Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique
Dossier
Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique
Léonard Sompairac

Léonard Sompairac

Selon l’Organisation mondiale de la santé, une personne sur huit vit avec un trouble mental, les causes de la genèse ne manquent pas dans le monde arabe, et celles-ci sont en grande partie d’ordre politique. C’est parce que ce constat semble toujours vif que le réseau des médias indépendants sur le monde arabe a décidé de consacrer un dossier à la thématique de la santé mentale.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une personne sur huit vit avec un trouble mental, en particulier de type anxieux ou dépressif[1]. Un constat aggravé depuis 2020 et la pandémie de Covid-19. Mais si le monde est fou, n’est-il pas normal de l’être nous-mêmes ? S’il existe des pathologies psychiatriques dont l’origine neurobiologique et neurodéveloppementale est bien établie, de nombreux problèmes d’ordre psychologique ou psychiatrique sont causés par des determinants familiaux, socio-économiques et politiques. Ces déterminants environnementaux peuvent aussi aggraver des troubles pré-existants.

Dans le monde arabe, cette proportion est encore plus élevée[2], avec en moyenne 29% de dépression, en particulier chez les Irakiens, Tunisiens et Palestiniens interrogés. Beaucoup moins chez les Marocains et les Algériens (20%). Sans compter que l’exposition aux images de l’actuelle guerre exterminatrice dans la bande de Gaza, menée depuis le 7 octobre par l’armée israélienne, a encore eu davantage d’impacts psychologiques comme le révèle une étude en Tunisie[3], notamment à travers l’accumulation de sentiments de colère et d’injustice.

Les causes de la genèse ou de l’aggravation de troubles mentaux ne manquent pas dans la région, et celles-ci sont en grande partie d’ordre politique. Un certain nombre de pays restent en proie à des conflits incessants (Palestine, Syrie, Yémen, Irak) qui traumatisent les populations, de générations en générations. C’est aussi le cas au Liban et en Algérie, après les périodes de guerre civile, à défaut de politique de réconciliation adaptée. Les déplacements considérables de population, comme au Soudan, multiplient également les risques de troubles mentaux.

Face à un autoritarisme renforcé depuis les révoltes arabes de 2011, les désillusions politiques, comme en Egypte ou en Tunisie, se muent en une apathie et un sentiment d’impuissance qui accroît les troubles anxio-dépressifs qu’on ne parvient pas à traiter convenablement dans le contexte d’une détérioration de la situation économique. En Egypte, la « dépression » de la livre, passée de 8 à 50 EGP pour 1 euro en quinze ans, est tout aussi « folle », et exerce un facteur de stress supplémentaire sur la population. Sans évoquer la croissance démographique et l’urbanisation galopante qui accentuent la pression sur les infrastructures de santé existantes.

Si l’individualisation reste sans doute moins marquée dans la région qu’ailleurs, grâce à l’ancrage de structures familiales et solidaires, l’usage massif des réseaux sociaux dans tous les pays arabes participent à la virtualisation du monde et des comportements, et pose mécaniquement un risque sur la santé mentale. La place des femmes dans la société est également un facteur fragilisant, en particulier du fait du système patriarcal dominant, comme le développait la psychiatre Nawal El Saadawi, qui avait déclaré dans un entretien que « l’Egyptienne de base est l’esclave des hommes, l’esclave de la société, de la religion et du système politico-financier qui nous écrase tous. »

Cette détresse peut se traduire par une augmentation du nombre de comportements suicidaires, comme en Irak où le taux de suicide a doublé en cinq ans, surtout en raison de troubles psychologiques. La consommation de psychotropes est elle aussi en essor, comme en Tunisie, avec une difficulté à contrôler la durée et la quantité des prises, ce qui peut constituer un risque en soi.

Alors que les infrastructures et la prise en charge en matière de santé restent déficientes dans la région, malgré des nuances importantes, la santé mentale, comme partout ailleurs, reste le parent pauvre de la médecine. Déjà en 2012, une étude, malgré les difficultés d’accès aux données, montrait les carences en matière de législations adaptées, de lits disponibles et de spécialistes[4]. C’est également ce qui ressort de notre dossier, en particulier l’absence de politique globale de prises en charge, les difficultés d’accès aux traitements et les fortes disparités géographiques. Et ce, en dépit des recommandations de l’OMS qui affirme que chaque dollar investi en faveur du traitement de troubles psychologiques en rapporte cinq grâce à l’amélioration de la santé et de la productivité.

Ce constat régional, dégradé par le départ continu à l’étranger des spécialistes, laisse entrevoir le développement d’alternatives médicales, qu’il s’agisse de croyances religieuses ou de techniques de développement personnel. Tendance qui éloigne encore les patients du monde médical. Pourtant, si avec Michel Foucault, on conçoit l’évolution de la perception de la maladie mentale dans et par la société et, comment le pouvoir institutionnel du médecin, par son savoir médical, crée le « malade mental », on saisit aujourd’hui combien celui-ci reste un tabou, en particulier dans le monde arabe, dans les sphères publiques comme privées. En 2020, près de la moitié des jeunes Arabes affirmaient que recourir aux soins de santé mentale était perçu négativement dans leur pays[5].

Cela n’a pourtant pas toujours été ainsi. De la fondation du premier Bimaristan à Damas au début du 8ème siècle, à l’intérêt pour la santé mentale d’Abu Ali al-Husayn ibn Abd-Allah Ibn Sina (Avicenne), par la classification de divers symptômes, en passant par Abū Bakr Muḥammad ibn Zakar̄iyyā’ al-r̄az̄i (Rhazès) et son livre Médecine spirituelle, le malade mental a depuis longtemps été considéré dans la région. La pérennité de la fable amoureuse, vraisemblablement antéislamique, Majnoun[6] et Leila, est là pour nous le rappeler.

La question de la santé mentale et de sa représentation, mais surtout de sa prise en charge, est une question éminemment politique. Comme le développe Hamza Hamouchene dans son texte « Fanon ou la psychologie de l’oppression et de la libération », l’engagement de ce dernier pour la transformation sociale allait de pair avec la libération psychologique des individus. Et « cette psychologie de la libération donne la priorité à l’autonomisation des opprimés par le biais d’activités sociales organisées, dans le but de restaurer les histoires individuelles et collectives qui ont été perturbées et entravées par l’oppression et le colonialisme. » En d’autres termes, dans un contexte politique aussi agité, la prise en charge des troubles psychiatriques doit pouvoir allier des traitements cliniques individuels avec des politiques globales qui reconnaissent et ciblent les déterminants sociaux et politiques collectifs de ces manifestations individuelles.

C’est parce que ce constat semble toujours vif que le réseau des médias indépendants sur le monde arabe a décidé de consacrer un dossier à la thématique de la santé mentale, mais aussi parce que les difficultés d’accès aux données et son traitement médiatique, trop pauvre en regard de son importance politique et sociale, y incitait.

  • Dans son article « La santé mentale de l’Irak ne cesse de se détériorer » pour Assafir Al-Arabi, Mizar Kemal rappelle que les dépenses consacrées à la santé mentale en Irak ne dépassent pas 2% du budget de la santé, or il n’y a que trois hôpitaux psychiatriques pour 43 millions d’habitants. Dans un pays qui a vécu quatre guerres majeures durant les quatre dernières décennies, et entre elles un embargo et des guerres civiles (dont la guerre confessionnelle entre 2006 et 2007), les impacts psychologiques sont désastreux. Avec pour conséquences une augmentation du nombre de suicides et de la consommation de psychotropes (méthamphétamine et captagon). « La stigmatisation et la négligence délibérée de la santé mentale, par l’État comme par la société, ont fortement contribué à la persistance de la pénurie de personnel médical spécialisé dans la santé mentale », renforçant de fait l’exercice de pratiques alternatives par les « Cheikhs ».
  • Dans leur article « La prise en charge de la santé mentale en Algérie » pour Babelmed, Ghada Hamrouche et Ghania Khelifi, malgré le peu de données disponibles, reviennent sur la détérioration de la santé mentale en Algérie. Il s’agit d’une population « qui a été prise en étau entre deux événements traumatiques majeurs, la guerre de libération d’une part et la guerre civile d’autre part ». Malgré un nombre de spécialistes et de structures de soin « acceptable », des lacunes en termes de prise en charge, d’accès aux traitements et de disparités régionales sont pointées du doigt. Par une approche pluridisciplinaire, « il est impératif de promouvoir les psychothérapies et de créer des structures facilitant la transition post-cure des patients, au plus près de leur environnement quotidien ». D’autant que la maladie mentale est encore traitée avec des amulettes et des incantations, et par le recours à la ruqya, véritable système lucratif.
  • Dans son article « Troubles anxio-dépressifs : les Tunisiens à bout de souffle » pour Nawaat, Rihab Boukhayatia souligne que ces derniers ont augmenté de manière significative. En termes de mal-être, la Tunisie occuperait la 115ème place sur 143, selon un classement de plusieurs indicateurs dont le sentiment de liberté, l’absence de corruption, le niveau de revenu et de soutien social. Elle revient également sur l’influence néfaste des réseaux sociaux et le développement de l’industrie du bonheur. Par ailleurs, elle évoque l’évolution de l’usage des drogues depuis 2013, « comme une forme d’automédication », ainsi que la consommation d’anxiolytiques, en particulier chez les adolescentes. « Avant, les patients se focalisaient surtout sur les soucis liés à leur vie intime. Maintenant, ils parlent beaucoup de l’environnement anxiogène : l’instabilité, l’insécurité ou encore l’absence de visibilité quant aux perspectives. » Même si la consultation de spécialistes pour des troubles de l’humeur se développe, la stigmatisation et les non-dits demeurent.
  • Dans son article « La lutte pour les soins de santé mentale dans un contexte de crises multiples au Liban», pour Mashallah News, Layla Yammine s’attache à montrer l’impact de la pauvreté, qui a plus que triplé en dix ans selon la Banque mondiale, sur les troubles mentaux et leur prise en charge. Son coût, dans un système médical majoritairement privatisé, ne permet pas à tous d’y accéder. Malgré la mise en place de stratégies nationales pour moderniser le secteur, celles-ci pâtissent de réductions budgétaires. « En 2020, seulement 5% des dépenses gouvernementales totales de santé étaient allouées à la santé mentale ». Départ des spécialistes, automédication, stigmatisation et tabou se conjuguent avec des événements traumatiques. Après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, c’est dorénavant la guerre israélienne à Gaza, et ses répercussions au Sud-Liban, qui renforcent les sentiments de peur, d’angoisse et d’anxiété au sein de la population.
  • Pour Orient XXI, dans son papier « Maroc. Les patients psychiatriques, proie facile des charlatans », Mohammed Al-Nejjari rappelle que près de la moitié des Marocains souffriraient de troubles psychologiques. Le manque de politiques publiques, de capacités d’accueil et de prises en charge adaptées ne permettent pas de faire face à cet enjeu, d’autant « qu’il y a moins d’un spécialiste pour 100 000 habitants ». La faiblesse de l’offre de soin donne lieu à corruption et népotisme, et de nombreux patients se tournent vers des pratiques alternatives, très lucratives. En premier lieu desquelles la visite de sanctuaires, dont le mausolée de Bouya Omar « surnommé Guantanamo » fermé en 2015, et la ruqya. Quand ce n’est pas l’emprisonnement. En l’absence de campagnes de sensibilisation, de nombreuses personnes se retrouvent abusées et font l’objet de chantages, notamment sexuels, qui accroissent leur détresse mentale et augmentent le risque de comportements suicidaires.
  • Mahmoud Bashir, dans son article pour Mada Masr, met en évidence les problèmes de santé mentale dans la bande de Gaza, largement aggravés par la guerre actuelle, en plus du manque de biens de première nécessité (eau, nourriture, abris, médicaments). Il analyse également les destructions massives des infrastructures de santé, alors même qu’avant le 7 octobre la faible prise en charge et l’absence d’un environnement favorable au traitement psychologique limitaient déjà les soins.
  • Dans son article pour 7iber, Abeer Juan insiste sur le rôle et la place dominante des médicaments dans les traitements psychiatriques, au détriment d’autres approches thérapeutiques. Et ce, pour « plusieurs raisons structurelles, liées au manque de personnel médical spécialisé, au manque de financement public, au poids des tâches administratives et au manque de considération générale pour la santé mentale. » Les déterminants politiques, économiques et sociaux sont négligés. Avec une estimation de 20% de Jordaniens souffrant de dépression et d’anxiété, ces autres approches ne sont pas toujours disponibles dans le secteur public et s’avèrent couteuses dans le secteur privé.
  • Enfin, la prise en charge de la santé mentale étant éminemment politique, elle est par conséquent collective. Comme le développe Hamza Hamouchene dans son texte « Fanon ou la psychologie de l’oppression et de la libération », l’engagement du psychiatre martiniquais pour la transformation sociale allait de pair avec la libération psychologique des individus.

[1] Selon https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/mental-disorders.

[2] Selon https://www.arabbarometer.org/2020/07/fact-sheet-prevalence-of-mental-health-problems-in-mena/.

[3] Selon https://nawaat.org/2023/12/14/gaza-a-lecran-impact-psychotraumatique-de-la-couverture-mediatique-de-la-guerre-sur-les-tunisiens/.

[4] Selon https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3266748/.

[5] Selon https://arabyouthsurvey.com/en/young-arabs-say-getting-quality-mental-healthcare-is-difficult/.

[6] Qui signifie fou en arabe.


Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

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