La plage de Daroufa, réputée vierge et paradisiaque, est située près de Tazarka, dans le gouvernorat de Nabeul. Cet été, les habitués du coin ont tiré la sonnette d’alarme. Ici, les effluves marines se prennent parfois à dégager des odeurs nauséabondes. Rien ne transparait pourtant, rapporte Rabeb, une habituée de cette plage, à proximité de la zone industrielle, nommée « Mazraâ », près de la Sabkha. Juste à côté, dans la plage d’El Maâmoura, quelques habitants désabusés filment le déversement d’eaux noirâtres dans la mer.

Visuel satirique de Blue TN

Dans toutes les régions côtières, des Tunisiens témoignent de ce même spectacle. « Dans la plage de Qaraiya, la plus fréquentée de Monastir, on assiste régulièrement à l’écoulement d’eaux foncées sentant des matières fécales. «La plupart des habitants de Monastir et des visiteurs de villes proches se baignent  dans ces eaux», déplore Ahmed Ghedira, secrétaire général de l’association environnementale « Notre Grand Bleu » dans une interview accordée à Nawaat.

Sur les réseaux sociaux, des internautes rapportent les mêmes images de pollution de l’eau de mer. Ils pointent du doigt la responsabilité de l’Office National de l’Assainissement (ONAS), désigné comme le principal accusé de ce fléau.

« Toute la bande littorale est mise à mal par la pollution de l’ONAS », assène Menyara al-Majbri, du département de la justice environnementale au Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES), à Nawaat.

Dans un rapport intitulé, « Quelle réalité environnementale en Tunisie : Les droits environnementaux entre violations et luttes quotidiennes », paru en juin 2022, le FTDES a dressé un état des lieux de cette pollution maritime. Les plaintes des Tunisiens sont corroborées par ledit rapport. Le FTDES étale de nombreux exemples de pollution de l’eau de mer causée par l’ONAS.

Les plaintes des visiteurs de la plage de Daroufa sont ainsi expliquées par le FTDES par « des problèmes environnementaux multiples causés par la zone industrielle « Mazraâ » qui abrite des usines polluantes. Celles-ci gèrent mal leurs déchets nuisibles et les déversent sans aucun traitement à travers les stations de prétraitement installées dans l’enceinte même de ces unités, et sans aucun contrôle de l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement», note le rapport. La gestion des eaux usées s’avère défaillante puisque celles-ci s’acheminent vers la Sabkha de Tazarka.

« Cette situation écologique catastrophique est aggravée par la présence d’unités d’abattage de poulets, d’usines utilisant des produits chimiques dangereux et d’une station d’épuration dépendant de l’Office National d’Assainissement qui accueille les eaux ménagères aussi bien de la ville de Tazarka que de Maâmoura. La station d’épuration est donc saturée, d’où le recours au déchargement de tout l’excédent directement dans la mer, sans traitement préalable», constate le FTDES.

Pourtant Daroufa ne fait pas partie des 21 plages interdites à la baignade recensées par le ministère de la Santé au début de la saison estivale. Parmi ces plages, certaines ont été condamnées par l’ONAS comme celles de la banlieue Sud de la capitale, de Gabès ou encore celle de la ville de Dar Chaâbane (gouvernorat de Nabeul).

Dans la banlieue sud de Tunis, des habitants se sont mobilisés à maintes reprises pour tirer la sonnette d’alarme concernant la dénaturation des plages de leur région. Sur le banc des accusés, l’ONAS qui rejette directement les eaux usées dans l’Oued Melyen. Ces eaux finissent dans le golfe de Tunis.

En 2019, les eaux de la mer à Ezzahra ont fait l’objet d’une première analyse bactériologique effectuée à l’Institut Pasteur. Une autre a été réalisée en juillet 2020 dans un laboratoire au Centre International de Technologie de l’Environnement. « Ces analyses ont confirmé la pollution de l’eau de mer à Ezzahra. Les résultats de la seconde analyse ont été concluants puisqu’ils ont révélé une concentration de 350 germes fécaux pour chaque 100 millilitres d’eau sur la plage à 150 mètres d’Oued Melyen, ce qui équivaut à 3 fois le maximum autorisé selon les normes tunisiennes », rapportent les auteurs du rapport du FTDES.

Installations défaillantes de l’ONAS

A travers ces exemples de pollution maritime, le FTDES pointe du doigt la défaillance des installations d’épuration de l’ONAS. « Le traitement des eaux usées des zones industrielles est mélangé à celui des habitants. Face à cette quantité importante de déchets, l’ONAS se trouve inapte à effectuer le traitement tertiaire des eaux donc il le déverse sans traitement dans la mer ou dans les rivières », explique Menyara al-Majbri.

L’incapacité des stations d’épuration à gérer les eaux usées est également due à la croissance démographique et à l’existence de canaux de déversement anarchique, ajoute-t-elle. Or le littoral est une zone à forte densité démographique.

« A Monastir, les stations d’épuration de l’ONAS sont sous-dimensionnées par rapport à la population générale, notamment lors de la période estivale, quand des visiteurs venus d’autres villes et des touristes affluent dans la région. De ce fait, on assiste chaque été au déversement des eaux usées dans la mer », relève le représentant de l’association « Notre Grand bleu ».

Face à autant de défis, l’ONAS se justifie en arguant qu’il n’a pas les moyens humains et financiers pour gérer cette problématique, rapporte la responsable de la section de la justice environnementale au FTDES. Dans ce cadre, Nawaat a sollicité l’ONAS pour plus d’explications. En vain.

Pour Menyara al-Majbri, outre l’ONAS, d’autres organismes de l’Etat sont également défaillants, en l’occurrence l’Agence de Protection et d’Aménagement du Littoral (APAL) et l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement (ANPE), relevant toutes les deux du ministère de l’Environnement.

« Ces agences se contentent de rédiger des rapports sur les infractions commises sans sanctionner les réfractaires, principalement l’ONAS », dénonce-t-elle.

Contactée par Nawaat, Asma Ben Garga, la chargée de communication à l’APAL a dédouané son organisme de toute responsabilité dans le dossier de la pollution maritime. « Notre gestion ne concerne pas l’eau de mer mais seulement l’aménagement des plages », dit-elle. L’APAL se contente de nettoyer le sable de 74 plages publiques et de 39 plages touristiques. D’après la représentante du FTDES, l’inaction des organismes de contrôle est due, entre autres, à l’instabilité politique. « Personne n’a envie de prendre une décision », assène-t-elle.

Autre autorité décriée par Menyara al-Majbri, le ministère de la Santé. « Ce ministère devrait veiller à la santé des citoyens et ne pas se contenter de lister les plages à ne pas fréquenter », s’emporte-t-elle.

Le laisser-faire a permis aux installations industrielles de continuer à polluer. Des usines de textile déversent ainsi anarchiquement des eaux polluées, soit dans les rivières, soit dans les canaux de protection des villes contre les inondations sans le moindre contrôle, relève le rapport. Les principales unités se concentrent à Monastir et dans la zone industrielle de Tazarka où les entreprises déchargent leurs eaux toxiques directement dans les rivières qui sont liées à la sebkha, classée zone humide protégée en vertu de la convention internationale de Ramsar, y lit-on.

Idem à Haouaria où les usines de tomates évacuent leurs eaux usées dans la rivière Sayadi près des habitations.

A Gabès, le Groupe chimique répand des quantités importantes de phosphogypse, un produit chimique toxique. Cette substance contient des métaux lourds et de nombreuses matières radioactives. A cause du phosphogypse, la couleur de la mer s’est noircie. Il est déconseillé de s’y baigner. Ce problème a gravement affecté les activités touristiques de la ville. Plus grave : ce produit toxique a favorisé la propagation de nombreuses maladies, notamment le cancer, dénonce le FTDES.

Solutions lacunaires

Non seulement l’Etat, ne remédie pas à ces violations, mais il contribue également à accentuer le déséquilibre de l’écosystème marin. Afin de pallier la rareté des eaux potables et la sécheresse, les choix politiques se dirigent vers le dessalement de l’eau de mer. « Cette solution est coûteuse et catastrophique pour l’équilibre marin puisque le sel dégagé du dessalement est ensuite éjecté dans la mer causant une perturbation de l’ensemble de l’écosystème marin ».

Autre choix qualifié de « désastreux » par Menyara al-Majbri, la solution de la mise en place des émissaires en mer. Cette technique consiste à déplacer les rejets des eaux usées et épurées vers les eaux profondes de la mer. « Ce mécanisme aussi onéreux que gourmand en eaux ne convient guère à un pays menacé de sécheresse et ne pallie pas à la pollution maritime ». Et d’ajouter : « Nos interlocuteurs parmi les responsables sont dans l’erreur quand ils pensent que la mer se nettoie d’elle-même à travers son mouvement  perpétuel».

Pourtant, des issues sont possibles, comme notamment l’usage du surplus des eaux usées dans les activités agricoles, estime la représente du FTDES.

Dans l’attente d’une prise de conscience réelle des menaces guettant l’écosystème marin, les habitants souffrent d’ores et déjà des répercussions de la pollution. « Pour un pays dont l’économie repose sur le tourisme, l’Etat est en train de mettre à mal l’un de ses points forts. On a vu comment la pollution d’une plage comme celle d’Ezzahra a provoqué un ralentissement économique, plongeant dans la morosité une zone, jadis vivante et attractive», met en garde la représentante du FTDES.

Autre pilier de l’économie tunisienne, la pêche. Celle-ci est éclaboussée par la pollution maritime. Outre l’extinction de nombreux animaux marins, provoquée également par la pollution au plastique, beaucoup de pêcheurs sont obligés de pêcher dans les eaux profondes. D’autres ne sont pas outillés pour le faire et sont amenés, soit à émigrer, soit à se convertir dans des activités illégales (métier de passeur, etc…), se désole Menyara al-Majbri.

Devenu un foyer de bactéries, la mer provoque désormais plusieurs maladies, notamment les maladies dermatologiques et le choléra. « On observe d’ores et déjà l’apparition de maladies dermatologiques chez certains pêcheurs ».

Si la situation perdure, ces maladies gagneront aussi les baigneurs. Avec en perspective, une crise sanitaire et un désastre socio-économique et environnemental.