Elle porte son bébé d’un an sur un bras et traîne péniblement des chaises en plastique sur l’autre. Naima a 30 ans. Et elle a l’air d’en avoir au moins40. “Même pour se baigner, c’est la galère. C’est pour mon garçon que je fais un tel sacrificie. La mer lui fera du bien”, confie la jeune femme.  

En cette journée du 10 août, la chaleur frôle les 40 degrés. L’air humide rend l’atmosphère saturée et suffocante. Pourtant on se trouve au bord de la plage de La Goulette (banlieue nord de Tunis).

Il est 17h et les gens continuent à affluer. D’autres partent. Certains attendent patiemment un taxi. Le visage marqué par la sueur. L’eau de mer semble déjà leur manquer.

Un jeune garçon se fraye un chemin vers sa mère, à travers la foule. Avec ses pieds nus et mouillés, sa mère septuagénaire, peine à se tenir debout. “On est venus depuis le matin de Denden (banlieue ouest de la capitale). Et il est temps de rentrer. Ma mère commence à être fatiguée”, lâche le jeune homme de 28 ans.

Naima compte de son côté passer la nuit sur la plage. Elle a amené avec elle de quoi boire et manger et une tente. Résidant à El Aouina (côté nord de la capitale), elle raconte qu’elle n’a pas les moyens de faire des allers-retours. Alors elle préfère profiter au maximum. La jeune femme ne travaille pas. Et son mari est un ouvrier.

Un homme étendu avec son petit fils sur la plage

Comme elle, beaucoup de familles viennent passer une journée entière, voire plus d’une semaine à la plage. Les mieux équipés dorment sous des tentes. D’autres s’abritent sous des parasols en les entourant de tous les côtés par des linges de lit. Petits et grands apportent des tables, des chaises et des glacières et même des matelas. Certains font sécher leurs vêtements sur une corde attachée au parasol.

Ce jour-là, la plage est bondée. Les parasols sont collés les uns aux autres. Pour accéder à la mer, il faut se montrer prudent pour ne pas renverser la table ou la chaise de son voisin. Les petits se baignent joyeusement. D’autres s’amusent à creuser des trous dans le sable. On trouve de tout sur les tables : des pastèques, des casseroles, des friandises. Des femmes papotent par ici. Des hommes scrutent les passants par là. Parfois en ayant un regard songeur. Quelques familles se sont installées juste en dessous du mur de la corniche en n’ayant ni chaises, ni parasols, et en étalant leurs affaires à même le sable.

Un matelas et un lit près d’une tente. Des vêtements en train de sécher sur un fil attaché au parasol.

Des vendeurs de pop-corn ou encore de beignets font des allers-retours au bord de la mer en espérant trouver des acheteurs. La plupart sont jeunes.

D’autres se sont contentés de s’assoir sur les rochers au bord de la mer pour se rafraîchir. 

L’image de la plage de La Goulette n’est plus celle des cartes postales des années 70 avec des hommes et des femmes légèrement vêtus, l’air désinvolte. Maintenant, l’austérité est de mise, et pas seulement au niveau des mœurs.

“La plupart de ces gens n’ont pas les moyens d’aller plus loin, même à Gammarth. Ils viennent des quartiers populaires de la capitale”, témoigne Latifa, co-gérante d’un café de plage, originaire elle-même de la cité de Sidi Hassine (l’ouest de Tunis).

Bien qu’elle leur loue le parasol à 20 dinars la journée pendant les weekends, elle montre de la compassion envers cette population. “Certains mettent de l’argent de côté pour se permettre des baignades ici. Ils peuvent apporter leur bouffe. Ils peuvent aussi se procurer un sandwich à trois dinars et un café à deux dinars. Ça reste accessible pour eux par rapport à d’autres lieux”.

Un homme dort près de son parasol

Et elle n’a pas tort. Les zones branchées de Bizerte ou encore de Hammamet ne sont pas à la portée de tous. Il faut compter en moyenne 80 dinars pour s’installer tranquillement dans des restaurants de plage. Et ce, sans parler des prix de consommation des autres beach-bars, s’élevant à environ 100 dinars la personne, voire plus.

Tout un système économique

Une muraille ornée d’une fresque sépare la plage du trottoir. Aux alentours, des commerçants de tout poil s’y sont installés. On y trouve des vendeurs d’ustensiles en argile ou encore de bouées de plage. Une femme a mis en place une baraque à sandwichs ambulante.

Près d’elle, un jeune homme s’improvise vendeur de figues de barbarie. Il les a entassées à l’arrière de son véhicule Isuzu, juste devant lui. Des jeunes hommes gèrent la circulation. Des pochettes encerclent leur taille. Certains marchent pieds nus. Ils encaissent les frais des stationnements des voitures. “Ils sont tous du même clan”, indique un riverain.

De nombreux vendeurs de chips, des épis de maïs grillés, de barbes à papa rodent autour. Ils sont pour la plupart ou bien très jeunes ou bien assez vieux.

Anis, 17 ans, est l’un d’eux. Il vient de Ben Arous (banlieue sud de la capitale). Le jeune homme vend des épis de maïs grillés. Il est plutôt jovial. “Ici il y a de nombreux vendeurs comme moi. Un peu trop même, mais on n’est pas envieux l’un envers l’autre. Nous travaillons sous la canicule pour des miettes finalement. Mais hamdoullah, je ne me plains pas”.

Le jeune homme a abandonné les bancs de l’école mais il a un projet en tête. Lequel ? Il hoche sa tête en direction de la mer en face avec des yeux qui brillent. “Je partirai bientôt d’ici en empruntant la mer. Il y a deux jours, deux amis sont arrivés en Italie. Ils ont l’air en forme, bien qu’ils m’aient dit qu’ils avaient très peur de la profondeur de la mer durant la traversée. Je suis content pour eux”, lance-t-il, optimiste.

Ce business autour de la plage ne fait pas que des heureux. “Je t’apporte ta glacière ? Tu veux un parasol ?”, lancent des jeunes hommes à l’allure assez imposante à chaque fois qu’un passant met les pieds sur le sable. Ils louent des parasols et des chaises.

Ahmed, le neveu de Naima dit à l’un d’entre eux qu’il n’en veut pas. L’homme le regarde alors un peu de travers. “Ils sont comme ça, insistants et parfois assez harceleurs”, s’exaspère le jeune homme, âgé de 18 ans.

C’est que la somme demandée pour louer un parasol est assez élevée pour cette famille. “Ils réclament 20 dinars pendant le weekend, 10 durant la semaine et peuvent baisser le prix jusqu’à 5 dinars quand il n’y a pas beaucoup de monde”, raconte le neveu de Naima. Celle-ci poursuit :

C’est une plage publique. Ils ont le droit de gagner leur vie. Mais nous aussi on veut profiter d’une plage qui est censée être accessible gratuitement à tout le monde.

Naima

Latifa, qui gère le café de plage avec son mari Hatem, a obtenu une autorisation de la part de l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (APAL) pour louer aux baigneurs 10 parasols. En contrepartie, ils versent à l’État une somme de mille dinars pour deux mois d’exploitation de cette partie de la plage. Ils sont environ une dizaine comme eux à avoir une telle autorisation, avance Hatem.

Mais d’autres en sont dépourvues. Sans les nommer, Latifa fait allusion à la complicité de certains agents de l’Etat. “Ils les connaissent mais ils sont de mèche avec eux. Ils les laissent faire”, lâche-t-elle.

Contactée par Nawaat, la mairie de La Goulette assure qu’elle fait de son mieux pour endiguer ces dépassements. “L’APAL leur donne des autorisations mais sans faire des contrôles derrière. Alors nous essayons d’intervenir avec la garde maritime pour réguler le secteur. Il y a des saisies de chaises et parasols appartenant à des exploitants clandestins”, assure Houda Ben Salah, cheffe du service de l’hygiène et de la santé à la municipalité.

La pollution partout

Plusieurs estivants interrogés louent la propreté relative de la mer mais déplorent la pollution. “Fais attention de ne pas marcher sur des tessons de verre”, met en garde une maman en parlant à son petit fils. En effet, des morceaux de verres sont enfouis dans le sable. Des cannettes de bières et des sachets en plastique sont un peu partout.

Des poubelles sont mises en place sur la plage. Mais elles sont tellement bourrées qu’on trouve un tas d’ordures juste autour. Sans compter les déchets près de certains parasols comme des paquets de lait, des couches, etc.

“Tu vois des gens tirés à quatre épingles, l’air respectueux. Et ce sont les mêmes qui n’hésitent pas à balancer leurs déchets sur la plage”, s’emporte Latifa. Et de poursuivre, exaspérée : “C’est nous qui assurons après le ramassage de leurs ordures”.

Un tas d’ordures près d’une tente

La représentante de la mairie de La Goulette avance qu’outre leur équipe d’hygiène, ils collaborent avec une société de collecte des déchets. Des camions passent au moins trois fois par jour pour le ramassage des ordures. “Les weekends, avec les déchets laissés par les commerçants aussi, ça devient incontrôlable”, se désole-t-elle.

Des baigneurs nettoient leurs pieds avec d’eau contenue dans des bouteilles en plastique en sortant de la plage. Certains les jettent ensuite sur le trottoir. De quoi faire vivre Hassine, un septuagénaire, qui s’empresse de mettre les bouteilles en plastique dans son gros sac.

La mer reste toutefois assez propre par rapport à d’autres bordant la capitale : celles de Hammam Lif ou encore d’El Zahra. D’ailleurs, on croise certains venant de la banlieue sud de Tunis.

À l’image de Sawssen, 38 ans, qui habite à Ben Arous. Elle prend un taxi pour venir à la plage. L’aller-retour lui coûte environ 40 dinars. Alors elle ne vient pas souvent. Pour rentrer, elle passe plus d’une heure parfois, pour trouver un taxi disponible.

Une cannette de bière flottant dans la mer

 “Souvent, ils me disent que puisqu’on porte des vêtements mouillés, ça ne lui convient pas de nous faire monter”, se désole-t-elle. Mais ça ne l’empêche pas de revenir. “C’est pour les enfants. Ils ont le droit de changer d’air après une année scolaire. Je sens que ça leur fait du bien”.

Le neveu de Naima n’apprécie pas vraiment la plage de La Goulette. Issu du quartier de Sidi Hassine, le jeune homme déteste par dessus tout, le trajet en bus. “Il est bondé. Idem pour le TGM”. Le TGM est une ligne ferroviaire tunisienne, à double voie, qui relie Tunis à La Marsa en passant par La Goulette.

La Société des transports de Tunis (Transtu) a annoncé cet été la mise en service de 11 nouvelles dessertes vers des plages, dont six vers celle de La Goulette. Mais ça ne semble pas résoudre le problème des transports. À 20 heures, les gens sont dispersés autour de l’artère principale de la cité à la recherche des taxis.

Ahmed ne rentre pas ce soir chez lui. Il va veiller sur sa tante et son enfant. Car la nuit, tout peut basculer. Les scènes de violences verbales et physiques sont récurrentes. Il suffit d’une étincelle pour que ça dégénère entre un ivrogne ou un bandit par exemple.

La pollution sonore exaspère certains riverains. “Le matin, tu as l’impression qu’ils logent chez toi. La nuit, on entend les bagarres et les insultes”, s’emporte Najiba, la soixantaine. Elle habite dans un vieil immeuble en face de la mer.

Les nostalgiques de La Goulette d’antan

Quelques familles mettent des chaises devant la porte de leur maison. Elles papotent. “Les anciens habitants de La Goulette sont partis”, regrette Samira, âgée de 77 ans. Ses enfants et petits enfants viennent l’été de France, pour lui rendre visite. Mais ils ne se baignent pas à La Goulette, sauf parfois, très tôt le matin. Ils préfèrent aller ailleurs. 

Hatem, originaire de la Goulette, déplore quant à lui “le charme d’antan” de sa cité balnéaire.

Je suis né près du fortin espagnol de la Karaka, je sais de quoi je parle. Avant, les gens venaient aussi passer des semaines ici. Le père de famille se réveille le matin pour aller travailler et garde tranquillement sa femme et ses filles ici.

Hatem

Les choses ont changé depuis, raconte-t-il. “On louait un parasol à 1 dinars et le short à deux dinars et on gardait la carte d’identité du client comme caution. La vie était plus simple. Et il y avait du respect, même entre les voyous”, se souvient-il, nostalgique.  

L’entrée de la plage

L’insécurité et la pollution a fait fuir plusieurs natifs de la cité, se désole-t-il. Nous rencontrons une jeune femme trentenaire traînant sa petite fille de 5 ans avec elle. “Je ne reviendrai plus jamais ici. Les gens sont si près les uns des autres, sans parler de la pollution”, lance-t-elle. Résidant en France, c’est sa première fois à la plage de La Goulette.

“Ma mère a insisté pour qu’on vienne. Elle est toujours attachée à La Goulette de sa jeunesse, même si elle vit désormais à Ben Arous”. Sa mère arrive enfin. Elle peine à suivre le rythme de la marche de sa fille. “Les gens ont changé. Mais La Goulette reste La Goulette avec sa plage et ses fameux restaurants”, lance la vieille dame en taquinant sa fille. Son rituel consiste à se baigner dans la mer après avoir mangé un plat de poisson dans un des nombreux restaurants jonchant l’avenue Franklin Roosevelt, située juste en parallèle à la corniche.

Dans l’imaginaire de certains, La Goulette était un havre de paix et de vivre-ensemble entre différentes communautés : musulmans, juifs, des immigrés italiens, etc. Il n’en reste pas grand chose de cette image idyllique.

Depuis, d’autres populations sont arrivées et avec elles les baigneurs des cités populaires. Ces derniers côtoient la clientèle des restaurants et bars jouxtant la plage. Mais ils ne se mélangent pas. “Tu ne trouveras jamais une famille des cités attablée dans un de ces restaurants chics”, souligne un riverain.