Farouche opposante au régime de Kais Saied, Abir Moussi fait partie des personnalités politiques emprisonnées en Tunisie. La présidente du Parti destourien libre (PDL) risque la peine de mort. A travers cet article, Nawaat revient ici sur une affaire emblématique, celle d’Abir Moussi, en tentant d’en démêler les faits et les zones d’ombre, sans parti pris, sans disculper ni condamner.
Détenue depuis plus de deux ans, son dossier continue de susciter de nombreuses interrogations, depuis les conditions de son arrestation jusqu’aux chefs d’accusation retenus contre elle.
Son arrestation remonte au 3 octobre 2023, quelques jours après avoir annoncé son intention de se présenter à la prochaine élection présidentielle. Ce jour-là, elle a été interpellée par les forces de sécurité devant le bureau d’ordre, dans l’enceinte du Palais présidentiel à Carthage, alors qu’elle tentait de déposer un recours contre plusieurs décrets présidentiels.
Empêchée d’accéder au bureau, elle avait dénoncé un refus arbitraire et était restée sur place jusqu’à la fin de la journée, diffusant la scène en direct sur Facebook.
Selon ses avocats et plusieurs témoins, l’arrestation aurait été violente et Moussi aurait été privée d’assistance juridique durant l’interrogatoire, en violation de son droit à une procédure régulière.
Le 5 octobre 2023, un juge d’instruction a ordonné son placement en détention provisoire dans ce qui allait devenir l’affaire du « bureau d’ordre ». Elle est accusée de «tentative de changement de la forme du gouvernement », « incitation à la violence » et «agression visant à provoquer le désordre », en vertu de l’article 72 du Code pénal.
Moussi est également poursuivie pour « traitement illicite de données personnelles » et «entrave à la liberté de travail », selon la loi sur la protection des données et l’article 136 du Code pénal.
Depuis, elle est au centre d’un véritable marathon judiciaire. Deux autres plaintes, déposées par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) entre décembre 2022 et mars 2023, concernent ses déclarations publiques accusant l’Instance et son président de fraude lors des élections locales et législatives. Ces dossiers ont été confiés à des juges différents, donnant lieu à des procédures parallèles.

Par ailleurs, Abir Moussi fait l’objet de poursuites sur la base des articles 15, 245, 220 et 306 du Code pénal, à la suite d’une plainte déposée en mai 2022 par l’Union internationale des savants musulmans, après deux sit-in devant son siège à Tunis. Elle est accusée de « dégradation de biens d’autrui, vol, diffamation, diffusion de fausses nouvelles et intimidation ».
Un marathon judiciaire
Le parcours judiciaire de l’opposante est aussi complexe que fragmenté. Ses affaires ont suivi un long processus : enquêtes, instruction, appels, pourvois en cassation.
Certaines ont même été renvoyées devant la chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis. Ce morcellement procédural reflète une volonté de multiplier les poursuites, dans un contexte où les lenteurs et chevauchements rendent tout suivi difficile.
Dans une première affaire, de nature correctionnelle, l’opposant à l’ISIE, la cour d’appel a rendu un jugement définitif. Le 26 mai 2025, Abir Moussi a achevé de purger une peine de seize mois, prononcée en vertu du décret-loi 54. Initialement condamnée à deux ans de prison en août 2024, sa peine avait été réduite en appel. Malgré cela, elle demeure détenue. « Sa peine a été purgée mais notre appel reste symbolique. Nous refusons, par principe, une telle accusation », explique son avocat Nafaa Laribi à Nawaat.
Dans une autre affaire intentée par l’ISIE, la chambre criminelle du tribunal de Tunis l’a condamnée le 12 juin 2025 à deux ans de prison, également sur la base du décret-loi 54. Un procès qui, selon la défense, s’est tenu « sans interrogatoire ni audience ». « Nous étions en train de déposer nos requêtes pendant que le jugement était prononcé », déplore Nafaa Laribi.
Concernant l’affaire dite du « bureau d’ordre », le juge d’instruction avait initialement requalifié les faits en délits correctionnels, avant que le parquet ne fasse appel. La chambre d’accusation ayant rejeté ce recours, le ministère public a saisi la Cour de cassation, qui a renvoyé le dossier devant le juge d’instruction. Ce dernier a finalement rétabli les charges fondées sur l’article 72. Les avocats ont fait appel et attendent désormais une date d’audience.
Des affaires hautement politisées
Pour Me Laribi, ces poursuites visent à réduire au silence une opposante trop dérangeante. «Que devrait faire une opposante, sinon dénoncer les dérives du pouvoir ?», s’interroge-t-il, estimant que la vie politique comme le journalisme sont désormais criminalisés sous le coup du décret-loi 54. Selon lui, « la politique s’est imposée arbitrairement dans les couloirs de la justice ».

L’avocat dénonce également le transfert de sa cliente, le 25 juin 2025, vers la prison de Bulla Regia (Jendouba), une décision qu’il juge arbitraire et destinée à l’isoler. Abir Moussi n’a droit qu’à deux visites d’avocats par semaine. Les visites familiales sont devenues plus rares et coûteuses. Détenue dans une cellule exiguë avec une dizaine d’autres femmes, elle subit les mêmes conditions précaires que la majorité des prisonniers tunisiens.
Malgré un état de santé fragile, Abir Moussi, âgée de 50 ans, demeure « combative ». Selon son avocat, elle se réjouit de la nouvelle composition de l’Ordre des avocats et espère sa mobilisation pour la défense des détenus politiques. « Elle garde espoir qu’un changement viendra, sans savoir quand ni comment », confie-t-il.
Moussi risque jusqu’à vingt ans de prison pour les deux affaires liées à l’ISIE, et la peine de mort pour celle du « bureau d’ordre ». Mère de deux filles, elle a dû batailler pour qu’elles obtiennent le droit de lui rendre visite, sans qu’une grille ne la sépare de ses enfants.
Abir Moussi : progressiste, dites-vous !
25/08/2020

Ancienne militante du RCD et revendiquant son affiliation benaliste, la personnalité d’Abir Moussi est loin de faire consensus au sein des milieux démocratiques et progressistes. Bien qu’elle se soit imposée comme une opposante farouche aux islamistes, puis à Kais Saied, sa vision sociétale ne se veut guère libérale. Tout en revendiquant l’héritage bourguibien, la cheffe du PDL s’est illustrée comme l’une des plus virulentes opposantes au rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), qui proposait des réformes sociétales majeures.

Ses partisans restent mobilisés, tout comme ses détracteurs politiques. Tous s’accordent sur la nécessité de garantir des procès équitables pour tous les détenus, quelle que soit leur appartenance.
Depuis le coup de force du 25 juillet 2021, plusieurs figures de l’opposition ont été visées par des enquêtes pénales. Comme Abir Moussi, certaines risquent la peine capitale en vertu de l’article 72, souvent invoqué dans des dossiers à dimension politique.
Plusieurs organisations de défense des droits humains, dont Amnesty International, ont appelé à abandonner les poursuites fondées sur cet article, craignant leur instrumentalisation à des fins répressives.
Nawaat Magazine #17
À l’occasion des deux ans de son emprisonnement, le 3 octobre, l’association tunisienne Intersection pour les droits et les libertés a publié un communiqué dénonçant « la série de poursuites et de jugements », qui reflètent « une tentative de pression sur elle et de restriction de son activité politique, constituant une atteinte flagrante aux normes internationales relatives aux droits humains et aux libertés individuelles ».
L’organisation appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de la présidente du PDL et demande l’ouverture d’une enquête sur les violations dont elle a été victime.
Le cas d’Abir Moussi, à l’instar des autres opposants politiques, illustre crûment ce qu’est devenue la vie politique en Tunisie : un espace où la prison se fait le prolongement du débat public.
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