A l’époque de la dictature précédente, Saadia Mosbah avait été empêchée de créer une association luttant contre le racisme et le discours de haine. Sous l’actuelle dictature, elle a été jetée en pâture par un pouvoir qui a fait siennes les élucubrations de l’écrivain français d’extrême-droite, Renaud Camus, l’inventeur du mythe du « grand remplacement » démographique. Et comme d’habitude, la condamnation sera enrobée d’enquêtes sur de présumées malversations financières.

Il y a plus d’un an, en mai 2024 précisément, les pièges du pouvoir se sont refermés sur les défenseurs de la cause migratoire, parmi lesquels trois militants des droits de l’homme et de la migration : Chérifa Riahi, Imen Ouardani et Saadia Mosbah.  Cela s’est passé quelques heures seulement après le discours du président Kais Saied, lors de la réunion du Conseil de sécurité nationale, le 5 mai 2024, au cours duquel il a accusé les organisations de la société civile de « trahison » et de « collaboration avec l’étranger ».

Il apparait évident que Saadia Mosbah, présidente de l’association antiracisme « Mnemty », était la principale cible de la vague d’arrestations ayant visé des dirigeants et dirigeantes d’organisations actives dans le domaine de la migration. Et ce, pour deux raisons : la première, c’est que la police avait fuité la nouvelle de son arrestation, trois jours avant qu’elle n’ait lieu, par le biais de ses informateurs, dans le dessein de sonder la réaction de la rue. La deuxième raison, est qu’elle avait été l’objet d’une vaste campagne de diabolisation pendant plusieurs mois avant son arrestation. Elle a été accusée, tour à tour, d’intelligence avec l’étranger, d’aider à l’implantation des migrants et même de recevoir 2 000 dollars pour chaque migrant clandestin parvenant à entrer en Tunisie.

Un long parcours de lutte contre la discrimination raciale

Dans un précédent témoignage au Minority Rights Group (MRG), Saadia Mosbah racontait un acte de racisme dont elle avait été elle-même victime. C’était en 2013, avec un employé d’une station-service qui lui a dit qu’il ne servait pas « les esclaves ». En l’absence de lois criminalisant les propos racistes à l’époque, elle a été contrainte de porter plainte pour agression physique subie par son fils alors qu’il réagissait aux propos injurieux tenus par l’employé à l’égard de sa mère. La même année, elle a fondé l’association « Mnemty », axée sur la sensibilisation à la lutte contre la discrimination raciale et le soutien aux victimes du racisme.

Mai 2014, Tunis – Mobilisation antiraciste initiée par l’association Mnemty, dirigée par Saadia Mosbah – Mnemty

L’engagement de Saadia Mosbah contre le racisme n’a pas commencé durant la révolution. Il remonte à plus loin. Avant 2011, elle avait tenté à deux reprises de fonder une association de lutte contre le racisme, et introduit une demande d’agrément. Mais la réponse qu’elle a reçue, selon ses dires, était : « De quoi parlez-vous ? Il n’y a pas de racisme ! Vous êtes la bienvenue parmi nous ! »

Ce qui avait inspiré à Saadia Mosbah l’idée de créer une telle organisation, c’étaient, selon son témoignage, les injures à caractère raciste qu’elle avait subies. Elle a raconté avoir été confrontée à de telles situations alors qu’elle travaillait pour la compagnie Tunisair. Elle se souvient qu’au cours d’un vol de retour vers Tunis, alors qu’elle accueillait les passagers à la porte d’embarquement, certains d’entre eux lui ont demandé, l’air taquin, si l’avion se dirigeait réellement vers la Tunisie. Saadia Mosbah se souvient d’un autre détail tout aussi poignant : en 1983, dès son embarquement à bord de l’avion, le chef de l’équipage lui avait demandé de travailler en cabine, car le PDG de Tunisair se trouvait à bord !

En 2013, Saadia Mosbah a enfin mis sur pied son association, Mnemty, dont l’activité n’a officiellement commencé qu’en 2015, après le dépôt des statuts. Pendant toute cette période, elle s’est battue pour l’adoption de la loi organique n°50 en octobre, promulguée en 2018, relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Elle en paiera le prix fort, puisque de nombreux partisans de la politique migratoire de Kais Saied imputent l’afflux de migrants subsahariens à cette loi. Certains y voient un obstacle les empêchant d’exprimer leur suprémacisme à l’encontre des migrants noirs.

Le 9 août 2023, Saadia Mosbah a reçu le premier prix annuel des champions mondiaux de la lutte contre le racisme, décerné par le Département d’Etat américain. Depuis, sa photo avec l’ancien secrétaire d’État américain, Antony Blinken, est toujours brandie par ses détracteurs sur les médias sociaux comme une preuve de sa culpabilité.

De lourdes charges

Saadia Mosbah a été arrêtée le 6 mai 2024. Son domicile a été perquisitionné par des agents de police qui ont également mené une descente au siège de l’association Mnemty. Au cours du même mois, sa demande de libération a été rejetée, et sept autres membres de l’association ont été interrogés. Contacté par Nawaat, Zied Rouine, responsable au sein de l’association, estime que les charges retenues contre huit personnes de l’association sont à caractère financier. Il s’agit principalement de « soupçons de blanchiment d’argent et d’enrichissement illicite », de « constitution d’association de malfaiteurs » et de « non-tenue de comptabilité ». Notre interlocuteur poursuit :

Aucune accusation officielle n’a été portée contre Saadia Mosbah, ni contre les autres membres de l’association. Nous attendons la clôture de l’enquête, à la lumière de la décision de l’expert désigné par le juge d’instruction pour examiner la situation financière de l’association Mnemty, ainsi que celle de tous les prévenus dans cette affaire. L’expert financier a remis son rapport le 15 mars. Ce rapport a partiellement disculpé les prévenus, y compris Saadia Mosbah, notamment en ce qui concerne les transferts d’argent et les sources de financement, deux éléments sur lesquels repose principalement l’accusation de blanchiment d’argent.

Cela dit, il y a eu des interprétations tendancieuses. En effet, l’expert a mentionné dans son rapport des remarques concernant mon éligibilité à travailler au sein de l’association, affirmant que je suis titulaire d’un diplôme en informatique et que, par conséquent, je n’étais pas habilité à occuper un poste au sein de l’association. Pourtant, j’ai travaillé pendant plus de dix ans au sein de plusieurs ONG nationales et internationales. L’expert a également formulé des observations au sujet de la non-légalisation de la signature figurant sur certains contrats.

Les comptes bancaires de Mnemty ont été gelés, ainsi que ses activités. Zied Rouine ne s’explique pas la légèreté avec laquelle les autorités ont procédé pour enquêter sur de présumées irrégularités financières. Car, en toute logique, selon lui, la présidence du gouvernement aurait dû d’abord vérifier les faits, en adressant une demande d’éclaircissement à l’association, au sujet des documents ou des informations jugés ambigus. Ceci, avant de transmettre le dossier au parquet. Zied Rouine poursuit :

Nous avons été entendus une seule fois, depuis le mois de mai dernier, et nous ignorons toujours la nature des charges retenues contre nous. Au début, les questions portaient principalement sur les relations de l’association avec les étrangers et les migrants en situation irrégulière. Pourtant, il a été démontré que l’association n’avait aucun lien avec les migrants en situation irrégulière, et que toutes ses activités étaient axées sur la sensibilisation à la discrimination raciale. Le comble est que ces activités étaient menées, en partie, en partenariat avec l’Etat, qui y a fait référence dans ses rapports périodiques internationaux. Malgré tout cela, Saadia Mosbah a été maintenue en détention.

Affiche diffusée à l’occasion de la Journée internationale des migrant.es, en soutien à Saadia Mosbah, emprisonnée pour son engagement en faveur des causes justes.

Porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), Romdhane Ben Amor explique à Nawaat que la prolongation des procédures judiciaires, sans fixation d’audience ni de décisions de clôture de l’instruction dans l’affaire de Saadia Mosbah, ainsi que dans d’autres affaires impliquant des militants de la société civile, « constitue une double peine qui leur est infligée. » Et d’ajouter : « Le pouvoir s’est empêtré dans une rhétorique politique qui se nourrit de diabolisation et de délire conspirationniste. C’est pourquoi des détenus comme Saadia Mosbah servent de boucs émissaires de cette rhétorique. L’activité de l’association Mnemty était axée sur la lutte contre la discrimination raciale, et rejoignait souvent celle d’organisme officiels. Pourtant, l’arrestation de Saadia Mosbah s’inscrit dans une vaste campagne officielle et agressive visant les migrants en situation irrégulière et les militants engagés dans l’action humanitaire. »

Le 23 février 2023, lors d’une marche contre le racisme, suite au discours raciste du chef de l’Etat, Saadia Mosbah avait déclaré : « Un président raciste ne me représente pas, et son discours pourrait tomber sous le coup de la loi organique n°50 relative à l’élimination de toutes les formes de la discrimination raciale. » Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. D’ailleurs, Saadia Mosbah a été la cible d’une campagne de dénigrement tout au long de cette période. Des pages sur les réseaux sociaux ont relayé une ancienne vidéo dans laquelle la courageuse militante appelait à retirer la statue d’Ibn Khaldoun de la rue Habib Bourguiba, au prétexte que le penseur aurait utilisé, dans son ouvrage Al-Muqaddima, des termes racistes qui ne sont plus acceptables aujourd’hui. Saadia Mesbah a estimé que la rediffusion de cette vidéo, à un moment où elle dénonçait le racisme des autorités à l’encontre des migrants noirs, n’avait d’autre but que d’inciter à la haine contre elle.

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Interrogé par Nawaat, Fares Gueblaoui, le fils de Saadia Mosbah, rappelle que sa mère avait été la cible d’une vaste campagne de diffamation avant son arrestation, et qu’elle avait déposé des plaintes qui en sont encore à leur phase initiale. Et d’ajouter :

Les campagnes de diffamation se poursuivent jusqu’à présent, que ce soit à travers les commentaires sur mes publications ou par des messages sur Facebook. On trouve aussi des vidéos qui accusent Saadia Mosbah de choses étranges, ce qui m’a profondément affecté. Je pense qu’une partie de ceux qui participent à ces campagnes cherchent systématiquement à la discréditer, tandis qu’une autre partie lance des accusations infondées par ignorance de la véritable personnalité de ma mère. Car, s’ils la connaissaient de près, ils sauraient qu’elle ne ferait jamais de mal à qui que ce soit, et qu’elle ne pourrait, en aucun cas, nuire à la Tunisie. Certains l’accusent de soutenir l’idée d’installation des migrants irréguliers, alors que sa position est claire et qu’elle l’a exprimée à plusieurs reprises : la Tunisie a le droit de protéger ses frontières, et les migrants ont droit à un traitement humain.

Photo publiée par Fares Kablaoui aux côtés de sa mère, Saadia Mosbah, à l’occasion de la fête des mères, accompagnée d’un texte émouvant sur l’injustice dont elle a été victime.

De son côté, Ghofrane Binous, membre de l’association Mnemty qui a bien connu Saadia Mosbah, raconte à Nawaat qu’elle l’a rencontrée en 2012, au début de la fondation de l’association. A l’époque, cette association a été, pour elle, l’unique cadre sûr où elle pouvait parler de son expérience avec le racisme.

« L’association Mnemty, témoigne Ghofrane Binous, m’a permis de parler sans crainte ni barrière de mon expérience avec le racisme. C’est à ce moment-là que j’ai connu Saadia Mosbah. Elle m’a encouragée à poursuivre mon rêve de devenir hôtesse de l’air. Nous avons souvent été en désaccord, mais je ne peux qu’être d’accord avec ceux qui disent que Saadia Mosbah était une militante sincère qui voulait le meilleur pour la société et pour le pays. En 2023, après le discours de Kais Saied, j’ai tenté d’organiser des manifestations pour rappeler la responsabilité de l’Etat dans la protection de ses frontières. À cette époque, je travaillais dans une radio privée et j’étais, avec Saadia, l’une des figures de proue de ce mouvement. Ce qui nous a valu d’être la cible d’une campagne de diabolisation sur Facebook et Tiktok. »

Ghofrane Binous affirme que Saadia Mosbah a fait face à ces attaques avec à la fois courage et affliction. Elle révèle que, lorsqu’elles ont été convoquées pour enquête, Saadia avait refusé de quitter la Tunisie, et déclaré un jour : « Si je tombe, continuez la marche ! Nous n’avons commis aucun de ces délits qui nous sont reprochés : ni blanchiment d’argent, ni implantation de migrants, comme ils le prétendent. » Et d’enchaîner : « Ce qui est paradoxal, c’est que j’ai eu accès au rapport de la Tunisie sur la lutte contre le racisme en 2022, et j’ai constaté que l’État citait Mnemty pour se vanter de ses réalisations. Or, environ deux mois plus tard, Kais Saied a prononcé son célèbre discours, et près d’un an plus tard, Saadia Mosbah a été arrêtée. Parfois, je ressens une grande culpabilité, car Saadia a porté seule le poids du travail de toute l’association dans la lutte contre le racisme. »

Saadia Mosbah, comme d’autres militantes et militants, est officiellement trainée en justice pour blanchiment d’argent. Mais dans les faits, ces activistes sont cloués au pilori pour leur action humanitaire, leur antiracisme et leur défense des droits des migrants en Tunisie. Une conjoncture qui rappelle une période pas si lointaine du régime de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali, lorsque les opposants et activistes faisaient face à une accusation générique, celle de l’intelligence avec l’étranger. Cela dit, à bien observer le contexte politique qui prévaut sur l’autre rive de la Méditerranée, on relève des similitudes troublantes : les populismes les plus abominables y ont accédé au pouvoir et ont été les premiers à harceler et pourchasser les militantes et militantes engagés et éclairés. Ces populismes ont dressé contre eux des hordes de racistes, avant de les accabler de poursuites judiciaires, dans le but de les dissuader. Le Néofascisme de Meloni nous aurait-il fourgué son mode d’emploi pour persécuter les militants des droits de l’homme, dans le lot des clauses secrètes du tristement célèbre protocole d’entente ? Ou bien notre propre histoire, riche en injustices, en répression et en traitements inhumains contre quiconque oserait dire non à la tyrannie, nous met-elle à l’abri de tout besoin d’importation? La question mérite d’être posée. Si, au Nord de la Méditerranée, la justice parvient à trancher, la vérité se perd dans les couloirs de nos tribunaux, où « toute personne qui les disculpe devient leur complice ! »