Les habitants des forêts et des montagnes tunisiennes constituent, sans doute, la frange la plus pauvre et la plus vulnérable du tissu social. Cette catégorie entretient pourtant une relation étroite avec l’espace rural et forestier, qui est à la fois leur lieu de résidence et de travail permanent ou saisonnier. La majorité des emplois forestiers sont en effet saisonniers, temporaires et féminins. Les femmes sont donc clairement les plus vulnérables.

Une joie indescriptible a envahi les réseaux sociaux après la diffusion d’une vidéo montrant un groupe de femmes dansant au rythme de leurs chants célébrant leur travail dans le cadre d’une campagne associative (Soli&Green) œuvrant pour le reboisement des forêts de la région de Haddada, dans le district de Sejnane, gouvernorat de Bizerte. Ces femmes y ont planté quelques 100 000 arbres, dont des chênes, des caroubiers et des espèces de pin adaptées à la nature de la région.

Cette vidéo, largement partagée, a révélé une profonde admiration pour cette contribution féminine désintéressée au reboisement des montagnes, qui se déroulait dans une ambiance bon enfant, marquée par une joie débordante, perceptible sur leur visage et dans leurs gestes. Et pourtant, ces femmes sont en première ligne face aux flammes qui dévastent les montagnes presque chaque été depuis maintenant plus de cinq ans.

Les commentaires abondaient dans le même sens, en mettant en relief la relation intime entre les femmes et la nature, et en appelant à soutenir les efforts des associations pour le reboisement des forêts touchées par les incendies récurrents chaque été, notamment dans le nord du pays. Ces incendies sont dus aux changements climatiques, mais aussi à l’incurie de l’Etat.

Dans cet article, nous plongeons dans l’univers fermé des activités forestières, qu’elles soient saisonnières ou permanentes (comme le pâturage de subsistance), en tentant de mettre en lumière l’impact du changement climatique et des lacunes de la politique publique en matière de protection des forêts. Nous nous pencherons également sur l’effet combiné de ces facteurs sur la vie des montagnards, notamment sur le plan économique. La forêt représente en effet l’unique moyen de subsistance pour les familles qui y vivent, en l’absence d’autres opportunités d’emploi pour cette large frange de Tunisiens vivant une double précarité, économique et environnementale.

Les forêts en Tunisie : importance environnementale et économique

Les forêts tunisiennes s’étendent sur une superficie totale de 5,7 millions d’hectares, englobant montagnes, pâturages et plantations de l’alfa. Le Code forestier tunisien divise cet espace en trois zones principales : les forêts, concentrées principalement dans le nord du pays et le centre-ouest, les pâturages, et les plantations de l’alfa, situées dans d’autres régions, avec des étendues géographiques variées.

Cette superficie se répartit comme suit : 1,25 million d’hectares de forêts, dont 90% appartiennent à l’Etat, tandis que les 10 % restants relèvent de la propriété privée, 4 millions d’hectares de pâturages et, enfin, 450 000 hectares de plantations de l’alfa, principalement situées dans la région des steppes.

Les forêts tunisiennes se distinguent par leur biodiversité. Elles abritent 17 parcs nationaux, 27 réserves naturelles et 42 zones humides d’importance internationale, inscrites sur la liste de Ramsar. [1] Celle-ci est une convention internationale ayant pour objet la préservation et l’utilisation durable des zones humides, la protection de leurs fonctions écologiques essentielles, et la promotion de leur rôle économique, culturel, scientifique et récréatif.

Près d’un million de citoyens vivent en permanence dans les forêts tunisiennes, dont une grande partie exerce des activités forestières saisonnières ou permanentes. Les forêts contribuent à l’économie tunisienne à hauteur de 1,33 % [2] du PIB et de 14 % du PIB agricole.

Selon les données et les chiffres d’une étude du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) [3], les forêts fournissent environ 6 et 7 jours de travail par an. Cela est rendu possible grâce à l’intégration des habitants des forêts dans des projets de développement forestier et dans diverses collectivités agricoles à travers tout l’espace forestier, et pas uniquement dans les zones montagneuses.

L’importance économique des forêts est encore plus cruciale pour les femmes vivant dans les montagnes ou à leurs abords, notamment dans certaines zones rurales des gouvernorats de Bizerte, Béja et Jendouba, et plus précisément dans les districts de Mateur, Sejnane, Nefza, Tabarka, Aïn Draham et Beni M’tir. Les activités forestières saisonnières et le pâturage de subsistance permanent y présentent de grandes similitudes. Ainsi, de nombreuses familles dans ces régions se tournent vers l’élevage d’ovins, de caprins ou de bovins tout au long de l’année afin de s’assurer un revenu régulier. Cependant, les incendies de forêt ont dévasté les pâturages traditionnels. C’est ce que nous a appris tante Zahra, habitante du village de Melloula, au pied de Djebel Khemir. Cette septuagénaire élève deux vaches et un petit troupeau de cinq têtes de moutons, nouveau-nés compris. «J’ai vendu la plupart de mes moutons, raconte-elle, parce que la forêt a été ravagée par les flammes. Je dois maintenant me déplacer très loin, car il n’y a plus assez d’espaces pour les troupeaux. Il y a aussi autre chose : je n’ai plus assez de force, à mon âge, pour protéger les jeunes plants que les agents forestiers ou les associations replantent. L’Etat ou les associations plantent des arbres mais ne les surveillent pas. Nous aimons la montagne et nous protégeons les arbres. Nous sommes nés dans cette forêt et nous la préservons, même si, en tant que petits agriculteurs, nous sommes incapables de faire face à la cherté des aliments pour bétail et à la disparition graduelle des pâturages… ».

Des pins pulvérisés par les feux de forêt à Jendouba – Photos Nawaat. Seif Koussani

Le cas de tante Zahra n’est pas le seul parmi les éleveurs de bétail qui dépendent principalement des forêts, en raison des prix exorbitants des aliments. Or, cette activité pastorale traditionnelle, qui est pratiquée dans de nombreuses régions du pays, commence à s’effilocher, sous l’effet combiné des incendies répétés et du changement climatique rapide. Sans que des solutions efficaces et urgentes ne soient mises en place par l’Etat.

Amna Mornagui, ingénieure forestière et chercheuse en environnement, souligne l’importance du rôle des forêts et la nécessité de créer un modèle de développement qui puisse intégrer les populations locales à la fois dans l’exploitation et la protection des forêts. «Il est vrai que le changement climatique, explique-t-elle, affecte de manière significative le travail saisonnier ou permanent dans les forêts. Mais, il ne faut pas négliger le rôle de l’Etat à travers ses politiques publiques, en créant un développement économique équitable dans les zones rurales en général et forestières en particulier. Car ce sont les zones les plus pauvres et les plus vulnérables et exposées aux effets des incendies répétés et violents chaque année. Le modèle de développement doit intégrer les populations locales afin de renforcer leur attachement aux forêts, ce qui en fera la première ligne de protection et de défense des forêts, notamment à travers des alertes rapides d’incendies… ».

Les témoignages de terrain et les recherches menées par les associations ou les organismes officiels (ministère de l’Agriculture, universités, ministère de l’Equipement et de l’Habitat) confirment que les forêts tunisiennes traversent l’une de ses pires périodes en termes de fragilité environnementale, avec le rétrécissement du couvert végétal et l’impact sur la faune sauvage ainsi que sur le bétail élevé par les habitants des montagnes.

Cette situation environnementale grave s’est répercutée négativement sur le travail forestier saisonnier et a aggravé la précarité des villageois et des communautés rurales, presque partout où s’étendent les forêts tunisiennes.

Les métiers et travailleurs forestiers, victimes du changement climatique

Nous avons accompagné tante Dhahbia, une septuagénaire des majestueuses montagnes du nord, ainsi qu’un groupe de femmes du village de Ouechtata, adjacent à la ville de Nefza, dans le gouvernorat de Béja (nord-ouest). Des visages qui expriment à la fois la rigueur au travail et une détermination sans égal, des rides qui traduisent non pas l’âge mais une vie faite de peines et de privations. Leurs mains rugueuses et crevassées arrachent avec habileté et célérité les graines de lentisque ainsi que les herbes sauvages (romarin, thym, absinthe…), tout en en entonnant des chants du terroir, transmis de génération en génération.

La beauté de cette scène montrant l’osmose de ces femmes avec la forêt, leur parfaite connaissance des sentiers escarpés et même leur capacité à reconnaitre les traces des animaux et prédateurs tels que les sangliers, les loups et les hyènes rayées, ne peuvent occulter la dangerosité et la dureté des métiers de la montagne ou des activités saisonnières auxquelles s’adonnent les habitants des contreforts des montagnes de Khemir et Mogod. «Nous sommes les filles des montagnes oubliées, lâche tante Dhahbia. Nous sommes nées et avons vécu dans ces villages montagneux. Ils nous donnent peu, mais, en retour, happent nos vies à la vitesse de la lumière. Quant à l’Etat, il ne nous a rien donné d’autre qu’une carte d’identité nationale.   Même l’eau, nous la portons sur nos dos courbés, sous le froid et la chaleur, sans qu’il n’y ait eu, pour nous, le moindre changement».

Les restes d’une maison dans les montagnes de Melloula, gouvernorat de Jendouba, détruite par les incendies de l’été 2023 – Photos Nawaat. Seif Koussani

Sur les contreforts des massifs de Mogod et de Khemir, où le calendrier est rythmé par les saisons agricoles, la fin de l’automne et le début de l’hiver marquent la saison de la cueillette abondante des olives et des champignons et le début de la maturation du gland de lentisque. Ces activités sont précédées par la collecte des noisettes et des graines de pin d’Alep (zgougou), Les femmes ramassent également du bois pour un hiver qui, depuis un certain temps, arrive tardivement, mais se fait de plus en plus rude, avec des vagues de froid extrême ou des sécheresses qui affectent tous les aspects de la vie dans les villes du nord de la Tunisie, telles que Nefza, Tabarka ou Aïn Drahem. Une grande partie des habitants de ces villes montagneuses vit de son travail dans des activités forestières ou de ce que l’on peut appeler l’économie forestière locale. Par exemple, 53 % de la population du gouvernorat de Jendouba [4] réside dans des zones rurales forestières. Et le Code forestier [5] leur garantit le droit à l’exploitation naturelle et non industrielle des forêts qu’ils habitent, que ce soit pour le pâturage de subsistance, la collecte des plantes médicinales ou même la culture de petits lopins sans endommager le couvert forestier.

Evoquant avec amertume la diminution des revenus tirés des activités forestières en général, comme la distillation de l’huile de lentisque ou la récolte des glands de fruits du chêne-zen, ou encore des champignons, tante Dhahbia s’explique ainsi : « La situation est si difficile. La plupart des chênes-zen ont brûlés, le lentisque est aussi presque introuvable et ne produit plus. La forêt diminue d’année en année. Et chaque été, nous vivons dans la peur à cause des incendies. Même ce qui reste des forêts de pin d’Alep, l’Etat le donne à des investisseurs, et nous, habitants de la forêt, sommes interdits de le collecter et d’en profiter. C’est injuste car nous sommes les enfants de la forêt. Même dans la distillation des huiles, les usines nous font désormais concurrence, et nous sommes cernés de partout. Heureusement que, ces dernières années, nous participons aux campagnes de reboisement initiées par des associations, et j’espère que ces montagnes seront reboisées. »

Le marasme engendré par les incendies de forêt ne peut plus être occulté. De nombreuses familles, aujourd’hui dans le village de Melloula, situé aux abords de Tabarka, près de la frontière algérienne, attendent une indemnisation de l’Etat suite à la dévastation de leurs champs par les flammes. Les sinistrés déplorent la perte de bétail et la destruction de ruches.

La majorité des activités forestières sont aujourd’hui menacées de disparition. Selon les témoignages que nous avons recueillis, même le nombre de femmes travaillant dans la collecte du lentisque a diminué de plus de moitié. Quant à la forêt de pins d’Alep, qui profitait aux habitants du village, elle a été entièrement ravagée par les flammes. Celle de chênes-lièges a été également affectée, non seulement dans le village de Melloula, mais dans toute l’étendue des forêts du gouvernorat de Jendouba. Un rapport environnemental sur l’état des forêts de chênes-lièges de Jendouba a mis en garde contre la perte de 18 000 hectares [6] de ces étendues d’ici à 2050, si les facteurs responsables et les effets du changement climatique persistent. La vague d’incendies qui a déferlé sur Melloula en 2023, ont détruit 400 hectares de couvert forestier diversifié, principalement composé de forêts de pin d’Alep et de chênes-lièges.

La forêt calcinée de Melloula après les incendies de l’été 2023 à Jendouba – Photos Nawaat. Seif Koussani

Commentant la situation des forêts et l’impact sur le travail saisonnier forestier, Mme Mornagui explique : «L’Etat doit développer l’intégration des habitants des forêts face au changement climatique, à travers une stratégie nationale visant à promouvoir un développement économique équitable dans les zones forestières, en donnant la priorité aux habitants eux-mêmes pour les emplois forestiers. L’Etat doit en même temps relancer le recrutement des ingénieurs forestiers afin de renforcer la protection des forêts par des approches scientifiques et de terrain, tout en améliorant les dispositifs techniques et logistiques de l’Etat pour intervenir rapidement et efficacement en cas d’incendies, qui constituent manifestement un danger annuel. J’insiste une fois de plus sur le fait que le moyen le plus efficace de protéger les forêts est de garantir la justice pour les populations locales », conclut la chercheuse.

Il est établi que le danger du changement climatique s’accentue chaque jour un peu plus, que les forêts s’amenuisent d’année en année et que les incendies se multiplient, réduisant tout en cendre. Malgré tout, des efforts sont déployés par l’Etat et la société civile, notamment par des associations égologiques, pour reboiser et planter des espèces locales résistantes à la sécheresse et adaptées à l’environnement local, telles que les caroubiers et les genévriers. Le volontariat des jeunes dans les zones forestières, mais aussi sur l’ensemble du territoire national, est un signe d’espoir.


[1] Convention de Ramsar sur les zones humides.

[2] Projet de Gestion Intégrée des Paysages dans les régions les moins développées (PGIP).

[3] Vulnérabilité environnementale et climatique des femmes : étude de cas en Tunisie – Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).

[4] Rapport régional sur la situation des forêts dans le gouvernorat de Jendouba.

[5] Code forestier tunisien, 2018.

[6] Rapport environnemental sur la situation dans le gouvernorat de Jendouba.