Le chiisme est-il en train de gagner du terrain en Tunisie sous l’impulsion du président de la République, Kais Saied ? La question agite les réseaux sociaux, et les théories fleurissent, trouvant dans la conjoncture politique internationale et locale, un terreau plutôt fertile.

Ces polémiques s’appuient sur plusieurs faits récents : la suppression du visa pour les ressortissants iraniens et irakiens en 2024, les visites de nombreuses personnalités tunisiennes du monde artistique et médiatique en Iran, comme la comédienne Dalila Meftahi ou l’animateur Alaa Chebbi et son épouse.

Il convient également de mentionner l’autorisation accordée en mai 2022 à un parti baptisé “Mobilisation populaire” (Hachd al-Chaabi), une appellation identique à celle de la coalition paramilitaire chiite, formée en Irak en 2014, avec le soutien de l’Etat, lors de la deuxième guerre civile irakienne. Anis Chhibi membre fondateur de ce nouveau parti tunisien, a insisté sur le soutien inconditionnel de son mouvement au président de la République.

Notons que la Tunisie compte déjà quelques associations au référentiel chiite, présentes depuis des années, comme l’association “Ahl al-Bayt Culturelle”, basée à Gabès et fondée en 2003. Officiellement, elle organise des rites religieux et se donne pour mission de diffuser une forme de conscience dans la société.

Une autre association existe aussi à Ezzahra, dans la banlieue sud de Tunis : le “Centre Ahl al-Bayt pour la recherche et les études”. Ce centre fait la promotion de plusieurs publications islamiques, dont certaines sur “ l’histoire des Ahl al-Bayt et leur brillante biographie”.

Tandis que des pages sur les réseaux sociaux parlent d’une “offensive chiite iranienne d’envergure”, menée en coopération avec certains acteurs politiques tunisiens.

Le 22 mai 2024. Kais Saied rencontre l’Ayatollah al-Ouzma Seyyed Ali Khamenei, Guide suprême de la Révolution islamique iranienne pour lui présenter ses condoléances suite au décès de Ebrahim Raïssi, l’ancien président de l’Iran et ses accompagnateurs. Présidence de la République

On y lit ainsi :

La déconstruction de la religion et de la société dans le projet de Kais Saied : la construction par la base, l’ouverture au courant ésotérique et le changement de référentiel religieux. Depuis le 25 juillet 2021, la Tunisie est entrée dans une nouvelle phase de son expérience politique et sociale sous la direction de Kais Saied. Le projet qu’il mène ne se limite pas à une simple réforme des mécanismes de gouvernance, mais vise une reconfiguration profonde de la structure religieuse, sociale et culturelle du pays.

Les appels se succèdent pour contrer ce que certains qualifient d’”invasion chiite”. “Ô peuple de Tunisie, gardiens de la doctrine de la Zitouna et défenseurs de l’islam sunnite. Aujourd’hui, le chiisme n’est plus une simple idée, mais une invasion organisée qui étend ses tentacules dans les mosquées, les husseiniyates (lieux de culte chiites), les médias, et par le biais de financements étrangers. Ils ne viennent pas seulement avec une nouvelle religion, mais avec une doctrine qui excommunie les compagnons du Prophète”.

Ce discours est également porté par certaines figures politiques, à l’instar de Faouzi Ben Abderrahman, co- fondateur du parti AfekTounes. Pour lui,encourager la chiisation de la société tunisienne est le complot le plus dangereux contre ce pays et cette société ; cela relève du crime d’État”.

25 octobre 2024. Une mobilisation dénonçant les crimes de l’entité sioniste. Les manifestants brandissent des portraits de Nasrallah et des affiches pro-Hezbollah. Photo Nawaat: Ala Agrebi

Et de poursuivre : “Il ne s’agit pas ici de liberté religieuse individuelle. Le soutien d’États étrangers, la levée du visa pour les citoyens d’Irak et d’Iran, permettant l’installation de husseiniyates dans tout le pays, s’inscrivent dans un plan bien défini, organisé et exécuté dans le silence, en l’absence totale de l’État et de ses institutions”.

Parallèlement à cette méfiance, d’autres franges de la société tunisienne affichent une sympathie croissante pour l’État iranien, notamment dans sa lutte contre Israël. Elle s’exprime particulièrement à travers l’admiration envers le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, tué par les Israéliens, et dont le décès a suscité une vive émotion chez de nombreux Tunisiens, y compris chez des sympathisants de gauche. Et la mouvance chiite n’est pas vraiment récente, en Tunisie, loin de là.

Une présence ancienne

Dans notre pays, la présence chiite est ancienne et a largement précédé la politique de l’Iran actuelle. Elle a évolué en plusieurs phases. La première est celle du “chiisme affectif et politique”, explique Slaheddine Al-Améri, maître de conférences, spécialisé dans les études civilisationnelles. Il enseigne actuellement à l’Institut Supérieur de Civilisation Islamique de Tunis. Il est également l’auteur de plusieurs études et ouvrages, dont “La fabrication de la mémoire dans la pensée chiite duodécimaine”.

Interrogé par Nawaat, il explique que cette période était marquée par une prédication centrée sur les mérites des membres de la famille du Prophète (Ahl al-Bayt). Celle-ci a créé un fort attachement émotionnel et spirituel envers eux, toujours perceptible aujourd’hui.

C’est dans ce contexte qu’est arrivé le prédicateur chiite Abû ’AbdAllâh ach-Chîʿî, missionnaire ismaélien au Yémen et en Afrique du Nord. Il a trouvé un terrain favorable, avec le soutien de tribus berbères comme les Kutamas, pour renverser la dynastie aghlabide en 909 à Kairouan et fonder l’Etat Fatimide.

Originaires de la branche religieuse chiite des ismaéliens, les Fatimides considèrent que le calife doit être choisi parmi les descendants d’Ali, cousin et gendre du prophète de l’Islam, Mohammed. Kairouan fut ainsi conquise, et voici Mahdia déclarée en 921, capitale du califat chiite Fatmide..

La seconde phase, qualifiée de “chiisme social”, débute avec le départ des Fatimides vers l’Égypte pour y fonder Le Caire. Le vide qu’ils ont laissé a entraîné des révoltes et le retour à une domination sunnite abbasside.

Des répressions visent alors les chiites. On cite le puits des Machreqa, où, selon certaines sources, des chiites auraient été exécutés puis jetés. On évoque également El Berka, dans la médina de Tunis, surnommée “la mare du sang “, en référence à un massacre de chiites qui aurait été conduit par le saint Sidi Mahrez.

Ces violences ont poussé une partie des chiites à fuir. Mais certains sont restés : il s’agissait notamment de descendants de la famille du Prophète, qui ont fini par accéder à un statut social privilégié, formant une véritable classe : celle des chérifs.

D’après l’historien Ibn Abi Dhiaf, la Tunisie compte plus d’une trentaine de familles chérifiennes : Ouana, Khatib, Ben Abdeljelil (Msaken), Mhadhba, Ben Azzouz (Zaghouan), ou encore les descendants de saints comme Sidi el Mouldi (Tozeur), Sidi Abid (Redeyef), ou Sidi Amor Ben Abd el Jaoued (Gafsa). À Sfax, on trouve les familles Driss, Karray, Rekik, Boudaouara, Fendri, etc.

Être chérif offrait des privilèges : exemption du service militaire, aides de l’État, prestige social, voire exclusivité matrimoniale. “C’est pourquoi je parle de chiisme social : on appartenait à une élite dont le statut était fondé sur la filiation. Ce privilège s’est maintenu jusqu’au XIXe siècle”, explique Al-Améri.

Cette période coïncide avec la naissance de l’État national, sous la présidence de Habib Bourguiba. Elle se distingue par une politique de mise à l’écart du religieux, souligne le spécialiste. “Cette classe a perdu de son influence : le poste de Naqib al-Ashraf (chef des chérifs) a été aboli, et ses membres ont progressivement été relégués au second plan”.

L’impact de la révolution iranienne

La troisième phase est celle du “chiisme doctrinal duodécimain (imamite)”, apparue dans les années 1980 au sein du mouvement islamiste tunisien. “Beaucoup des premiers chiites tunisiens, notamment à Gabès, étaient d’anciens militants islamistes. L’impact de la révolution iranienne de 1979 a été décisif. L’ambassade iranienne a diffusé des ouvrages théologiques et idéologiques appelant à repenser l’histoire et l’identité religieuse”, explique le chercheur. Un noyau s’est alors formé, avec des jeunes partis étudier à Qom ou Najaf.

Dans Borj Erroumi XL, Sami Ben Gharbia, ancien opposant au régime de Ben Ali et co-fondateur de Nawaat, retrace l’histoire de ces jeunes sunnites convertis au chiisme, partis en exil dans les banlieues de Damas ou la plaine de la Bekaa.

Influencés par l’anti-impérialisme chiite, certains ont combattu au Liban-Sud ou dans la guerre Iran-Irak aux côtés des Bassidji (branche de l’armé iranienne formée de de jeunes volontaires formés par les gardiens de la révolution islamique, les Pasdaran) et des Forces de Badr (bras armé du Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak, ce contingent de combattants chiites avait soutenu les forces iraniennes contre le régime de Saddam Hussein).

Arrivée de l’ayatollah Khomeini à Téhéran le 1er février 1979, après son exil en France.

Ben Gharbia évoque une frange d’islamistes, issus du sunnisme, mais particulièrement réceptifs au discours chiite porté par les vents de la révolution iranienne. Plusieurs d’entre eux se sont véritablement convertis au chiisme, séduits par le spiritualisme, la rigueur intellectuelle et l’esprit de révolte qui caractérisent l’école de la famille du Prophète (madrasat Ahl al-Bayt).

Ces nouveaux chiites ont rapidement attiré l’attention et la considération des chiites d’Orient, qui leur ont attribués le titre honorifique de mostabsirûn,“ ceux qui ont recouvré la clairvoyance ou la raison”. Certains intellectuels, comme Mohammad Hussein Fadlallah ou Hédi Moudarrissi, allaient même jusqu’à affirmer que l’avenir de l’islam politique arabe était entre les mains de la jeunesse maghrébine.

Mais leur nombre reste incertain, explique Ben Gharbia, à cause de la taqiya (dissimulation) et de la dispersion du mouvement.

En dépit de tentatives discrètes et anonymes de dénombrer ces mostabsirûn voire de les cataloguer, leur nombre ainsi que leurs tendances restent à ce jour indéterminés pour, d’une part, des raisons sécuritaires liées à une forte pratique de la dissimulation mentale (taqiya), et d’autre part, pour la nature éparpillée, non organisée et embryonnaire du phénomène”, écrit-il.

Pour Al-Améri, le vrai tournant a eu lieu dans les années 2000, sous l’influence du Hezbollah et de Sayyed Nasrallah. “Sa personnalité, son charisme et ses discours ont exercé une influence considérable, parfois même supérieure à celle de Khomeiny, et ce, sans jamais recourir à un discours prosélyte”, estime-t-il.

Et d’ajouter : “Il opère une forme de normalisation du chiisme, en l’associant notamment à la résistance contre Israël. Dans ce cadre, une forte opposition se dessine vis-à-vis des Sunnites, parfois perçus comme des agents ou des collaborateurs”.  

Ce climat a favorisé la progression du nombre de Chiites entre 2000 et 2010. Et les interrogations fusent dans un contexte marqué par le rapprochement entre Kais Saied et l’Iran. Certains attribuent même au frère du président tunisien, des affinités dans le même sens.

Difficile toutefois d’avoir des chiffres précis. Le chercheur avance le nombre de 5 000 Chiites en Tunisie, dispersés à travers le pays.

Le 22 mai 2024 – La cérémonie de présentation des condoléances par Kais Saied à l’occasion du décès d’Ebrahim Raïssi, président de la République islamique d’Iran. Présidence de la République

Mais pour l’universitaire, le phénomène reste limité : “Il existe peut-être, en 2022, une forme de chiisme politique chez certaines catégories, attirées par des offres proposées par l’Iran : des voyages, des aides, des opportunités. Mais ce groupe reste très restreint, d’après ce que nous savons”.

Un chiisme tunisien distinct

Certains agitent le spectre d’un conflit confessionnel. La Tunisie est majoritairement sunnite, de rite malékite. L’hostilité historique entre Sunnites et Chiites est aussi perceptible ici.

Elle existe surtout chez les islamistes radicaux, Frères musulmans ou salafistes, qui considèrent les Chiites comme hérétiques. On la retrouve aussi chez quelques universitaires endoctrinés“ note Al-Améri.

Mais il nuance : “Le Tunisien moyen aime le calife Ali et ses fils, sans pour autant haïr les compagnons du Prophète. Même les chiites tunisiens ne rejettent pas Abou Bakr [premier calife de l’Islam]”.

Le 10 juin 2025. La comédienne Dalila Meftahi publie sur son Facebook une photo d’elle accompagnée d’autres artistes en Iran. Elle exprime sa gratitude à Hedi Ajili, conseiller culturel de l’ambassade de la République islamique d’Iran à Tunis. Facebook Dalila Meftahi

Le chiisme tunisien se distingue de celui du Moyen-Orient. Il est porté par des intellectuels, sans radicalisme. “C’est un chiisme civilisé. Le Tunisien adhère à la cause d’Ahl al-Bayt plus dans une logique de justice que de confrontation”, analyse-t-il.

L’influence chiite existe, mais surtout sur le plan émotionnel et culturel : les prénoms comme Fatima, Hassan et Hussein, la célébration d’Achoura (a commémoration du martyre de l’imam Hussein et de sa famille durant la bataille de Kerbala, en 680) avec des rites populaires (feu, kohl, plats traditionnels), etc. “Ces pratiques sont des vestiges du chiisme, célébrés sans toujours en comprendre les origines”.

Aujourd’hui, la culture populaire recule, et avec elle ce chiisme culturel.

Ceux qui s’identifient au chiisme s’engagent plutôt dans des causes politiques : soutien au Hezbollah, à l’Iran, à l’Irak. Mais la lecture des sources chiites n’est plus courante, car les gens ne lisent plus.

Il souligne aussi l’ambivalence du Tunisien, qui pouvait soutenir Saddam Hussein, persécuteur de chiites, tout en admirant le Guide suprême iranien. “Beaucoup ignorent que ces figures sont radicalement opposées”.

Entre mémoire, politique et croyance, le chiisme tunisien demeure ainsi une réalité discrète, mais persistante.