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L’élection présidentielle tunisienne doit officiellement se tenir le 6 octobre 2024. C’est la présidence qui l’a elle-même annoncé le 2 juillet dernier, via sa page Facebook. Cette élection vient clôturer le mandat présidentiel durant lequel Kais Saied a radicalement transformé la scène politique tunisienne, passant d’une démocratie naissante à une dictature fascisante. Cinq ans après l’engouement populaire qui l’a fait élire à plus de 70% des voix au second tour face à Nabil Karoui, le candidat antisystème de 2019 est devenu aujourd’hui le système à abattre. Dans un contexte de répression de la liberté d’expression et de véritable purge de l’opposition, ces élections peuvent apparaître comme une formalité pour le président sortant. Pour autant, elles représentent aujourd’hui la seule arme sérieuse à disposition de l’opposition.

Un contexte antidémocratique

Le 25 juillet 2021, Kais Saied active l’article 80 de la Constitution, réalisant ainsi un coup d’Etat qui lui permet de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Il gèle le parlement, puis le dissout quelques mois plus tard. En 2022, il fait adopter une nouvelle Constitution lors d’un référendum largement boycotté par l’opposition et met en place un système hyper-présidentiel qui lui permet d’être le seul maître à bord. En 2022 et 2023, il organise des élections législatives pour faire élire un parlement sans réelles prérogatives, constitué de députés soutenant dans leur quasi-totalité sa démarche de coup d’Etat.

En parallèle de cela, l’opposition, allant des islamistes à la gauche démocratique, en passant par la famille destourienne a boycotté l’ensemble du processus. Le pouvoir, fort d’un soutien populaire se fondant sur un rejet de l’ensemble de la classe politique qui a occupé la scène lors de la période de la transition démocratique, décide de museler les différentes voix dissonantes. Tout d’abord, l’opposition politique, en emprisonnant nombre de leaders de partis, toutes familles politiques confondues, avec des chefs d’accusation infondés. Mais aussi le paysage médiatique, avec notamment le décret 54 qui prétend lutter contre les fausses informations, et qui en réalité est un puissant outil pour le pouvoir, lui permettant d’emprisonner toute voix critique à son égard. Nombre de journalistes sont aujourd’hui soit arrêtés, soit poursuivis pour des paroles exprimées dans les médias. De plus, plusieurs émissions politiques ayant l’habitude d’inviter l’opposition sur les plateaux de télévisions et radios ont aujourd’hui été arrêtées. Le risque de se retrouver sans aucune émission politique à la rentrée est réel.

Le tableau est donc le suivant : un président détenant tous les pouvoirs, une opposition politique emprisonnée et muselée et des élections prévues dans 3 mois. De plus, certains opposants bien placés dans les sondages ont annoncé depuis plusieurs semaines leur intention de se présenter aux élections, et sont aujourd’hui poursuivis en justice. C’est le cas de Lotfi Mraihi qui a été arrêté deux jours après l’annonce de la date des élections, ou encore Safi Said qui a été jugé par contumace à 4 mois de prison quelques jours avant l’annonce.

Rajoutez à cela, une Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) dont les membres ont été nommés par le président lui-même. Il est donc clair que ces élections n’ont rien de démocratique. C’est pourtant le seul moyen de lutte dont dispose l’opposition à cette heure.

Pas d’autre choix

En 2022, lorsque Kais Saied a soumis son projet de Constitution au référendum, l’ensemble de l’opposition s’est accordée pour boycotter le scrutin. L’objectif était simple : faire baisser le taux de participation au maximum afin d’ôter toute légitimité à ce référendum et donc à cette Constitution. L’organisation d’un vote dans un contexte où le président a concentré tous les pouvoirs entre ses mains ne donnait pas assez de garanties démocratiques pour le déroulement de ce scrutin. A-t-il été atteint ? En quelque sorte, seuls 30% du corps électoral se sont déplacés pour aller voter à 95% “oui”. Cet échec reste néanmoins à relativiser car ces 30% représentent plus de 2 millions d’électeurs (représentant ainsi un semblant de base électorale pour Kais Saied à ce moment-là), ce dont aucun autre parti ne dispose en Tunisie.

Puis sont venues les législatives de 2022-2023, où le taux de participation a cette fois frôlé le ridicule, en ne dépassant pas les 11%. Cet épisode ne représente néanmoins pas tant une victoire de la stratégie de l’opposition, qu’un simple désintérêt de la population vis-à-vis de ces élections. Il représente cependant une sérieuse défaite pour le camp du président car cela démontre que le soutien populaire dont il disposait était non seulement passif, mais qu’en plus, il s’érode petit à petit.

Malgré ces deux épisodes, Kais Saied continue de tracer son chemin. Le faible taux de participation à des élections ne semble pas le déranger, bien au contraire. La Constitution a été mise en place, et le parlement a été élu. Où en est la stratégie de l’opposition ? Supposons que le boycott ait réellement eu un effet sur les taux de participation et qu’il a permis d’ôter la légitimité des élections : cela a-t-il changé quelque chose ? Cela a-t-il vraiment dérangé le président ? La réponse est non. Il continue de gouverner comme si de rien n’était, et entretemps, continue à détruire tous les acquis démocratiques et les contre-pouvoirs. Si la même stratégie est adoptée lors de l’élection présidentielle, alors il aura une carte blanche pour 5 années supplémentaires de gouvernement.

Quelles sont les différents moyens de l’évincer du pouvoir ? Il y en a 3 : la rue, le coup d’Etat, ou les élections. La rue peine à se mobiliser malgré tout ce qu’il se passe depuis 3 ans. Aucun épisode politique n’a réussi à déclencher des manifestations spectaculaires comme le pays en a vu dans le passé. Tant du côté du pouvoir que de l’opposition. La rue est aujourd’hui lassée. Le coup d’Etat quant à lui est le pire des scénarios : il ferait rentrer le pays dans une spirale de coups d’Etats extrêmement dangereuse pour la stabilité et l’intégrité du territoire. Les élections, aussi imparfaites soient-elles, semblent être la seule issue possible et réaliste.

L’élection comme moyen de repolitisation

Enfin, au-delà du résultat de l’élection présidentielle, l’épisode électoral n’est pas une simple compétition entre des politiciens pour le pouvoir. C’est un moment politique : dans toutes les démocraties, c’est lors des élections que le peuple prend possession des sujets politiques, s’interroge, débat, se forge ses opinions, se politise. Ce moment, c’est l’occasion de mettre sur la table les sujets éminemment politiques : Quelle politique économique est la plus adéquate ? Comment traiter la question migratoire ? Quel avenir pour la liberté d’expression ? Et tant d’autres sujets qui définissent les prises de positions et les mouvements politiques au sein de la société, qui in fine, font vivre une démocratie.

Entrer dans les élections, ce n’est pas seulement concourir pour un poste. C’est avant tout exposer une vision de la société, faire entendre les voix de ceux qui n’en ont pas, positionner des idées dans le spectre politique et convaincre des citoyens d’y adhérer. L’élection c’est le moyen de politiser une société rongée par la lassitude et le désintérêt. Or, une société indifférente ne peut par définition pas être démocratique.

Boycotter les élections, ce n’est pas seulement faire gagner Kais Saied, c’est tuer la raison même d’être d’une démocratie : la politique.