du moins de les contourner », se félicite Boussetta.

Les victimes d’abus sexuels osent désormais en parler. Elles ont trouvé dans les réseaux sociaux, notamment le groupe Ena Zeda, un exutoire pour raconter leurs agressions.

 Ces témoignages ont afflué dans le sillage du mouvement Mee too, relève Sarrah Ben Saied, directrice exécutive de l’association féministe Aswat Nissa, interviewée par Nawaat. Son organisation gère ce groupe de parole. Mee too a d’ailleurs pris de l’ampleur à la suite de l’affaire Weinstein, un producteur de cinéma américain accusé par plusieurs femmes d’agressions sexuelles.

Mais en absence de preuves tangibles sur des faits se déroulant parfois à huis-clos, elles préfèrent garder l’anonymat. Même si les commentaires en dessous de leurs publications laissent croire qu’il s’agit la plupart du temps d’hommes connus pour avoir commis de tels abus sur d’autres femmes. Mais personne ne balance de noms. La peur règne.

Actrices, producteurs ou techniciens, tous réclament l’anonymat pour nous en parler. Les victimes aussi. « Les filles qui ont témoigné sur Ena Zeda avaient peur de ne plus travailler, d’être « grillées » si elles osaient dévoiler leur nom ou celui de leur agresseur », explique la représentante d’Aswat Nissa. Nadia Boussetta abonde dans ce sens. Et d’ajouter : « en parler publiquement est perçu comme une sorte de trahison de son milieu ».

La présomption d’innocence fait également qu’on en parle avec prudence. Et ce n’est pas sans fondements. On ne peut pas éluder cette présomption concernant des affaires qui risquent d’entacher à jamais la réputation d’un homme, qu’il soit connu ou pas.

Toutefois, les convergences des témoignages autour de certains personnages leurs donnent une certaine crédibilité. Comme pour le cas d’une jeune femme qui s’est plainte auprès de beaucoup de personnalités du milieu du cinéma d’un producteur qui aurait abusé d’elle sexuellement. Cet homme l’aurait approchée en promettant de produire son film. Toutes les personnes ayant témoigné pour Nawaat ont évoqué cette histoire. Ce producteur connu reste intouchable. Une certaine lâcheté sévit aussi dans ce milieu.

Ce silence favorise le statu quo. D’autant plus que certaines filles travaillant dans ce secteur semblent considérer cela comme des aléas du métier. Et que d’autres profiteraient de ce système, relève l’actrice Abir Bennani, interviewée par Nawaat. « Instagram et Tik Tok ont aggravé le phénomène. Les jeunes filles se comparent à telle ou telle célébrité. Elles veulent leur moment de gloire. Ce sont des proies faciles». Parce qu’être prise pour un rôle, c’est en quelque sorte être distinguée. Et cette quête de reconnaissance imprègne nos sociétés obsédées par l’apparence.


Des dizaines de jeunes femmes tunisiennes se sont rassemblées, le samedi 14 décembre 2019, à la Place de la Kasbah pour un flashmob dénonçant le viol, le harcèlement sexuel et leur impunité. Il s’agit d’une reprise adaptée  du chant et de la chorégraphie chilienne ayant fait le buzz fin novembre, « Le violeur, c’est toi ».


Le fait que des jeunes filles consentent à s’introduire dans ce milieu de cette manière n’exclut pas la nécessité de questionner ce système.

L’absence de protection

Dans ce milieu, on sait qu’il y a des crapules, mais on se tait ou au mieux, on prévient les copines. C’est que les femmes ne sont pas protégées pour faire face à leurs agresseurs, estime Sarrah Ben Said. « Il ne suffit pas d’édicter une loi, en l’occurrence, la loi 58 sur l’élimination des violences envers les femmes. Il faut une politique publique qui va avec. Il est par exemple aberrant d’octroyer des subventions publiques à des personnes réputées pour leurs abus sexuels ou de ne pas faire de sensibilisation à ce sujet », plaide-t-elle.

 Pour Ismahane Lahmar, le milieu de l’audiovisuel reste très masculin, malgré le nombre important de femmes diplômées dans ce domaine. « Ce déséquilibre est propice à ce genre de dérives », estime-t-elle. Et de revendiquer davantage de femmes sur les plateaux de tournage ou encore dans les commissions d’octroi des subventions publiques.

 Mais est-ce suffisant pour changer les mentalités ? « Dans ce secteur, la notion du respect de la dignité humaine n’est pas partagée par tous. Et ça se manifeste de différentes manières : les gens qui ne sont pas payés, les dépassements des horaires de travail, la violence sexuelle, etc », déplore Nadia Boussetta.

Pour balayer le sujet, on avance que ces dérives gangrènent aussi d’autres sphères. Et pour l’heure, les paillettes du cinéma paraissent en Tunisie éloigner les projecteurs des faces les plus sombres du secteur.