Expulsés de force vers les frontières, les migrants irréguliers sont victimes de pratiques assimilées à de la “traite d’État” de la part des autorités tunisiennes et libyennes, ont indiqué certaines parties du Parlement européen, le 4 février. Ces accusations reposent sur un rapport accablant intitulé “Expulsions et ventes de migrants de la Tunisie à la Libye”, rendu public fin janvier.

Ce rapport a été rédigé par un collectif de chercheurs internationaux “chercheurs et chercheuses X” (RRX en anglais), ayant préféré préserver leur anonymat, afin de garantir leur sécurité et de pouvoir poursuivre leurs recherches sans risquer des représailles, précise le rapport mentionné.

Les auteurs se basent sur de nombreux témoignages de migrants ayant vécu l’expérience de l’expulsion du territoire tunisien par les autorités locales, dans le sillage du discours virulent tenu contre eux par le président de la République, Kais Saied, en février 2023.

La route de l’esclavage

Arrêtés, les migrants ignoreraient le sort que leur réserve les autorités tunisiennes. “Une fois dans le bus, ils nous ont emmenés dans un autre camp de la Garde nationale, où nous avons passé deux jours. Nous avons à peine mangé, nous avons à peine bu. (…) Dans les bus pour la Libye, ils nous ont dit qu’ils nous emmenaient à l’OIM, qu’il fallait se taire. Que pour ceux qui voulaient rester en Tunisie, ils feraient les papiers, que ceux qui voulaient rentrer dans leur pays pourraient le faire, et que ceux qui voulaient travailler, ils leur donneraient un contrat de travail. Nous nous sommes calmés. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Le bus a pris la grande autoroute”, témoigne l’un d’eux auprès du collectif des chercheurs.

Selon le rapport, les migrants interrogés ont emprunté plusieurs itinéraires avant d’arriver à la frontière libyenne, le principal étant celui reliant Sfax à Ben Guerdane et Ras Jedir. Les opérations de refoulement vers les frontières seraient supervisées par la Garde nationale tunisienne, avant de les livrer aux militaires tunisiens à partir de leurs bases et véhicules situés dans la zone frontalière de la Libye.

Les enquêtés ont identifié deux lieux où se déroulent les trafics : le premier est localisé près de la côte, le long de la frontière entre la Tunisie et la Libye, et le second se trouve plus au sud, près du village d’Al Assah, du côté libyen.

Le rapport évoque des opérations de “vente” de migrants entre du “personnel en uniforme” et des acheteurs libyens, dont certains portent des uniformes et utilisent des voitures officielles, tandis que d’autres sont en civile ou sont membres de groupes “mixtes”.

Des tentes de fortune dans l’ancien camp des migrants soudanais au Lac 1. Photo Nawaat. Seif Koussani

Les témoignages convergent concernant les deux types de vente. “Les ventes différées aux milices libyennes/police des frontières, après que les prisonniers aient été déplacés et gardés en attente dans un réseau de camps dans le désert tunisien”. Et les ventes “directes, où les prisonniers sont remis aux milices libyennes/police juste après leur arrivée de Sfax dans des bus”.

Les prix de vente varient entre 40 et 300 dinars par personne. La valeur de chaque individu serait évaluée en fonction de la rançon qu’il pourrait générer, de l’effectif du groupe et de sa composition.

Les auteurs du rapport avancent que des hommes, des femmes (certaines enceintes), des couples, des enfants et des mineurs non-accompagnés ont été victimes de ce trafic. D’ailleurs, les femmes avaient une valeur marchande plus importante, selon la même source.  

Chaque transaction concernerait des groupes composés de 40 à 150 personnes. Quant aux négociations, elles auraient lieu par téléphone ou lors de visites de personnel libyen dans les zones frontalières tunisiennes.

Extrait d’un entretien entre les enquêteurs et un migrant :

SV : (…) Au lieu de cela, ils nous ont vendus aux Libyens. Et cela s’est passé sous nos yeux, il y avait des Libyens en face de nous.

RR[X] : Lorsque vous parlez de “vente”, que voulez-vous dire ? Pouvez-vous

l’expliquer plus en détail ?

SV : Quand je dis “vente”, je veux dire achat et vente, comme pour les objets, ils nous vendaient comme des esclaves. Si nous levions la tête, ils nous battaient.

Nous ne comprenions pas, parce qu’ils parlaient arabe, mais il y avait des Soudanais dans le groupe qui traduisaient : ils vendaient les hommes pour 100 dinars et les femmes pour 300 dinars, ils échangeaient de l’argent. Ils étaient armés.

RR[X] : Les Tunisiens portaient-ils des uniformes ?

SV : Ils portaient des uniformes militaires avec des chemises militaires, certains portaient des pulls ou des t-shirts Lacoste, ils ne portaient donc pas un uniforme complet.

RR[X] : Avaient-ils des voitures militaires ? Avec des symboles de l’État ?

SV : Oui, c’étaient des voitures militaires. Le chef du petit camp était accompagné d’un gros chien blanc.

RR[X] : Vous souvenez-vous du nom du chef de ce petit camp ?

SV : Non, je ne me souviens pas, parce que nous étions battus et torturés tout le temps. Il a passé plus de temps du côté des femmes, qui dormaient près du mirador. Ils nous ont fait comprendre que si nous avions essayé de nous échapper, nous nous serions retrouvés dans le désert, qu’ils nous auraient fusillés à coup sûr, qu’ils n’auraient épargné personne (…).

En remettant les prisonniers, le personnel tunisien en uniforme donnerait aux acheteurs libyens les téléphones, cartes et documents des prisonniers. “Dans la plupart des cas, l’argent ou la drogue sont livrés dans des enveloppes ou des sacs en plastique noir”, précise le rapport.

Le cauchemar libyen

Les pratiques esclavagistes envers les migrants en Libye sont bien documentées et notoires. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a annoncé, en juillet 2024, la découverte de fosses communes dans le désert, à la frontière tuniso-libyenne.

La frontière Tunisie – Libye. L’endroit où seraient livrés les migrants aux Libyens par les autorités tunisiennes. Crédit : Google Maps

Cela n’est pas surprenant, étant donné le niveau de violence institutionnelle des deux côtés de la frontière contre des personnes sans défense et privées de tout soin. En effet, dans de nombreux témoignages cités dans ce rapport, les témoins mentionnent des corps et des cadavres transportés dans le désert vers des lieux inconnus”, indique le rapport.

Ceux qui ont eu la chance de rester vivants seraient transportés vers la prison d’Al Assah, contrôlée par les gardes-frontières libyens (LBG) et le département DCIM de lutte contre l’installation et l’immigration clandestine, relevant du ministère de l’Intérieur libyen.

D’après le document, les migrants détenus dans cette prison sont divisés en groupes de dix pour s’alimenter une fois par jour. Les femmes sont séparées des hommes. Ces derniers sont eux-mêmes divisés selon leur nationalité.

Al Assah est le premier nœud d’un réseau de prisons en Libye, au sein duquel les prisonniers “insolvables” sont transférés et revendus par un système varié et complexe d’acteurs étatiques et non étatiques. (…). L’industrie de l’enlèvement fonctionne sur un marché non monopolistique dans lequel des groupes de civils s’organisent pour détenir et collecter les rançons des migrants et des réfugiés, soit en gérant directement l’activité, soit en revendant les prisonniers à la police ou à d’autres acteurs étatiques et non étatiques”, expliquent les auteurs du rapport.

Mais la “première routine” dans le tri consiste à séparer ceux qui peuvent payer immédiatement de ceux qui vont subir des sévices plus ou moins intenses. Les premiers sont libérés après avoir versé à leurs geôliers environ mille euros. Les seconds doivent payer entre 400 et 700 dinars. Les rançons versées pour les femmes sont plus importantes, d’après la même source.

Le second tri se fait sur la base de la nationalité, de la couleur de peau et de la valeur économique potentielle du prisonnier.

Ceux qui ne peuvent pas payer la rançon sont détenus pendant longtemps ou transférés dans d’autres prisons. Ils sont qualifiés de “rebuts de l’industrie de l’enlèvement” et certains d’entre eux sont affectés aux tâches liées à la gestion des prisons, selon le rapport.

En se référant à la logique de l’industrie de la traite des êtres humains, la “cargaison” d’hommes, de femmes, de mineurs non-accompagnés et d’enfants pour un prix entre 15 et 100 euros par personne du côté tunisien ne sont pas aussitôt et totalement rentable, si on compte les couts et les pertes (décès, maladies, évasion, etc.), expliquent les enquêteurs.

Alors pour “rentabiliser” leurs opérations, les Libyens forcent les migrants à travailler. À l’instar des autres prisons libyennes, Al Assah reposerait sur le système du travail forcé.

Les prisonniers seraient ainsi vendus aux locaux pour effectuer de petits boulots pendant la journée. Cette forme de traite serait perçue, paradoxalement, comme une aubaine pour les prisonniers, car elle leur permettrait de mieux se nourrir et de sociabiliser en étant hors de la prison.

Mohamed Ali Nafti, ministre des Affaires étrangères a reçu, le 3 février, Taher Al-Baour, chargé de la gestion du ministère des Affaires étrangères et de la coopération Internationale de la Libye. Parmi les sujets de discussion : la coopération sécuritaire – MAE

Les auteurs du rapport soupçonnent ainsi la prison d’Al Assah d’être la plaque tournante du trafic de migrants opéré par la Garde nationale et l’armée tunisienne.

Les éléments de preuve avancés sont l’échange des téléphones et des documents d’identité à la frontière. “Ce sont des éléments clés pour la sécurité des salles téléphoniques où les prisonniers contactent leur famille afin d’obtenir l’argent de la rançon. L’industrie de l’enlèvement doit être protégée par des numéros de téléphone “propres” et des “documents d’identité” qui ne permettent pas de remonter jusqu’aux organisateurs de ce commerce”.

L’arrivée de nouveaux groupes de migrants se font également à des jours fixes, “ce qui met en évidence le fonctionnement d’un appareil logistique transfrontalier coordonné”. Les libérations d’Al Assah se déroulent souvent la nuit et la destination est la ville voisine de Zwara. Là, les prisonniers libérés risquent encore de tomber dans les filets de l’industrie de l’enlèvement et de la détention, ajoutent les auteurs du rapport.

Ces faits attribués aux autorités tunisiennes et libyennes sont juridiquement qualifiés par le collectif de chercheurs de crimes contre l’humanité, de détention arbitraire, de discrimination raciale et incitation à la haine raciale, de rejets collectifs d’asservissement, de disparitions forcées, de torture et traitements inhumains et dégradants, ainsi que de traite des êtres humains et de violence fondée sur le sexe.

Des accusations gravissimes qui s’ajoutent à d’autres, dont celles récemment portées par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) dans son rapport intitulé “Les routes de la torture : le rétrécissement de l’espace civique et son impact sur les personnes en déplacement en Tunisie”, publié début janvier.

Le rapport de l’OMCT se base sur une enquête menée entre mai et octobre 2024. Il accuse clairement les autorités tunisiennes, pointant “la responsabilité directe de l’État tunisien, par la violence exercée par les forces de sécurité, et les discours de haine et de xénophobie diffusés par le pouvoir exécutif”, ainsi qu’une responsabilité “indirecte” en raison de ses défaillances dans la protection et la prévention des violations des droits humains sur son territoire.

Il met également en cause “la responsabilité d’acteurs non étatiques, qu’il s’agisse de groupes criminels organisés ou de citoyens ordinaires dans les cas de violences à caractère raciste et xénophobe”. Cet énième rapport s’ajoute à de nombreux autres communiqués, articles de la presse nationale et internationale, étayant les violations des droits humains dans la gestion du flux migratoire.

Entre-temps, la Tunisie de Kais Saied se contente d’un simple communiqué du ministère des Affaires étrangères, publié le 7 février, dénonçant les “allégations malveillantes” et “la diffusion de fausses informations trompeuses” concernant la question migratoire.

Consciente de la complexité des défis liés à la migration irrégulière, la Tunisie adopte une approche équilibrée qui concilie son devoir de protection des frontières, le respect de la souveraineté et des lois nationales, ainsi que l’engagement à honorer ses obligations internationales. Elle veille également à mettre en place les mesures humanitaires nécessaires pour garantir aux migrants en situation irrégulière une protection contre les réseaux criminels de traite des personnes qui exploitent leur situation vulnérable”, se défend l’État tunisien.

Malgré la recrudescence de ces “allégations”, aucune annonce concernant l’ouverture d’une enquête n’a été faite jusqu’à présent.