Au 17ème siècle, la nostalgie était considérée comme une pathologie. Ce n’est plus le cas au 20ème siècle, notamment pour les publicitaires. Ils la perçoivent désormais comme un marqueur positif, et l’utilisent pour vendre leurs produits et vanter une époque passée fantasmée face à une ère où la modernisation rime avec danger et effritement des relations humaines. En réutilisant d’anciennes affiches ou en rappelant l’histoire d’un produit, les marques permettent d’élargir la cible d’âge des consommateurs tout en soulignant son authenticité et sa longévité.

La rediffusion d’anciens feuilletons ou de séries est par conséquent un phénomène mondial qui est loin de se limiter au public tunisien. Ainsi, plusieurs chaînes étrangères rediffusent des séries produites dans les années 90-2000 devenues cultes, répondant au désir des spectateurs de retrouver des personnages qui ont accompagné leur jeunesse. Cette tendance générale est par ailleurs entretenue par les réseaux sociaux et c’est ainsi que les personnages d’une série comme « Friends », deviennent des mèmes ou des reels et réintègrent la culture populaire actuelle.

Le créneau porteur de Watania 2 

L’un des impacts directs de l’après 14 janvier sur la scène médiatique tunisienne a été le changement de l’appellation des deux chaines publiques, « Canal 7 » et « Canal 21 », en, respectivement, « Watania 1 » et « Watania 2 ». Le site officiel de cette dernière explicite sa ligne éditoriale, ses objectifs et son public cible. La culture, les régions et la jeunesse sont ses trois axes principaux.  La vocation de « Watania 2 » est d’être « l’écho des régions, la voix des jeunes et une plate-forme pour la culture tunisienne » et ceci à travers « des débats ouverts avec les jeunes…des reportages sur terrain à l’intérieur des régions en vue de transmettre l’image et la situation réelle que vivent les habitants et les jeunes là-bas ». Cette présentation reflète en effet les aspirations réelles des spectateurs de cette époque (2013) en quête d’une chaine de proximité exprimant leurs préoccupations ainsi que les actualités des « territoires ».  La Watania 2 a eu pour objectif d’occuper le créneau régional complétant ainsi la Watania 1 axée sur une ligne nationale.

Pour fêter dignement le Réveillon du nouvel an, le 31 décembre 2024, la deuxième chaîne publique nationale, “Watania 2”, fait la promotion d’une énième rediffusion de cet épisode emblématique du fameux feuilleton “Choufli Hal” – FB page Watania 2

Or, près d’une décennie après, force est de constater que la programmation de Watania 2 s’est complètement éloignée de ses objectifs initiaux. C’est ainsi, qu’à de rares exceptions, elle se consacre essentiellement à la rediffusion des feuilletons et des sitcoms ou anciennes émissions pour enfants.  Si au départ la rediffusion des anciens feuilletons peut s’expliquer par des raisons économiques, à savoir le coût et le manque de ressources humaines pour financer de nouvelles émissions, cette raison n’est plus valable quelques années après. En effet, l’audimat des anciens feuilletons et sitcoms en particulier « Choufli Hal » ne cessent d’augmenter. En décembre 2021, la sitcom « Choufli Hal » a battu des records d’audience et a permis à la seconde chaîne de se hisser à la première place du taux de pénétration, devançant la première chaîne publique et les chaînes privées à savoir El Hiwar El Tounsi, Attessia TV ou encore Hannibal TV.

Cet engouement, entamé avec le confinement lié à la pandémie du covid 19, s’est renforcé considérablement. Plusieurs hypothèses peuvent être émises pour le comprendre.  Face à la crise sanitaire mais également face à la situation économique et sociale rimant avec l’incertitude et la fragilité, les productions télévisuelles d’antan constituent un vecteur d’apaisement. Elles rassurent des spectateurs en mal-être fuyant une époque où les relations humaines sont systématiquement redéfinies par l’omniprésence des réseaux sociaux et l’évolution naturelle du modèle familial aux rythmes de la modernisation et du changement de la société.

Au fil des années, la nostalgie est donc devenue un élément incontournable du paysage médiatique tunisien, avec pour corollaire l’interrogation suivante :   quel est donc l’impact de « ce marché » médiatique de la nostalgie sur l’opinion publique tunisienne d’aujourd’hui ?

Les défunts Sofiane Châari, et Tawfiq Bahri, acteurs phares de la sitcom “Choufli hal”, sont toujours les stars de Watania 2 – FB page Watania 2

Impact sur l’opinion publique tunisienne

Dans un article paru dans le journal électronique Leaders, le Dr. Samir Samaâl souligne « l’effet positif » de la sitcom « Choufli Hal » sur la perception positive du métier  du psychothérapeute ainsi que des maladies liées à la santé mentale auprès des spectateurs tunisiens. Pour le docteur, la vulgarisation du métier dans des productions télévisuelles à large public peut avoir une « finalité éducative » et constituer un outil de « sensibilisation contre la stigmatisation » des maladies liées à la santé mentale ».

Si le constat de Dr Samir Samaâl semble incontestable, peut-on considérer toutefois que la rediffusion à longueur de journée de ce type d’émission et de feuilleton a un impact uniquement positif ? Existe-t-il de réelles études scientifiques traitant de l’impact social et psychologique de la rediffusion illimitée de la sitcom « Choufli Hal » ou des anciens feuilletons dans une chaine à vocation généraliste sur les attentes et les besoins du spectateur d’aujourd’hui ?

L’humour de la sitcom « Choufli Hal » s’appuie essentiellement sur le comique des situations, les clichées, et les travers sociaux de la société tunisienne des années 2000. Il est vrai que les représentations sociales autour du psychologue, la voyante, la relation de la belle-mère et sa belle-fille restent éternellement figées s’ il n’y a pas un vrai travail d’éducation des médias effectuée dans les écoles ou encore dans les médias eux-mêmes.

La déconstruction des stéréotypes ou encore la mise en place d’un processus de détachement vis-à-vis des rediffusions demande un vrai travail de la part des acteurs médiatiques.  Une chaîne spécialisée ou une tranche d’horaire prédéfinie pourrait être consacrée à une telle mission. Mais force est de constater qu’un tel projet n’est pas à l’ordre du jour face à ses retombées financières et, probablement, face au refus des spectateurs de la chaine du changement de la programmation.

Les répétitions des anciennes productions ont façonné les habitudes des spectateurs. Elles ont pu réconforter un public en idéalisant une époque qui serait synonyme de chaleur familiale, de stabilité économique et d’authenticité. Les rediffusions de telles émissions sans aucune stratégie « critique » sont renforcées par le canal Youtube de la chaîne et les différentes reprises et réappropriations des personnages sous formes de réels, de mèmes ou d’extraits sélectionnés et repris par les spectateurs eux-mêmes.  De tels éléments confortent l’aspect « intemporel et indémodable » de ces productions. Ce faisant, ils contribuent à façonner la personnalité et les goûts du public actuel.

Le feuilleton “Khottab al Bab” sorti des archives des années 90, continue de trouver preneur en 2025. FB page Watania 2

Quel est donc l’impact de cette quête d’une époque révolue et fantasmée sur l’ancrage du spectateur dans sa réalité ? Ce désir nostalgique d’un idéal du noyau familial des années 80-90 ne bloque-t-il pas la prise de conscience de l’évolution et de la transformation des habitudes et des relations homme- femme- enfants du noyau familial des années 2020 ? Peut–on vraiment parler d’une approche ludique ou de sensibilisation des anciens feuilletons au-delà de l’apport rassurant de la nostalgie ?  Rien n’est moins sûr.  Ces productions du passé offrent une échappatoire à un public déçu par une révolution qui n’a pas réalisé ses promesses. Un public fatigué par la dureté de la vie et de l’actualité. Se réfugier dans une époque révolue rassure et réconforte face aux complications du présent.  En somme, l’engouement pour ces rediffusions ne semble pas près de faiblir. Et en puisant dans le passé, la seconde chaîne publique parait paradoxalement avoir encore de beaux jours devant elle.