L’avenir s’annonce bien obscur pour les salles de cinéma en Tunisie. Les annonces se suivent et tombent comme autant de couperets. La salle de cinéma Amilcar, à El Manar, fermera ses portes le 12 mars. Les exploitants de la salle l’ont annoncé le 5 Mars 2023. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Ciné Jamil  (El Menzah 6), d’annoncer la fermeture définitive. Autant de décisions symptomatiques des difficultés de la conjoncture économique et de la pandémie du Covid-19, qui ont durement touché le domaine audiovisuel en Tunisie. Les professionnels du secteur ont également été confrontés à des crises internes et à un ministère des Affaires culturelles de plus en plus fermé et critiqué pour son manque d’écoute. Les professionnels du secteur ont dénoncé les suppressions du fonds bilatéral d’aide à la coproduction d’œuvres cinématographiques franco-tunisiennes, le fonds d’investissement pour les salles de cinéma, la réduction du nombre de films subventionnés. De même les Journées Cinématographiques de Carthage se tiendront désormais tous les deux ans. Dans un autre registre, a été signalé le retour de la censure avec l’interdiction du film « Buzz l’Eclair » en juin dernier.

Un miracle qui s’essouffle

La dernière décennie aura pourtant été particulièrement faste. Mohamed Frini, directeur associé de Cinéfils, la société exploitant Amilcar et directeur général de la société de distribution de films Hakka, relève un véritable miracle :

«Ces dix dernières années le cinéma tunisien a connu une véritable révolution. En cent ans d’histoire, nous avons au compteur 200 longs métrages de fiction dont 100 produits après 2011. Et ça c’est un vrai miracle. Car il n’y a aucune explication scientifique à ce phénomène, vu que la politique de l’Etat est la même, pour ne pas dire en régression… Chaque année, le cinéma tunisien fait parler de lui dans les festivals internationaux. Il y a en moyenne trois films tunisiens dans un festival de catégorie A. Avez-vous une idée des moyens engagés par les autres pays pour être aux Oscars ? En Tunisie on l’a fait avec deux sous », déclare Mohamed Frini.

Mais en dépit de ces résultats inespérés, le ministère des Affaires culturelles a paradoxalement choisi l’austérité plutôt que l’investissement, le contrôle plutôt que la régulation. « Alors que 100 films ont été produits avec un budget dérisoire en 10 ans, pourquoi le ministère décide-t-il de baisser les subventions en 2023 ? Pourquoi les subventions d’investissements dans les salles de cinéma ont-elles été supprimées ? », s’interroge Frini. «La situation est très difficile», confirme Ramsis Mahfoudh, président de la chambre nationale syndicale des producteurs de cinéma et de l’audiovisuel relevant de l’UTICA.

«En 2019, un accord a été passé avec le ministère des Affaires culturelle pour une augmentation du budget qui devait ainsi  atteindre les 7 millions de dinars par an. En 2021, il était à 5 millions de dinars, contre 4 millions de dinars en 2022, soit le même budget que celui de 2001. Sur 75 projets soumis à l’aide à la production en 2022, seuls 19 ont été soutenus soit seulement 25% des projets. Ce taux est dérisoire. Quel est l’avenir des 75% des projets qui restent en termes de sociétés de productions, techniciens etc? La suppression du Fonds de coproduction franco-tunisien aura un impact négatif sur le secteur. Entre 2017 et 2022, ce fonds a permis de produire 36 longs métrages », affirme Ramsis Mahfoudh.

En outre, il note la nécessaire révision des décrets et lois en vigueur depuis une décennie, alors qu’aucun progrès tangible n’a été enregistré. Mahfoudh pointe notamment les réformes concernant les autorisations de tournage, l’attribution de la carte professionnelle et les lois qui handicapent l’investissement.

Boudée par les productions étrangères

N’offrant ni avantages fiscaux, ni facilité de circulation de devises, pâtissant des complications douanières, et des attentats terroristes, la Tunisie paraît une destination guère attractive pour les productions étrangères. En 2011, au marché de Cannes, le ministère des Affaires culturelles a distribué aux producteurs étrangers une brochure présentant les avantages d’un tournage en Tunisie. « Toute production de film étranger tourné en Tunisie bénéficie d’une exonération totale de la TVA sur les biens et les services loués dans le pays », peut-on lire dans la brochure. Or le ministère des Finances a réfuté cette proposition. Et pendant que nos ministères n’arrivent pas à accorder leurs violons, d’autres pays profitent d’un marché lucratif et porteur, en termes de tourisme, de création d’emplois, et d’implantation à l’international.

«La déduction des taxes est pratiquée dans quasiment tous les pays sauf en Tunisie. Le ministère des Finances ne veut pas en entendre parler. Quand une production étrangère pose la question, on lui répond que le ministère des Affaires culturelles est d’accord, mais le ministère des Finances refuse. De quoi faire retomber l’intérêt », souligne le producteur Moez Kammoun.

A titre de comparaison, le centre cinématographique marocain rembourse 30% des dépenses des productions étrangères  sur son territoire. A Malte, les sociétés ou les particuliers qui investissent dans les infrastructures audiovisuelles peuvent bénéficier d’un crédit d’impôt pouvant aller jusqu’à 50 % de leurs investissements. Les sociétés maltaises qui produisent et/ou distribuent des longs métrages, des téléfilms, des documentaires et des publicités peuvent bénéficier d’un taux d’imposition réduit à 5 %, contre 35 % pour les autres entreprises. Alors qu’en Tunisie, la majorité des sociétés de production finissent par mettre la clé sous la porte à cause des charges et des taxes qui leur sont imposées.

Colère et incompréhension

Le directeur du Centre national du cinéma et de l’image (CNCI), Slim Dargachi, a été démis de ses fonctions le 4 mai 2022. Alors qu’il avait annoncé dès février 2022 des réformes importantes et très attendues. La majorité des professionnels du secteur ont dénoncé son limogeage. Mais le ministère des Affaires culturelles a persisté.

Habib Bel Hedi, directeur du ciné-théâtre Le Rio : «aujourd’hui, le secteur fait face à 456 procès, et ce, pour différentes accusations (corruption, droits d’auteurs…). Deux concernent l’ancien directeur du CNCI et Chiraz Laatiri, l’ancienne ministre de la culture. Ces deux-là en particulier ont beaucoup donné au secteur et ils ont les mains propres. Aujourd’hui, ceux qui parlent de la ministre risquent des poursuites sous couvert du décret-loi 54 et ça peut aller jusqu’à cinq ans de prison. Nous devons nous unir, dépasser nos petits intérêts. Je l’annonce aujourd’hui, je vais constituer un groupe d’avocats qui sera chargé de défendre les artistes et professionnels traînés devant les tribunaux ».

Les réformes du décret 717 fixant les modalites d’octroi de subventions d’encouragement à la production cinématographique ont été mises au placard et un nouveau directeur est aujourd’hui à la tête du CNCI. Il s’agit de Noomen Hamrouni qui propose notamment de supprimer l’aide à la production des courts métrages, sous prétexte que ces derniers ne dégagent pas de bénéfices.

«Proposer de supprimer l’aide à la production de courts métrages et de passer directement au longs métrages, c’est absurde ! Une personne qui fait ce genre de propositions doit être éloigné de ce secteur », martèle Habib Bel Hedi. Or le court-métrage est l’un des fondamentaux de l’industrie cinématographique. Envisager qu’il puisse constituer une source de bénéfices est assez inquiétant venant du CNCI.

«Il parle de marché et de concurrence entre les salles de cinéma. On ne peut pas concurrencer un géant de dix tonnes en pesant 10 kilos. Nous sommes pour la coexistence des salles mais il faut investir pour préserver celles qui ont moins de moyens », clame Frini, en réaction aux déclarations du directeur du CNCI suite à la fermeture de la salle Amilcar.

Et le climat paraît particulièrement lourd, notamment depuis l’abandon de la périodicité annuelle de l’événement numéro un de la profession, les JCC. «Le fait qu’il n’y ait pas d’édition des JCC en 2023 va impacter les salles, les professionnels, les écoles de cinéma, la réputation de ce festival, du cinéma tunisien et de ceux qui ont la foi dans le cinéma tunisien », déplore Habib Bel Hedi.

De son côté, Ramsis Mahfoudh, affirme que la chambre syndicale des producteurs et réalisateurs tunisiens est ouverte au dialogue et croit que la collaboration avec les différents intervenants de l’Etat est la solution.

Au final, lors de cette conférence de presse, Moez Kammoun, Habib Bel Hedi, Mohamed Frini et Ramsis Mahfoudh n’ont cessé d’appeler les différents acteurs du secteur à prendre conscience de l’ampleur des enjeux et à s’unir pour défendre les intérêts communs… Car si le bateau coule, ils couleront avec.