Ciblée par le décret-loi 54 sur les fausses informations, l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani est aujourd’hui au cœur d’un feuilleton judiciaire à forte portée politique. Cinq procédures sont ouvertes contre elle, toutes liées à ses prises de parole publiques.
Pour ses avocats, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un harcèlement judiciaire orchestré pour faire taire une voix critique du régime.
Un arsenal judiciaire au service du silence
Accusée de “diffusion de fausses nouvelles” et “d’atteinte à la sûreté publique”, Sonia Dahmani fait les frais d’une application extensive du décret-loi 54, adopté en 2022. Ce texte est de plus en plus utilisé contre les journalistes, les activistes et les opposants. Dans son cas, chaque intervention médiatique a donné lieu à une nouvelle poursuite.
La première affaire remonte à mai 2023: elle prononce des propos ironiques sur la situation du pays, en l’occurrence “Hayla lebled” [le pays est formidable]. Résultat : une condamnation à un an de prison, réduite à huit mois en appel. Elle l’a déjà purgée, mais un pourvoi en cassation est en attente.
Deux autres dossiers sont liés à des déclarations sur l’existence de cimetières et de bus séparés selon la couleur de peau, faites respectivement sur les chaînes IFM et Carthage+. Bien que le contenu des propos soit identique, la justice a décidé de les traiter comme deux affaires distinctes.
Prisons en Tunisie : Zones de non-droit
22/05/2025

Dans l’affaire IFM, Sonia Dahmani est condamnée à deux ans de prison en première instance, peine ramenée à 18 mois en appel en janvier 2025. Elle est actuellement incarcérée.
Dans le dossier Carthage+, elle a été traduite devant la justice le 16 juin 2025, sans notification préalable à ses avocats ni à sa famille. La cour a annoncé la mise en délibéré de l’affaire et la prononciation du jugement sans permettre aux avocats de plaider. Alors que ces derniers demandaient simplement le report de l’audience afin de pouvoir démontrer que leur cliente avait déjà été injustement jugée pour les mêmes propos dans une affaire précédente.

Un quatrième dossier a été ouvert par la direction générale des prisons, après qu’elle a dénoncé les conditions de détention dans les prisons tunisiennes lors d’une émission radio. Bien que la Cour de cassation ait statué que le décret 54 ne s’appliquait pas à ces propos, la chambre d’accusation a requalifié les faits en crime, au motif qu’ils viseraient un agent de l’État. L’audience s’est néanmoins tenue le 24 juin, en dépit de ce que la défense qualifie d’”illégalité manifeste”.
Enfin, une cinquième affaire a été déclenchée par une plainte de la ministre de la Justice, Leïla Jaffel. En cause : une déclaration dans laquelle Dahmani affirmait que “mettre des gens en prison n’est pas un accomplissement”. Là encore, une requalification en crime est envisagée.
Au total, si toutes les condamnations sont confirmées, Sonia Dahmani risque plusieurs années de prison ferme. Une partie de ces peines est en appel ou en cours d’exécution.
Procédures biaisées et justice sous pression
Dans un communiqué publié le 16 juillet 2025, le Comité de défense de Sonia Dahmani alerte sur une série de vices de forme et d’atteintes au droit à un procès équitable. Tous les dossiers, affirment ses avocats, relèvent de poursuites pour des opinions exprimées dans le cadre de son activité médiatique. Ils sont tous fondés sur l’article 24 du décret-loi 54.
Dans l’un des dossiers, la Cour de cassation a accepté un pourvoi sur la forme, mais l’a rejeté sur le fond, rendant la condamnation définitive.

Un second pourvoi, visant une décision de la chambre d’accusation, reste en suspens. Il aurait dû, selon la défense, être examiné par les chambres réunies de la Cour de cassation, comme l’exige l’article 273 du Code de procédure pénale. Or, l’absence d’un premier président à la tête de la Cour empêche leur constitution, et donc tout examen légal du recours.
Cette situation, dénoncée par les avocats, met directement en cause la régularité de la procédure et l’indépendance de la justice. “Le non-respect de cette disposition est une violation manifeste de la loi”, déclarent-ils.
Par ailleurs, l’affaire pendante devant la chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis a été renvoyée au 30 septembre 2025.
Une détention dénoncée, une sœur sanctionnée
En attendant, Sonia Dahmani reste incarcérée dans des conditions jugées indignes. Sa sœur, Ramla Dahmani, qui alerte régulièrement sur les réseaux sociaux, a aussi été condamnée à deux ans de prison ferme, toujours en vertu du décret-loi 54. Elle est accusée d’avoir diffusé de “fausses informations” sur les conditions de détention de sa sœur.
Ses publications faisaient état de fouilles corporelles dégradantes, de l’obligation pour Sonia Dahmani de porter une tenue dissimulant son identité devant le tribunal, et de la privation de droits élémentaires comme les visites familiales.
Face à cette situation, Sonia Dahmani a entamé en mars 2025 une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention.
“Elle subit les mêmes conditions que les autres détenues, mais elle refuse de se taire”, affirme son avocat Sami Ben Ghazi à Nawaat. Des représailles de la part de l’administration pénitentiaire sont évoquées.

L’ONG Intersection Association for Rights and Freedoms estime que Sonia Dahmani est victime d’une “campagne systématique de répression visant à museler la liberté d’expression”. L’organisation dénonce une instrumentalisation croissante de la justice à des fins politiques, et un recul préoccupant du respect des normes constitutionnelles et internationales.
“Les autorités tunisiennes sont responsables de ces violations”, lit-on dans un communiqué. “Elles bafouent leurs engagements internationaux en matière de liberté d’expression et de droit à un procès équitable”.
Mais les multiples appels au respect des droits restent lettre morte. L’avocat Sami Ben Ghazi déplore une justice aux ordres et une accumulation de procédures absurdes : “On dirait qu’elle représente un danger public, qu’elle a commis des crimes odieux. On parle d’une femme emprisonnée pour ses prises de paroles !”, s’insurge-t-il.
Malgré cela, il garde un mince espoir: “j’espère qu’elle sera libérée. C’est cette espérance, même infime, qui me fait tenir. Mais vu la situation du pays, il est difficile d’être optimiste”.
Pour ses soutiens, Sonia Dahmani est devenue le symbole d’une dérive autoritaire. “Je suis fasciné par sa force, sa persévérance. Elle ne vacille pas”, confie son avocat.
Son combat dépasse aujourd’hui sa seule personne. Dans une Tunisie où la parole critique devient un risque pénal, le cas de Sonia Dahmani fait figure d’alerte.
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