Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

J’ai longtemps hésité avant d’oser parler de cette expérience, de la rendre publique, que mes parents la découvrent. Mais l’ampleur de ce phénomène m’a poussée à me dévoiler et à prendre ce risque.

Nour est le faux profil que j’ai créé pour trouver un emploi tout en gardant mon anonymat.

Un pseudonyme banal, une photo de profil quelconque. Un air assez innocent : un petit lapin ridiculement duveteux, étalé sur l’herbe, sans aucune information personnelle pouvant indiquer si j’étais majeure ou non.

Voilà ! J’étais prête ! Prête à intégrer le marché du travail. Mais je n’étais pas prête à affronter ce qui allait suivre.

J’ai rejoint un groupe Facebook d’emploi et j’ai publié un statut, le cœur battant, l’âme pleine d’espoir et d’un enthousiasme naïf.

Le premier message semblait anodin : quelqu’un voulait me proposer une opportunité. Je me souviens encore de ma réponse, enthousiaste. Son deuxième message a clarifié ses véritables intentions : il me demandait une photo de moi. Le troisième était encore plus direct : une somme d’argent en échange de services sexuels.

Désarroi total. Ni mon anonymat, ni ma photo de profil inoffensive n’ont réussi à me protéger, à me sauver des harceleurs, qui voulaient profiter de ma détresse financière pour me proposer des offres inappropriées et me demander de sacrifier bien plus que mon temps.

En recevant des dizaines de messages jour après jour, j’ai commencé à culpabiliser. Je me demandais si c’était ma faute, si je ne faisais pas assez d’efforts pour me protéger, si quelque chose en moi – en Nour, ce personnage numérique – attirait cette perversité décomplexée.

Mais la vérité est bien plus complexe : aucune précaution individuelle ne suffit à contrer les mécanismes structurels qui exposent les femmes à de telles violences.

Et ces messages continuaient d’affluer, comme une marée visqueuse montant inlassablement. Ces hommes étaient sûrs d’eux, du genre à n’avoir jamais connu le refus.

Les mécaniques de l’usage toxique : du besoin à l’assouvissement

Je me demande si ces hommes cherchent leur plaisir en ligne, s’ils ressentent une forme de jouissance furtive en envoyant ces messages harceleurs.

Je me demande si c’est la soif de pouvoir et de domination qui les pousse à vouloir piéger des femmes en difficulté financière.

On ne peut pas répondre à ce genre de questions sans évoquer le concept de “l’usage” des réseaux sociaux, et plus précisément l’approche “Uses and gratifications”, qui cherche à comprendre pourquoi et comment le public utilise certains médias pour satisfaire certains besoins.

Cette théorie s’intéresse à ce que les individus font aux médias, plutôt qu’à ce que les médias font aux individus. Elle postule que les individus orientent le média selon leurs besoins, plutôt que l’inverse.

Ainsi, chaque individu – dans ce cas, l’homme harceleur – est motivé par un ensemble de facteurs sociaux et psychologiques qui génèrent en lui des besoins spécifiques.

Ces besoins le poussent à chercher des moyens pour y répondre, en exploitant les caractéristiques des réseaux sociaux afin d’identifier des “victimes potentielles” pour satisfaire un ou plusieurs besoins sexuels.

L’absurdité statistique de leur démarche : le désespoir quantitatif

Je me demande combien d’heures ils passent à faire défiler les groupes Facebook, à analyser les demandes, à envoyer des messages. Comment choisissent-ils leurs mots, ces professionnels du harcèlement numérique ? Je les imagine comme des prédateurs modernes : courbés sur leurs écrans, le dos voûté, les pupilles dilatées par l’excitation de la traque.

Je me demande quelle est leur logique de chasse. Est-ce celle du “1 % de chance, c’est toujours mieux que zéro” ? Peut-on justifier ce bombardement de messages indésirables par un raisonnement probabiliste ? Ont-ils même un emploi, eux qui semblent consacrer leur existence à cette traque ? Ce temps qu’ils “tuent” dans une répétition compulsive frôle l’absurdité camusienne. “Il faut imaginer Sisyphe heureux”.

Faut-il aussi imaginer heureux ces Sisyphe numériques, poussant leur rocher de demandes jusqu’au prochain refus, pour recommencer encore et encore ? J’avoue que parfois, je salue leur persévérance.

En réalité, ces prédateurs, probablement sans emploi et armés uniquement d’une connexion internet, ont échoué à employer leur temps à bon escient. Ils sont tombés dans la déviation morale, car notre cerveau est câblé pour chercher la récompense et éviter l’ennui. En l’absence d’activités constructives, cette quête devient une recherche de satisfactions immédiates, mais problématiques.

Ironie suprême : l’un d’eux, après mon refus, m’a demandé si je connaissais quelqu’un qui pourrait accepter. C’est là que j’ai compris que ces comportements ne sont pas personnels, mais systémiques. Un échec avec une femme mène simplement à en chercher une autre.

La face cachée de la solitude : quand les hommes marginalisés deviennent prédateurs numériques.  Je me demande si la solitude masculine contemporaine pousse certains hommes à se lancer dans cette chasse numérique désespérée, où même un simple message devient un substitut de lien humain.

Peut-être que cette solitude n’est pas qu’émotionnelle : elle est le symptôme d’un déclassement social plus large. Ce n’est pas une crise psychologique individuelle, mais une transformation profonde des structures économiques et sociales.

Les hommes issus des classes populaires ou moyennes inférieures, fragilisés par des mutations économiques, se retrouvent marginalisés dans un marché des relations devenu hyper-compétitif. Sans nouvelles formes d’intégration, certains prétendent “réussir” leur vie en créant de faux profils ou en proposant de l’argent qu’ils n’ont pas, pour obtenir une part des relations. Ils cherchent un pouvoir qu’ils ne peuvent exercer dans la vie réelle, faute de moyens.

Comme le disait Michel Foucault : “Le pouvoir ne s’acquiert pas, ne se partage pas, ne se garde pas. Il s’exerce, à partir de points innombrables.”

Même s’ils ne détiennent pas le pouvoir, ils tentent de l’exercer à travers le harcèlement, en exploitant la précarité économique des femmes.

Mais en réalité, en croyant dominer, ils ne font que révéler leur propre soumission aux forces sociales qui les ont façonnés.

Leur richesse contre ma précarité : l’équation de l’exploitation

J’ai continué à recevoir les messages d’hommes armés de leur privilège économique et d’un temps infini, envahissant les groupes d’emploi, misant sur la vulnérabilité des chercheuses. Ces hommes conscients de leur pouvoir économique exploitent délibérément la précarité des femmes.

Ce phénomène, loin d’être isolé ou accidentel, révèle les mécanismes brutaux d’un système où le capital économique devient un outil de domination genrée.

D’abord, ils instrumentalisent leur argent pour obtenir ce qu’ils ne pourraient jamais avoir dans un contexte d’égalité. Ensuite, ils déguisent leur harcèlement en offres professionnelles : “opportunité”, “salaire”, “paiement”. Ces mots normalisent l’exploitation sexuelle. Ils se présentent comme des bienfaiteurs.

Mais cette capacité humaine à rationaliser ses propres actions immorales masque une réalité crue : la réduction des femmes à des objets de transaction. Ils ont perdu la capacité de voir l’autre comme un être humain. Le devoir de moralité n’existe plus.

Leur position de pouvoir se renforce grâce à l’anonymat et à une culture qui valorise “l’homme puissant”, celui qui obtient ce qu’il veut, même par la prédation.

Aujourd’hui, j’ai enterré Nour Trabelsi – et la passivité d’une société complice. Certains blâment les réseaux sociaux pour le harcèlement en ligne. Mais ils ne sont qu’un terrain de chasse plus vaste, plus anonyme, où les frontières entre travail et exploitation se dissolvent dans l’océan des notifications.

Aujourd’hui, j’ai enterré Nour Trabelsi.

Je l’ai créée.

Je l’ai tuée.

Aujourd’hui, je reprends mon visage.

Aujourd’hui, je reprends mon visage, ma voix, pour contribuer à exposer ce fléau systémique.

Aujourd’hui, je suis déterminée. J’ai en moi la rage et la volonté farouche de dénoncer ce phénomène qui touche aussi celles qui, avec dignité, cherchent simplement un emploi et se retrouvent confrontées à une horde de prédateurs décomplexés, protégés par l’impunité.