« Sursis », « victoire différée ». Ce constat est dressé par deux femmes diamétralement opposées sur l’échiquier politique français. La militante décoloniale, Houria Bouteldja et la cheffe du Rassemblement national, Marine Le Pen s’accordent pour relativiser la victoire surprise de la coalition de gauche aux élections législatives du 7 juillet 2024. Dimanche soir, des scènes de liesse ont été observées dans les grandes villes françaises pour célébrer la première place décrochée par le Nouveau front populaire (NFP). Il faut dire qu’aucun des 58 sondages publiés entre la dissolution de l’Assemblée nationale – le 9 juin 2024 – et le second tour n’a prévu une telle configuration. D’après les résultats définitifs, la gauche totalise 190 sièges (178 NFP et 12 divers gauche), la coalition présidentielle Ensemble décroche 150 députés tandis que le Rassemblement national et ses alliés arrivent en troisième place avec 142.
Alors que l’intégralité des enquêtes d’opinion promettait, sinon une majorité absolue, au moins une forte majorité relative à la formation d’extrême droite, les urnes ont déjoué tous les pronostics. Cela s’explique avant tout par la logique de « désistement républicain » massivement appliquée par la gauche et le camp présidentiel après un premier tour qui a accordé la première place au RN et à ses alliés. Il convient de rappeler le mode de scrutin appliqué en France et totalement inédit dans le reste de l’Europe. Un député est élu au suffrage uninominal à deux tours. Pour gagner dès le premier tour, un candidat doit obtenir l’assentiment de plus de 50% des électeurs et d’au moins 25% des inscrits dans sa circonscription. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, un second tour est organisé. Peuvent participer à ce nouveau scrutin les deux candidats arrivés en tête ainsi que tout concurrent ayant obtenu au moins 12,5% des inscrits. On peut donc obtenir des seconds tours avec trois (triangulaire) voire quatre (quadrangulaire) candidats. Pour éviter l’élection d’un candidat d’extrême droite, la coutume dite républicaine veut que la personne arrivée en troisième place face à un aspirant RN se désiste au profit du deuxième. Compte tenu de la dynamique en faveur du parti de Jordan Bardella, cette stratégie a été largement appliquée. Ainsi, seules 89 triangulaires ont été organisées contre les 285 possibles. Ce choix, largement suivi par les électeurs de gauche et moyennement confirmé par ceux du centre, explique la débâcle infligée au RN.
Les secrets d’une déroute
La déroute du parti lepéniste s’explique également par l’impréparation et l’amateurisme montré par ses cadres et candidats. Alors qu’un travail de dédiabolisation a été entrepris depuis l’accession de Marine Le Pen à la tête de la formation politique, la dissolution a permis de ressortir les vieux démons du parti à la flamme. Le journal en ligne Mediapart a détecté « une centaine » de candidats « problématiques » tenant des propos racistes, antisémite ou complotistes. La principale polémique de la campagne a porté sur les citoyens binationaux. Les propositions visant les Français également ressortissants d’un pays extra-européen variaient selon l’interlocuteur, allant de l’interdiction de la binationalité (mesure pourtant abandonnée depuis 2022) à l’empêchement d’occuper tout ou partie des emplois publics. Indépendamment de l’intensité de la mesure, cette approche rappelle que le parti d’extrême droite opère une hiérarchie entre les citoyens, dans un pays qui se dit attaché à l’égalité.
La mobilisation des immigrés a également pesé sur la contreperformance de l’extrême droite et a principalement profité à la gauche. Lors de l’élection européenne, dont le résultat a poussé Emmanuel Macron à dissoudre l’Assemblée, la France insoumise (LFI) a réalisé une importante percée électorale. Si le discours médiatique dominant souligne le leadership du Parti socialiste (PS) à gauche lors de cette élection, la réalité est plus nuancée. Le PS a bénéficié d’un transfert de voix au sein du même électorat qu’il partage avec Les Ecologistes (anciennement EELV). Comme le montre cette analyse de France Info, LFI a totalisé 29,3% des suffrages dans les quartiers populaires, où se trouve une importante population issue de l’immigration post-coloniale, soit une augmentation de près de 20% auprès d’une population généralement acquise à l’abstention. Le parti mélenchoniste a été l’un des rares à refuser le soutien inconditionnel à Israël après le 7 octobre 2023. En choisissant de mettre sur ses listes la juriste franco-palestinienne Rima Hassan, LFI a subi une forte campagne de diabolisation tant dans la classe politique que médiatique. Ce qui ne l’a pas empêché de gagner près de 4 points aux européennes et de demeurer la première force à gauche durant les législatives. Lors de ces dernières élections, les circonscriptions gagnées par la France insoumise se trouvent essentiellement dans les grandes villes et les banlieues populaires, des zones où se concentrent les citoyens issus de cette immigration postcoloniale. Les premières analyses concluent que, tout comme pour les européennes, la participation a nettement augmenté dans les quartiers populaires.
Mais si un gouvernement d’extrême droite n’a quasiment aucune chance de prendre le pouvoir, le résultat de ces législatives reste encore flou. En effet, aucun des trois principaux blocs (gauche, centre, extrême droite) n’est en capacité de gouverner tout seul. Et les incompatibilités sont telles que chaque bloc peut être renversé par les deux autres. Notons ici que si la Constitution française n’impose pas à un gouvernement d’obtenir la confiance de l’Assemblée nationale pour gouverner, une motion de censure (à la majorité absolue) peut le faire chuter à n’importe quel moment. Un gouvernement de gauche disposant au mieux de 200 députés, aurait 377 parlementaires dans l’opposition. Dans ces conditions, il est très difficile d’imaginer que le nouveau Front populaire puisse dérouler sereinement son programme.
Dans l’hypothèse où la coalition de gauche pourrait obtenir le climat nécessaire pour gouverner, ses propositions en faveur des immigrés et de la Palestine auront peu de chance d’aboutir. S’agissant de la question migratoire, le discours raciste et islamophobe dépasse largement le seul cadre de l’extrême droite. C’est sous le quinquennat du socialiste François Hollande (2012-2017) que nombre de propositions discriminatoires et liberticides ont vu le jour (état d’urgence, projet de loi constitutionnelle portant sur la déchéance de la nationalité pour les auteurs d’actes terroristes). De plus, depuis le 7 octobre, une partie de la gauche a fait preuve d’un soutien inconditionnel à Israël, même si l’ampleur des massacres à Gaza et en Cisjordanie a atténué cette position. Par ailleurs, les questions de diplomatie et de défense nationale font traditionnellement (et non constitutionnellement) partie du « domaine réservé » du président de la République.
Emmanuel Macron, qui n’envisage pas pour le moment de démissionner, pourrait entraver les propositions du Nouveau front populaire de reconnaître un Etat palestinien et d’imposer des sanctions au gouvernement israélien. Enfin, la défaite du Rassemblement national ne signifie pas pour autant la fin de son influence politique. La formation lepéniste demeure le premier parti à l’Assemblée nationale, ses idées infusent dans les autres partis et le barrage républicain lui confère un rôle de « victime du système » qui pourrait bien lui offrir la victoire aux prochaines élections générales. Rappelons que la simple perspective d’une victoire de la formation d’extrême droite a entrainé une nette augmentation d’actes racistes.
La défaite du Rassemblement national aux élections législatives constitue un sursis pour les populations issues de l’immigration postcoloniale. En revanche, la dégradation du climat politique et la victoire culturelle de l’extrême droite continuent à peser sur la vie de ces populations. Un hypothétique gouvernement de gauche pourrait tenter d’apaiser les relations avec ces citoyens. Mais sans une véritable prise en compte du racisme structurel d’une partie de la société française, ce répit pourrait être de très courte durée.
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