A seulement 8 jours du démarrage, l’annonce de l’annulation de la 34e session des Journées cinématographiques de Carthage, publiée sur la page Facebook du ministère des Affaires Culturelles, a été un coup de tonnerre dans un ciel orageux. Qu’une manifestation de cinéma soit supprimée est sans doute un phénomène minime, en comparaison avec le calvaire quotidien des habitants de Gaza. Mais cela est révélateur de tensions artistiques et politiques majeures, mises à nu en Tunisie par ce conflit. Dans ce vide culturel, des artistes en rupture comptent trouver des armes de combat alternatives contre l’injustice subie par le peuple palestinien. Tandis que d’autres, atterrés, tentent encore de convaincre le ministère de revenir sur sa décision.
Une étrange « solidarité »
La photo de couverture de la page Facebook officielle du ministère des Affaires Culturelles affiche encore « 100 ans de cinéma ». Ce slogan est dédié à une rétrospective du cinéma tunisien, qui va du pionnier, Albert Samama Chikli, jusqu’aux cinéastes d’aujourd’hui. Cela fait sourire quand on sait qu’un festival de cinéma historique et très suivi par le public, les JCC, vient d’être annulé à la dernière minute. Cette décision aurait été prise, selon le ministère, par « solidarité envers le peuple palestinien ». Un argument déconnecté de l’histoire, puisqu’en 1966 déjà, Tahar Charia, président de la Fédération tunisienne des ciné-clubs, avait fondé ce festival pour exprimer le point de vue de ces pays qu’on désignait à l’époque sous le terme générique de « tiers monde ».
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En revanche, le post Facebook du ministère a manqué de solidarité envers les dizaines de personnes qui ont travaillé sur l’organisation du festival, lorsqu’il a oublié de mentionner les efforts fournis par l’équipe pour s’adapter à une actualité s’aggravant de jour en jour. Le 23 octobre, le comité d’organisation des JCC, dont le président d’honneur était le cinéaste Férid Boughedir, 79 ans, s’est fendu d’un communiqué exposant « l’état de préparation » du festival. Avec la suppression du volet festif, qui aurait été indécent en la circonstance, et une programmation de plusieurs films palestiniens, le comité a assuré « que la session est techniquement prête. ». Ce qui rejette clairement la responsabilité de l’annulation sur le ministère des Affaires Culturelles.
Le film résistant
Cette confusion a le mérite de révéler un problème artistique important : le rôle du cinéma pour mener un combat aussi complexe et violent que celui de la Palestine. Aux yeux des responsables de l’Etat, le 7e art serait en l’occurrence inutile. Mais pour les artistes, cet art est capital dans la bataille.
Parmi eux, il y a Ismael, un cinéaste qui a à cœur de faire entendre un autre récit, non seulement sur la Palestine mais aussi sur l’impérialisme en général. Son court-métrage Li(f/v)e, daté de 2021, est une œuvre fascinante, à la fois engagée et conceptuelle, utilisant des archives militaires pour mettre en évidence la barbarie des bombardements « chirurgicaux » effectués par les forces occidentales au Moyen-Orient. Depuis le 7 octobre, sa colère envers la criminalisation de la lutte palestinienne a pris, entre autres, la forme d’une résistance contre la censure de Facebook, de l’intérieur de Facebook. Interrogé par Nawaat sur les JCC, il se dit « sans espoir ni illusion » envers « la ministre la plus incompétente et dangereuse pour l’art que nous ayons eu », et décrit Férid Boughedir comme « l’un des réalisateurs les plus incompétents et dangereux pour le cinéma, un véritable président de déshonneur ».
« A posteriori, cette annulation m’a semblé tout à fait dans l’ordre des choses, étant donné ces personnalités en place à cet instant », résume-t-il.
Dans la foulée de l’annulation, un groupe mystérieux a commencé à apparaître sur les réseaux : les Journées du Film Résistant. Sur ce collectif qui en est encore à ses premiers balbutiements, Ismael nous donne plus de détails.
« Les Journées du Film Résistant sont l’initiative d’un groupe de jeunes qui conçoivent leurs actions et leur soutien de façon impersonnelle, explique-t-il. Dans leur manifeste, ils écrivent : peu importe qui nous sommes. Cela dit, ces actions et ce soutien sont matérialisés dans le réel. C’est un agrégat d’individus dont le but est de penser et proposer des formes, des outils et des actions en dehors des cadres habituels et institutionnels. Pour l’heure, ils en sont à un stade embryonnaire mais leurs modes opératoires vont s’affiner dans les prochaines semaines, je pense bien. En tout cas j’espère. Les moments historiques dont celui que nous vivons, comme l’a été la Révolution tunisienne, exigent des alternatives. “L’invention d’inconnus exige des formes nouvelles”, disait Rimbaud ».
Le 23 octobre, une note d’intention des JFR, faisant œuvre de manifeste, déclarait « ouverte perpétuellement » cette nouvelle manifestation en rupture avec l’art institutionnel symbolisé par les JCC.
« Les images, les sons, le montage et le cadre vivent et se cristallisent en une forme résistante, pouvait-on lire. Résistance face à l’imagerie dominante et à cette culture qui marginalise la culture ».
Une caméra en forme de mitraillette et un style d’écriture lapidaire soulignent un désir d’art indépendant et engagé. Le 26 octobre, une projection de plusieurs films palestiniens et un débat sont prévus à Tunis, place Brahmi, à 19h.
Parallèlement à cette démarche formelle, d’autres empruntent une stratégie plus classique : convaincre le ministère de revenir sur sa décision. Plusieurs affiches imaginaires de la 34e session ont été créées pour dénoncer ce manque. Le 24 octobre, un collectif de six grandes organisations du secteur du cinéma, dont la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs, s’est réuni au cinéma Le Colisée, à Tunis.
« Nous exigeons de l’autorité de tutelle (…) de prendre d’urgence les mesures nécessaires afin d’organiser cette 34e cession dans les plus brefs délais, et ce avant la fin de l’année 2023 », sommait le communiqué issu de cette réunion.
Récit médiatique vs récit artistique
Dans le but de contrer le récit médiatique occidental, les médias tunisiens défendent la Palestine du matin au soir. Au risque de tomber dans le populisme. Quelques jours avant l’annulation polémique des JCC, Borhene Bsaies, dans son émission 100 minutes sur Hannibal TV, avait invectivé les organisateurs pour qu’ils changent l’affiche du festival, par respect pour la lutte palestinienne. Le problème, selon lui, serait une photo de Haydé Tamzali Chikli, fille du réalisateur juif Albert Samama Chikli et actrice principale de son film Zohra (1922). Avec une rhétorique ambiguë, l’animateur a fait un jeu de mot en l’appelant « Nazalli », un nom de poisson, avant de considérer catégoriquement que l’histoire du cinéma tunisien devait commencer avec « le premier film produit durant l’indépendance ». Rien que ça !
D’autres émissions à grande audience, comme Raf Mag sur Al Hiwar Ettounsi, donnent la parole à des cheikhs rétrogrades pour disserter sur la question palestinienne et poser leur interprétation de la religion comme un fait avéré. Dans un contexte où les discours racistes, eschatologiques et populistes cartonnent en réaction à cette guerre, un certain art tunisien semble vouloir assumer une responsabilité historique, en rompant avec l’éternelle ritournelle du choc des civilisations chantée par les médias. Ismael, qui a participé avec d’autres artistes à une projection sauvage sur le mur de l’Institut français de Tunisie pour dénoncer la politique pro-israélienne de l’Etat français, évoque un « rêve » indispensable à la résistance.
« Bien que différentes, la révolution et la résistance ont un point en commun : toutes deux commencent par un rêve. Une révolution qui réussit ou une résistance qui se libère de son occupant, c’est un rêve qui se réalise dans le réel, qui prend une forme concrète et collective, qui déclare le possible ouvert pour toutes et tous. C’est en ce sens que la Palestine existe et nous fait exister. Le “nous” ici renvoie à la communauté mondiale sensible à cette cause. Elle existe, non pas politiquement, mais ontologiquement et nous fait exister parce qu’elle crée en nous des désirs, des élans et des gestes qui ne seraient pas si la Palestine n’était pas ».
Le 24 octobre, en réponse aux accusations de désengagement culturel sur la cause palestinienne, le ministère des Affaires Culturelles a annoncé la tenue de La semaine du cinéma palestinien, du 31 octobre au 5 novembre, à la Cinémathèque Tunisienne. Entretemps, le débat ne risque pas de s’arrêter de sitôt, dans ce laboratoire catalysé par la question palestinienne.
“Je me suis oppose à l’annulation de la session 2023 des JCC parce que je penche vers une opposition positive.
Projeter des films sur la Palestine. Inviter des cinéastes palestiniens. Personnellement je suis même pour l’invitation de cinéastes israeliens “antisionistes”… Et il en existe.
Arrêtons de fermer tout, sous prétexte de soutien .
Il faut POSITIVER la révolte et le refus.”
Khémais Khayati