Le pouvoir d’achat des Tunisiens continue de dégringoler face à l’inflation galopante. La rentrée scolaire est ainsi devenue une hantise pour les ménages à revenus faibles ou moyens. Cette année encore, la rentrée de près de deux millions d’élèves est placée sous le signe des préoccupations d’ordre économique, en raison de la hausse sensible du coût des fournitures scolaires.

De quoi battre en brèche le slogan louant l’attachement de l’Etat à l’école publique et à la gratuité de l’enseignement. Un slogan mis à l’épreuve de ces marchés et autres circuits de distribution informels qui attirent quotidiennement des milliers de clients à la recherche de prix raisonnables.

Au marché Boumendil à Tunis, des dizaines d’étals exposant toutes sortes d’articles scolaires s’alignent à perte de vue. Exit les contrôles des prix et des services d’hygiène. Ici, ces centaines de parents et d’élèves se bousculant sur les lieux, sont assurés de trouver des fournitures à des tarifs moins élevés que ceux des librairies ordinaires.

Souk Boumendil, «soutien officiel» des petites bourses

Dès l’entrée du souk, les cris des vendeurs s’élèvent, se mêlant au papotage des clients et de leurs enfants. Des visages aux traits divers qui s’expriment de mille manières. Tel vendeur cherche à convaincre un client d’acheter une boîte de crayons de couleurs de «qualité garantie», en répétant un mouvement de la main accompagné de l’expression «Garantie !». Tel autre appelle d’un geste son collègue, l’incitant à faire attention au passage d’une bande de jeunes. Telle femme regarde dans le vide et compte ses doigts comme si elle s’attelait à résoudre une équation mathématique complexe… De pareilles scènes accompagnent les opérations de vente tout au long de la journée. Ce remue-ménage atteint son apogée en septembre, coïncidant avec la rentrée scolaire et universitaire. Rencontrée devant un étal exposant des articles scolaires, une quadragénaire se livre à Nawaat :

Je suis mère de trois enfants, du primaire au secondaire. Je viens chaque année m’approvisionner à Boumendil, pour éviter les prix élevés des librairies et papeteries. Ici, les prix ont baissé de près de moitié. Cela me permet d’économiser un peu d’argent pour couvrir les frais de scolarisation de mes enfants.

La dame se dit consciente des risques qu’elle encourt, en achetant des produits échappant à tout contrôle d’hygiène, et dont elle ne connait pas l’origine. Mais elle n’hésite pas à en acheter, prétextant ses faibles ressources et l’impératif d’acquérir ces fournitures pour assurer une bonne rentrée scolaires à ses enfants.

Scène quotidienne au marché Boumendil : une cliente et un vendeur en pleine négociation sur le prix des fournitures scolaires.

Après un profond soupir, notre interlocutrice poursuit son témoignage : «Je suis une ouvrière d’usine. Je ne peux pas me permettre d’acheter des cartables à des centaines de dinars, ni des dizaines de cahiers ou d’articles haut de gamme à la librairie de mon quartier. Une bonne scolarité ne dépend pas de la somme d’argent dépensée. »

A cet égard, Lotfi Riahi, président de l’Organisation tunisienne pour l’information du consommateur, a déclaré à Nawaat que nombre de librairies imposent des ventes conditionnées, faisant fi du contrôle, et usent et abusent de la carte du cahier subventionné, selon un constat de l’organisation. Lotfi Riahi estime que le personnel éducatif a une part de responsabilité dans cette histoire, notamment dans l’enseignement primaire, où l’on donne des listes de fournitures scolaires «déraisonnables» et «inadaptées à ce niveau d’enseignement». Ainsi, un nombre croissant de Tunisiens sont contraints de recourir au marché informel. Notre interlocuteur souligne la nécessité d’adopter une liste unique d’articles scolaires dans tous les établissements pour éviter les critères exigés par certains enseignants. Il recommande également d’accélérer la numérisation du système éducatif et d’abandonner les tonnes de paperasses qui pèsent à la fois sur l’État, les élèves et les parents.

Hamza, jeune vendeur de fournitures scolaires à Boumendil, nous confirme que les gens affluent chaque jour en grand nombre au marché pour acheter des cahiers et d’autres articles, fuyant les prix qu’affichent les librairies. Il ajoute que tout ce qui se dit sur les risques que comportent ces produits sur la santé des enfants ne sont que «des rumeurs» propagées, selon lui, par les gros patrons pour attirer les citoyens vers leurs magasins qui appliquent des marges bénéficiaires exorbitantes et ne tiennent pas compte de la situation des «zwawla» (les pauvres), selon ses dires.

Hamza dit qu’il est diplômé d’une école de commerce et qu’il est au chômage depuis de nombreuses années. Le marché de Boumendil l’a sauvé, dit-il, de la misère et du chômage. Il ajoute, avec un sourire sarcastique :

Ici, je m’expose au danger pour encourager les enfants et les générations futures à étudier, en leur vendant ces articles à moitié prix. Je fais mieux que cet Etat qui se vante d’offrir un enseignement gratuit, tout en obligeant chaque élève de dépenser des centaines de dinars pour pouvoir rejoindre les bancs de son école.

Les propos de Hamza résument les clameurs des vendeurs du Souk Boumendil qui essaient d’écouler leurs marchandises en proposant aux passants des prix à leur portée, tout en offrant des avantages et des remises si les clients sont convaincus par les offres qui leur sont présentées.

Les rues étroites de Souk Boumendil sont animées en permanence.

« Si vous achetez tout chez moi, je vous ferai plus de remises sur l’ensemble des articles, en particulier les cahiers ! » C’est ainsi que s’adresse un vendeur à une famille présente sur place, en expliquant que le prix d’un cahier varie selon qu’on l’achète seul ou avec d’autres articles. Une conversation qui durera quelques minutes et qui se terminera par une réduction de 200 millimes sur chaque cahier et des remises de quelques millimes sur les autres articles proposés.

Les produits exposés à Boumendil sont pour la plupart des marchandises de contrebande ou échappant, tout simplement, au contrôle de l’Etat. Généralement, ni l’acheteur, ni même le vendeur n’en connaît l’origine, ni si elles sont conformes aux normes de qualité et d’hygiène requises. Tout ce qui compte c’est leur faible prix qui appâte des consommateurs issus, en majorité, des catégories sociales défavorisées, à l’heure où tous les marchés informels de la capitale sont sous surveillance de la police. Pour preuve, les rues du centre de la capitale ont connu, pendant cette période de rentrée, un reflux notable des quantités de produits exposés, par rapport aux années précédentes, notamment à Rue d’Espagne et à Rue Charles-de-Gaulle. Cette pénurie se manifeste principalement par l’absence de cahiers de contrebande, auxquels on a substitué des modèles fabriquées localement et commercialisées hors des circuits légaux. Cela dit, l’afflux des articles scolaires de contrebande, exposée sur certains marchés et fabriquées dans divers pays, dont notamment la Chine, l’Inde ou l’Égypte, n’a jamais été interrompu, selon notre enquête. Les prix des cahiers (24/72) sur ce marché varient entre un et deux dinars, selon le modèle et le nombre de pages. Alors que, dans les librairies, le même article est cédé à des prix allant de 1.600 à 5 dinars, soit environ deux fois et demie plus cher. Il faut savoir aussi que le prix de vente des cahiers subventionnés, introuvables ou rares dans les librairies-papeteries, oscille entre 450 et 1 400 millimes.

Des articles importés d’Egypte, cédés à des prix raisonnables à Souk Boumendil.

Cahiers subventionnés : des prix bon marché pour une denrée rare

« Il est difficile d’avoir les cahiers subventionnés et, de toute façon, il n’est pas possible de fournir au client tous les cahiers qu’il demande, parce qu’il n’y en a plus assez dans nos stocks », lance Aziz, libraire. Celui-ci souligne que ce problème des cahiers est devenu une pomme de discorde entre lui et ses clients, au point que ces derniers s’abstiennent parfois d’acheter chez lui. Et d’ajouter que la première question que le client pose en entrant dans une librairie est de savoir combien de cahiers subventionnés il pourrait acquérir. C’est seulement à partir de là que les deux pourront, éventuellement, engager des propositions ou des négociations.

Aziz assure que les quantités de cahiers subventionnés qui sont proposées à la vente ne couvrent même pas une infime partie de la demande. Par conséquent, les libraires ne les exposent pas sur les étals, mais les présentent aux clients comme une faveur. Cette pénurie est due, selon notre interlocuteur, à l’épuisement des stocks au niveau des Chambres de commerce et des directions régionales de l’Education chargées de la distribution. Le libraire explique comment s’en approvisionner :

La première condition pour obtenir le cahier subventionné est d’avoir une autorisation. La quantité autorisée à l’achat est relative au coût des achats de gros. Ils me livrent une part de 30%, soit 3 000 dinars maximum, pour l’achat du cahier subventionné pour chaque achat de fournitures scolaires estimé à 10 000 dinars.

Il estime que ce chiffre ne satisfait pas les libraires, surtout les petits, dont les équilibres budgétaires ne leur permettent pas d’allouer d’énormes sommes d’argent, ce qui leur fait perdre de nombreux clients. Néanmoins, il ne nie pas que ce grand écart de prix de vente, entre le cahier subventionné et le cahier «super» constitue un point d’interrogation et une source de désaccord et de tension tant pour le vendeur que pour l’acheteur. Il ne s’explique pas, par exemple, que le même cahier se vende plusieurs fois son prix dans la même librairie, surtout concernant le format 72, lequel passe de 1 500 millimes à 5 dinars, alors qu’il n’y a pas de grande différence en termes de qualité du papier.

Un exemple de cahiers subventionnés sur lesquels est obligatoirement affiché le prix de vente public.

A ce sujet, le vice-président de la Chambre nationale des fabricants de cahiers scolaires, Samir Mouelhi, a fait état dans des déclarations aux médias le 3 septembre 2024, de l’existence de 16 millions de cahiers subventionnés des formats 12, 24, 48 et 72 sur le marché, tout en avouant, que la quantité approuvée par le ministère du Commerce et du développement des exportations pour cette année, et estimée à 4 000 tonnes, ne répond pas à tous les besoins.

«L’argent et le pouvoir d’achat des ménages sont devenus aujourd’hui le critère de réussite des élèves, affirme Ridha Zahrouni, président de l’Association tunisienne des parents et des élèves, dans une déclaration à Nawaat. La question dépasse de loin la simple hausse du prix des cahiers ou des fournitures scolaires. A vrai dire, on ne peut plus parler de gratuité de l’enseignement dans l’école publique tunisienne», résume-t-il. En effet, la rentrée cette année parait plus difficile que les années précédentes, à cause d’une augmentation des dépenses d’environ 12% par élève, et d’une nette dégradation du pouvoir d’achat des ménages tunisiens. Ces derniers sont donc contraints de réduire les frais de scolarité afin de pouvoir assurer d’autres charges plus pressantes, telles que les factures d’électricité et d’eau, les dépenses pour la nourriture et de transport. Chose qui contribue chaque année à l’augmentation de l’abandon scolaire, estimé vaguement à des dizaines de milliers. Ridha Zahrouni estime que l’Etat tunisien est appelé à jouer son rôle social et à ne pas se contenter de ruminer le slogan de la gratuité de l’enseignement, à l’heure où le coût de la scolarité d’un élève du primaire atteint des centaines de dinars dans les zones, où les parents peinent à assurer leur subsistance. La plupart d’entre eux sont contraints d’emprunter ou de priver leurs enfants de certains articles ou vêtements, ce qui creuse davantage les inégalités de classe entre les élèves. Dans le même contexte, notre interlocuteur ajoute que la poursuite de ces politiques aboutit, à la hausse de l’abandon scolaire,  et à l’augmentation du taux d’analphabétisme dans les zones déshéritées, où les parents se trouvent contraints de diriger leurs progénitures vers des travaux agricoles pour économiser de l’argent.

Un citoyen s’attarde, l’air perplexe, devant des produits bon marché, mais d’origine inconnue.

Le nombre annuel d’exclus de l’école en Tunisie, qui a dépassé les 100 000 au cours de l’année scolaire 2022/2023, selon les données du ministère de la Femme et de la Famille, révèle une réalité difficile de l’éducation publique tunisienne, aggravée par un cumul de dysfonctionnements et de problèmes que les différents gouvernements n’ont pas réussi à surmonter : des problèmes d’ordre socioprofessionnels, mettant aux prises les enseignants et la tutelle, et des problèmes économiques liés aux coûts élevés de la scolarité, mettant à nu le discours officiel qui continue à vanter la gratuité de l’éducation dans l’école publique.

Alors que la gratuité théorique est démontée par la réalité des chiffres et des témoignages. Dans les faits, les écoles déjà surpeuplées, et aux infrastructures délabrées, manquent d’enseignants. Ces institutions publiques ne semblent plus assurer un moyen de réaliser les rêves d’avenir d’une jeunesse assaillie par le chômage, et par le brûlant désir de partir.