Opposant au régime de Ben Ali, Ahmed Manaï a été comme des milliers d’autres tunisiens, torturés pour ses opinions. Son ouvrage, Le supplice tunisien, paru en 1995 et préfacé par Gilles Perrault, nous raconte cette douloureuse expérience. Dans cet entretien, ses propos sont ceux d’un homme toujours engagé mais ayant su prendre le recul nécessaire pour une analyse réaliste de la situation tunisienne. Il nous livre aujourd’hui ses réflexions sur le passé, le présent et le « possible » avenir de la Tunisie.

Elkalam : 12 ans après la sortie de votre livre, « Supplice tunisien », peut-on considérer que le régime de Ben Ali évolue vers plus de démocratie et de libertés individuelles ?

Ahmed Manaï : Ce livre a été un modeste témoignage, d’ailleurs bien incomplet puisqu’il n’a pas traité des responsabilités politiques et surtout celle du mouvement Nahdha dans le drame tunisien. Or il ne faut pas l’oublier, Ben Ali et son système sont le produit de notre histoire et de notre société, de nos élites intellectuelles et politiques ainsi que du système international dominant.
Alors, est-ce que le régime évolue vers plus de démocratie et de libertés individuelles ? Sûrement pas et les derniers événements vont le durcir !

Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il n’ait pas changé. Un exilé politique a tendance à croire que le pays qu’il a été contraint de quitter, se fige, ne bouge pas et demeure indéfiniment dans la même situation….à l’attendre ! Or les sociétés ont leur propre dynamique, elles bougent et évoluent indépendamment des individus, des partis politiques, des élites et même du pouvoir !
Il y a une évolution mais elle n’est pas le fait d’une politique claire et d’une stratégie mûrie.
Il faut rappeler la situation de la Tunisie au début des années 1990. Il y avait une répression féroce, des procès en série, pas moins de 10.000 prisonniers politiques et des dizaines de morts sous la torture : c’était la terreur généralisée….
Depuis, les prisonniers ont été libérés après avoir fait leur peine et quelques centaines ont été graciés. Il n’y a plus que près de 60 prisonniers du mouvement Nahdha, auxquels il faut ajouter près de 300 jeunes, incarcérés ces trois dernières années au titre « d’une loi de lutte contre le terrorisme ».
Les leaders politiques et les activistes des droits de l’homme d’obédience marxiste ou libérale, qui étaient privés de passeports tout au long des années 90, circulent librement à l’étranger et de nombreux exilés du Nahdha, leurs épouses et leurs enfants retournent régulièrement dans le pays, depuis le début des années 2000.
De nombreuses associations des droits de l’homme, non reconnues, s’activent et publient régulièrement, communiqués, dénonciations et protestations.
Les médias sont toujours monopolisés par le pouvoir, mais il y a à ce niveau les conquêtes que représentent l’Internet et les chaînes satellitaires arabes, très accessibles aux opposants et les plus suivies par les Tunisiens. L’information circule facilement, les gens parlent, critiquent et expriment leur ras-le-bol.

De nombreux tabous sont tombés !!!
Bref, ce n’est plus le régime d’il y a quinze ans, mais ce n’est pas encore l’ouverture et on est encore loin de la démocratie.

Elkalam : Beaucoup spéculent sur une mort précoce du Président tunisien et espèrent une révolution de Palais, qu’en pensez-vous ?

Ahmed Manaï : La mort nous attend tous et elle peut frapper à chaque instant, n’importe qui, le président ou les nombreux prétendants à sa succession. On dit le Président tunisien malade, mais c’est depuis 5 ou 6 ans. Cela peut durer encore longtemps. Je m’étonne vraiment que des responsables politiques misent tant sur sa mort comme si sa disparition allait entraîner l’effondrement du régime. A mon avis le système survivra à son chef, au moins pendant un certain temps et la passation du pouvoir se fera selon les dispositions de la constitution, le choix du candidat du RCD (parti du pouvoir) se fera au ministère de l’intérieur. On a souvent dit de l’Algérie qu’elle appartenait à son armée. La Tunisie , elle, appartient à son ministère de l’Intérieur. Ce que je crains le plus, c’est que l’opposition, du moins telle qu’elle se présente actuellement, risque de ne pas avoir voix au chapitre.

Elkalam : L’opposition actuelle est-elle, selon vous, mature pour prendre les rênes du pouvoir ?

Ahmed Manaï : Pour que « l’opposition » prenne le pouvoir, il faudrait que ce dernier soit vacant, ce qui n’est pas le cas, et qu’elle existe déjà, suffisamment structurée, avec des leaders crédibles et un programme à même de séduire les Tunisiens dans des élections libres et transparentes. Ce qui n’est pas le cas non plus. Il y a trois façons de prendre le pouvoir : par une révolution, par un coup d’État militaire ou par des élections. Je ne crois pas que la Tunisie soit à la veille d’une révolution, le coup d’État est l’affaire de ceux qui ont les moyens matériels de le faire, c’est-à-dire les militaires et ceci me semble tout à fait exclu. Quant aux élections, je pense que s’il y a une ouverture politique permettant une transition démocratique menée par une aile libérale du pouvoir, pendant 3 ou 5 ans, l’opposition, toutes tendances confondues, arrivera au pouvoir au bout de deux législatures, c’est-à-dire 10 ans. Si ce processus commence en 2007, l’opposition, mûrie et rajeunie, parce que ses leaders actuels sont vieillissants, parviendra au pouvoir aux alentours de 2020. Mais on ne peut exclure un miracle !

Elkalam : Comment expliquez-vous que les différents gouvernements français sont restés totalement aveugles et sourds aux violations flagrantes des droits fondamentaux par le régime tunisien ?

Ahmed Manaï : Les États se foutent totalement des violations des droits de l’homme hors de leurs frontières et surtout quand ils n’ont pas d’affinités avec les victimes. Mais ils n’hésitent pas à les exhiber, à les instrumentaliser et à en faire leur cheval de bataille quand ils ont des dossiers politiques et économiques à faire avancer ou conclure. Le « méchant » Kadhafi est devenu fréquentable dès qu’il s’est rendu avec armes et bagages sans rien changer de sa politique intérieure. Pour revenir aux responsables français, je crois que leur position est bien résumée par ce que m’a déclaré un ancien ministre des Affaires étrangères français en 1993 : « Ben Ali est ce qu’il y a de mieux pour la Tunisie , mais s’il y a un cas personnel à résoudre, je le règlerai en 24 heures ». J’en ai eu la preuve plus d’une fois.

Elkalam : Les démocraties occidentales ont souvent préféré soutenir des régimes dictatoriaux comme la Tunisie , et bien d’autres, plutôt que de favoriser une ouverture démocratique qui aurait probablement permis à certains partis islamistes de percer voire de remporter certaines élections. Aujourd’hui quel regard portez-vous sur ce calcul à court terme et cette méfiance à l’égard de partis islamistes de la part des Européens et des Américains ? Avec le recul pensez vous que Rached Ghannouchi et le mouvement Ennahda auraient pu apporter leur pierre à l’édifice démocratique tunisien ? Peut-on encore attendre quelque chose de ce mouvement ? Que sont devenus la plupart des militants en exil ?

Ahmed Manaï : Les démocraties occidentales ont été très actives et efficaces dans la « démocratisation » des pays de l’Est. En fait, c’était surtout pour accélérer le démantèlement de l’Empire soviétique et redessiner la carte de l’Europe et du monde. Si elles ne l’ont pas fait avec les dictatures arabes, c’est parce qu’elles estiment que leurs intérêts stratégiques risquaient d’être remis en cause par des nouveaux acteurs qu’ils ne connaissent pas ou très mal. Pourtant certains islamistes ont été les partenaires privilégiés des Américains tout au long de la guerre froide et surtout dans la guerre en Afghanistan.
C’est peut-être un calcul à court terme, mais c’est surtout leur conception et leur appréciation de leurs propres intérêts et je suis le dernier à leur en vouloir. J’en veux surtout aux miens et particulièrement aux islamistes qui ont engagé leurs pays dans des aventures destructrices, alors qu’ils devaient patienter un peu. Avec le recul, je pense que le FIS algérien, pourtant porté au pouvoir par la majorité des électeurs en 1991, n’aurait pas apporté de solutions aux problèmes réels du pays. Ceci dit, je ne cautionne évidemment pas le coup d’Etat du 11 janvier 1992 en Algérie, qui a fait suite à l’interruption du processus électoral après le premier tour de décembre 1991.
Pour ce qui est de la Tunisie et du mouvement Nahdha, je dois rappeler, pour l’histoire, que la Tunisie a connu, au cours des 70 dernières années, deux véritables partis politiques : le parti destourien, fondé en 1934 et le MTI/ Nahdha, fondé en 1981.

Avec un peu de patience, une plus grande insertion dans la société et un apprentissage de la gestion du pays et des relations internationales, ce mouvement aurait pu devenir un concurrent sérieux du pouvoir. Ses dirigeants ont voulu brûler les étapes et ils se sont brûlés les doigts.
Que peut-on encore attendre de ce mouvement ?
En 1992, j’ai déclaré à ARABIES que ce mouvement risquait « de se transformer en groupuscule sans aucune emprise sur la réalité politique du pays ». Je crois que c’est le cas depuis quelques années, malgré son activisme débordant et une présence permanente de son chef dans les médias. Un individu peut survivre et même s’épanouir dans l’exil, mais pas un parti politique. Peu d’entre eux partagent mon analyse, estimant sans doute que le regain de religiosité dans le pays est de nature à élargir leur base populaire et électorale. Quelqu’un qui prie ou une femme qui porte le Hijab, est pour eux un partisan en puissance. On peut toujours rêver ! Le malheur est que le pouvoir fait le même calcul et réagit en conséquence.
Pour ce qui est des militants, c’est autre chose. Les étudiants ont terminé et réussi leurs études et nombre d’entre eux ont acquis la nationalité du pays d’accueil. On compte parmi eux de nombreux entrepreneurs, des artisans, des commerçants et des hommes d’affaires prospères disposant de villas avec piscine…

Elkalam : Ahmed Manai, comme le montre votre bouleversant témoignage du « supplice tunisien », vous avez été touché au plus profond de votre chair et de votre âme, par ce régime et ses méthodes inqualifiables, comment se reconstruit-on après une si douloureuse expérience ? Est-il utopique ou illusoire de penser qu’un jour des personnalités comme Ben Ali ou d’autres seront jugés par un Tribunal ?

Ahmed Manaï : Mon expérience, certes douloureuse, n’est rien en comparaison avec les milliers de véritables tragédies humaines, que vivent nos semblables, tous les jours, partout dans le monde et le plus souvent sans pouvoir en témoigner. Comment se reconstruire ? Je ne sais pas si on y parvient vraiment. Le plus souvent c’est un simple ravalement de façade, en tout cas, la foi m’a été d’un grand secours ainsi que la famille et l’écriture. Mais pour moi, la plus grande douleur c’est l’exil et je suis en train de la surmonter en me promettant que si je ne retrouve pas mon pays et les miens de mon vivant, je serai au moins enterré dans ma terre natale.
Un tribunal !

Il y a 6 ans, une quarantaine de militants du Sud et du Nord se sont constitués en ONG avec pour objectif de lutter contre l’impunité et poursuivre les dictateurs et autres responsables de crimes graves, devant la justice internationale. C’était Justitia Universalis, avec son bureau à La Haye , pas très loin du Tribunal International. Dans deux semaines, cette organisation fait son A.G. et je vais en profiter pour inviter mes amis à nous auto- dissoudre.

Actuellement le colonialisme est de retour, les pays arabes sont les premiers visés et rien ne justifie qu’à l’instar des irakiens, des militants facilitent aux nouveaux envahisseurs leur tâche de déstabilisation de nos États très fragiles. La justice internationale n’est pas pour demain et si elle doit s’occuper de rendre justice aux victimes, elle devrait commencer par juger ceux qui ont détruit des pays et massacré des peuples !

Source : Elkalam, 31 Janvier 2007