“Dès que je fais un pas hors de la maison je m’attends au pire”, c’est ainsi que Aziza (pseudonyme), 27 ans, transgenre, décrit son quotidien en Tunisie. Les regards insistants ou méprisants, les insultes, les agressions, les arrestations arbitraires, c’est le lot quotidien des personnes LGBTQIA+ dans le pays. Ces différentes formes de violences ont des effets dévastateurs sur la santé mentale de ces personnes.

Des violences à différentes échelles

La violence verbale, physique, sexuelle, psychologique ou économique est quasi-systématique envers les personnes LGBTQIA+ en Tunisie.

La violence commence dès leur plus jeune âge. Dès que ces personnes ne correspondent pas à la perception commune de la virilité ou de la féminité. “J’ai toujours été comme ça. Je ne me suis pas sentie différente”, raconte Aziza. C’est avec l’apparition des premiers signes de violences qu’elle a commencé à sentir sa différence. Plus tard, le poids de la religion et des traditions ne lui a pas permis de s’intégrer dans la société. Elle est restée à sa marge, bien avant de révéler son orientation sexuelle. Son coming out reste pour elle un souvenir amer.

Révéler son orientation sexuelle “se vit très souvent comme une épreuve traumatisante loin d’être libératrice (…). Pour les jeunes de la communauté LGBTQIA+, les questionnements sur leur identité sexuelle ou de genre, leur orientation sexuelle, l’affirmation de soi dès l’adolescence, peuvent prendre une tournure dramatique”, souligne l’étude intitulée “Santé mentale des personnes LGBTQIA+ en Tunisie : Besoins, accessibilité et qualité perçues des services”, publiée récemment par l’association Mawjoudin pour l’égalité.

C’est que la société ne tolère pas souvent la différence, à commencer par l’entourage familiale. Aziza parle des coups répétitifs que son père lui faisait subir dès ses 10 ans, des remontrances de sa sœur. Seule sa mère a été clémente envers elle. “Il me disait devant tout le monde que je leur faisais honte, que je ne suis pas des leurs”, se souvient-elle. Plus tard, durant ses études à la faculté, son père l’a privée d’argent de poche.

Le rejet familial est considéré comme “l’une des formes les plus douloureuses de rejet selon les participant.e.s. Les personnes LGBTQIA+ sont souvent confrontées à la désapprobation de leur famille, qui peut se manifester par des pressions pour se conformer aux normes cis-hétérosexuelles, pouvant aller jusqu’à des tentatives de conversion, l’expulsion du domicile familial et la rupture des liens familiaux”, signale l’étude précitée.

Cette violence se vit dans l’espace privé et dans l’espace public. C’est que les personnes LGBTQIA+ sont perçues comme des éléments qui troublent l’ordre social. “Les hommes perçus comme efféminés ou ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, sont souvent stigmatisés comme étant faibles ou déviants, tandis que les femmes qui sont perçues comme masculines ou qui ont des relations sexuelles avec d’autres femmes sont souvent invisibilisées ou asexualisées”, relève l’étude. Et les manifestations de cette stigmatisation se déclinent sur plusieurs échelles.

On me disait que j’étais une « prostituée », que je suis le signe de la fin des temps. J’ai entendu toutes sortes d’insultes, les unes plus agressives que les autres”, raconte Aziza. Et de poursuivre : “Une fois, je suis allée commander un sandwich dans une gargote. La responsable du lieu a fait sortir ses collaborateurs pour qu’ils viennent me voir comme si j’étais un ovni. C’était très violent”, déplore-t-elle.

Juin 2024 Tunis, à l’occasion de la Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture, des militants de Damj scandent : “Notre identité n’est pas un crime”. Photo: Ala Agrebi

Les LGBTQIA+ vivent ces violences dans la rue, durant leur scolarité ou dans le milieu professionnel. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles sont victimes de discrimination dans l’accès à l’éducation ou encore à l’emploi, ce qui les rendent davantage précaires, souligne l’étude précitée.

Cette violence structure la société et elle est également institutionnalisée. Le Code pénal l’entérine. Un ensemble de textes de lois pèsent comme une épée Damoclès sur les personnes LGBTQIA+. Certaines d’entre elles sont jetées en prison sous différents prétextes : racolage ou encore atteinte aux bonnes mœurs et à l’ordre public. L’article 230 dudit code cible spécifiquement ces personnes en prévoyant une peine de trois années de prison pour homosexualité.

Des campagnes sécuritaires se sont intensifiées à l’égard des personnes LGBTQIA+ ces derniers mois. L’association Damj pour la justice et l’égalité, l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et Avocats sans frontières (ASF) ont fait état, lors d’une conférence de presse organisée en juin dernier, de la multiplication des arrestations et de condamnations visant les personnes LGBTQIA+ suite notamment à des descentes policières dans les maisons.

Ces organisations constatent le recours massif aux tests anaux, censés vérifier l’homosexualité des inculpés. “Cette campagne de haine s’est déclenchée sur les réseaux sociaux sous le regard complice du pouvoir. Elle est d’ailleurs politiquement instrumentalisée par ce dernier”, dénonce Saif Ayadi, militant au sein de Damj. Plusieurs militants dans des associations de défense des personnes LGBTQIA+ ont été convoqués, récemment, par la justice.

Le président de la République Kais Saied ne cache pas son hostilité envers l’homosexualité, bien avant son élection en 2019. Pour lui, les défenseurs des minorités sexuelles sont à solde des étrangers et ont pour objectif de “propager l’homosexualité”.

Deux jours avant les dernières élections présidentielles, j’ai été arrêtée trois fois dans la même journée par des policiers en civil. Ils se sont moqués de moi et m’ont menacé de poursuites”, raconte Aziza. Cette dernière a quitté, d’ailleurs, récemment le pays. “La situation est désespérante. Ce pays n’est plus vivable pour nous”, lance-t-elle.

D’autres, n’ont pas eu la chance comme elle, de s’échapper et croupissent dans les prisons. Là bas, elles subissent d’autres formes d’agressions. Elles sont tabassées ou violées par les autres prisonniers.

Citation tirée de l’enquête réalisée dans le cadre du projet “Médecins Défenseurs des Droits Humains” des associations Damj et de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins.

 C’est le cas de Zied (pseudonyme), condamné à six mois de prison en vertu de l’article 230. Durant son séjour à la prison civile de Sidi Bouzid, il a été obligé par ses codétenus de dormir dans les toilettes et a été privé de nourriture. “Les personnes transgenres vivent une double peine en prison. Elles sont victimes de viols de la part de certains hommes. Ces derniers les obligent à coucher avec d’autres pour un paquet de cigarette”, déplore Badr Baabou, défenseur des droits humains, interviewé par Nawaat.

L’impact sur la santé mentale

Bien que les violences physiques et sexuelles soient essentiellement commises par des hommes, les violences psychologiques impliquent également largement les femmes.

La pathologisation constitue un problème majeur, où les personnes LGBTQIA+ sont souvent perçues comme malades, perverses et souffrant de déséquilibres mentaux, renforçant ainsi la stigmatisation et la discrimination. De plus, la désinformation alimente des peurs injustifiées telles que la crainte de la pédophilie et de la transmission du VIH/sida, les stigmatisant à tort et les associant à des comportements préjudiciables”, note l’étude de Mawjoudin.

Ces violences sont des facteurs aggravant la santé mentale des personnes LGBTQIA+. Traumatisées, certaines d’entre elles refoulent ces violences ou les intériorisent de peur d’être rejetées. “Un pan de mon enfance, lorsque j’étais victime d’agressions sexuelles et de coups, a été occulté par ma mémoire. Je refuse de m’en souvenir. Cela me fait trop mal de m’en rappeler”, raconte Aziza.

Les recherches scientifiques ont révélé que les personnes LGBTQIA+ souffrent davantage de problèmes de santé mentale, à l’instar de la dépression, l’anxiété, les idées suicidaires, l’abus d’alcool ou de drogues, par rapport aux personnes hétérosexuelles, indique l’étude de Mawjoudin. Ces personnes présentent un risque élevé de mourir par suicide.

Pour prévenir ce risque, Mawjoudin recommande une prise en charge adéquate des personnes LGBTQIA+ en crise suicidaire de la part des professionnels de santé. Encore faut-il accéder à ces services de santé.

Les services de soin en matière de santé mentale ne sont pas à la portée de tous en Tunisie. C’est particulièrement le cas des personnes LGBTQIA+.

Ces dernières ont du mal à trouver “des services de santé mentale adaptés à leurs besoins et à affronter un stigmate supplémentaire: celui de malade mental.e ou de pervers.esexuel.le. Victimes des inégalités sociales à leur encontre, ces personnes font également face aux inégalités dans le domaine de la santé mentale en Tunisie sur le plan pratique”, souligne l’étude.

Et d’ajouter : “bien qu’en progression, on peine dans une certaine mesure à répondre de manière adéquate à ces besoins spécifiques. L’offre de soins existante demeure parfois ancrée dans des conceptions rigides de la normalité, laissant ainsi la communauté LGBTQIA+ en marge de l’offre de soins”.

Ce constat est corroboré par une enquête réalisée récemment dans le cadre du projet “Médecins Défenseurs des Droits Humains” des associations Damj et de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins.

Cette enquête a été faite auprès de 74 personnes LGBTQIA+, issues de quatre régions. Pour 67% d’entre elles, les professionnels de santé manquent de formation pour traiter leurs besoins spécifiques. 22% seulement ont exprimé leur satisfaction quant à la qualité des soins et 78% disent avoir subi de la discrimination dans les centres de santé publique. Plus de la moitié s’inquiètent de la confidentialité de leurs informations médicales.

Juin 2024 Tunis, à l’occasion de la Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture, des militants de Damj dénoncent l’article 230 et le recours aux tests anaux. Photo: Ala Agerbi

Bien que ressentant le besoin de se soigner, beaucoup de personnes LGBTQIA+ rechignent à consulter des personnels de santé. Aziza l’a fait une fois, à ses dépens. “Je suis allée voir une spécialiste dans un établissement public. Celle-ci a divulgué mon état auprès de ses collègues dont fait partie ma mère, infirmière dans cet hôpital”, regrette-t-elle. Livrée à elle-même, elle fait face à ses démons sans aucun soutien.

Parfois, j’ai peur de sortir de chez moi. Je ressens une grande tristesse, une incapacité à bouger. Des mots, des insultes, des images de violences rodent dans ma tête.

Depuis son départ de la Tunisie, elle compte consulter un médecin. “Pour apprendre à me débarrasser de mes maux longtemps tus”. D’autres personnes LGBTQIA+ restent dans le pays. Un pays qui semble une prison à ciel ouvert pour elles.