« J’ai eu un enfant issu d’un viol. Cette soirée-là est restée gravée dans ma mémoire. Je savais que j’étais en pleine période d’ovulation. J’allaitais encore mon bébé de neuf mois. Ce garçon, conçu cette nuit-là, est décédé un mois après sa naissance, comme s’il était condamné d’avance », se souvient Hamida, âgée de 63 ans, non sans culpabilité.
Le violeur n’est autre que son mari. Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive : être obligée de coucher avec lui. Son « non », « je n’ai pas envie ce soir », « je suis fatiguée » ne comptent pas.
Elle ose, des années après, prononcer le mot « viol ». Elle l’a appris sur le tard. Elle savait qu’elle était forcée à coucher avec son époux. Elle sentait « le poids de son corps » sur elle, son souffle qui l’assourdissait, les va-et-vient qu’elle ressentait comme des coups de poing, le dégoût d’après, la colère comme elle le disait.
Mais on a appris que c’est notre devoir de le faire. Que c’est son droit légitime. Je le savais. Mais je crois qu’on avait aussi le droit de ne pas avoir envie parfois, d’être déjà lessivée par le ménage, les enfants. De n’avoir qu’une envie : se reposer. Enfin !.
Quand le sexe devient une corvée
Ce que Hamida ressentait comme « une corvée » a duré des années. Encore aujourd’hui. « Pire aujourd’hui », lâche-t-elle. « Je ne comprends pas qu’il ait encore envie de le faire. On est assez âgés. On a déjà eu des enfants. En plus, il n’en est même pas capable », raconte-t-elle. Ménopausée, à la douleur de la soumission s’ajoute celle d’une sécheresse vaginale.
Mais son époux insiste, éméché par ses visionnages réguliers de séquences pornographiques. « Il me demandait des choses pour qu’il puisse jouir », balbutie-t-elle, sans oser en dire plus.
Elle a fini par trouver des stratagèmes pour échapper au lit conjugal, prétextant la contrainte de devoir faire un bain rituel complet (ghusl) dès l’aube pour qu’ils puissent prier ensemble. Mais cela ne marche pas toujours.

La frustration de son mari, âgé de 75 ans, se manifestait par des représailles : lui faire la tête, chercher la petite bête pour un oui ou pour un non.
Leurs enfants, devenus adultes et à leur tour mariés, ont fini par l’apprendre. « Ma fille, tout en me comprenant, me demande de lâcher du lest pour avoir la paix, de faire parfois des compromis. Mon autre fille, pieuse, me met en garde : elle craint que je sois considérée comme désobéissante, pécheresse (nachez), et maudite par les anges. » Et Hamida acquiesce. Alors, elle « le fait » de temps en temps, à ses dépens.
« Faire l’amour » ne fait pas partie du jargon de cette dame. Il n’y a pas d’équivalent à cette expression dans le dialecte tunisien. Et cela en dit long sur les rapports entre les hommes et les femmes.
Le lot de Hamida est celui de beaucoup de femmes. Cela transcende tous les âges et toutes les classes socio-économiques, souligne Hayet Ouertani, psychologue clinicienne, prenant en charge les femmes victimes de violences au Centre d’écoute et d’orientation des femmes victimes de violences de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD).
Mais prononcer le mot « viol » reste difficile pour les femmes. « Elles ne parlent pas de violences sexuelles spontanément, n’arrivent pas à mettre des mots sur ces maux. Elles parviennent plus facilement à verbaliser le mot “sodomisation” forcée (fahicha) ». Cette pratique étant considérée comme religieusement et culturellement répréhensible.
Généralement, c’est en fouillant derrière la violence économique et physique qu’on découvre l’ampleur de la violence sexuelle, indique Ouertani. Même si cette forme d’abus ne concerne pas que les femmes violentées physiquement.
Car le sujet du viol conjugal questionne les perceptions autour de la sexualité. « Ne pas verbaliser aisément ce mot, croire que c’est leur devoir de coucher avec leur mari même quand elles n’en ont pas envie, ne signifie pas que les femmes n’en souffrent pas. Loin de là », explique la psychologue.
Jadis, les contrats de mariage étaient nommés contrats de nikah (acte de coucher avec sa femme). Le nom a changé, mais le lien culturel et religieux associant systématiquement union matrimoniale et acte sexuel reste. Il est également consacré par la loi, qui reconnaît la notion de « consommation du mariage ».
Le Code du Statut Personnel (CSP) établit même un lien entre l’obligation de payer la dot, notion décriée par les féministes, et la consommation du mariage. L’article 13 dudit code dispose que :
le mari ne peut, s’il n’a pas acquitté la dot, contraindre la femme à la consommation du mariage. Après la consommation du mariage, la femme, créancière de sa dot, ne peut qu’en réclamer le paiement. Le défaut de paiement par le mari ne constitue pas un cas de divorce.
Le CSP se caractérise d’ailleurs par un style rédactionnel rappelant celui des jurisconsultes musulmans classiques. Cette empreinte stylistique se manifeste notamment par l’emploi d’une terminologie propre au droit musulman : firach (lit), ou encore les expressions doukhoul et bina, mariage fâcid (nul).
La notion de consentement est ainsi biaisée, relève Ines Chihaoui, membre du bureau exécutif de l’ATFD, en charge de la Commission relative à la lutte contre les violences envers les femmes.
D’autant plus que le viol peut revêtir plusieurs formes. Cela inclut la revendication par l’époux de ce qu’il considère comme son droit, le refus de prendre en compte le désir de la femme ou son état de vaginisme, l’obligation de regarder ensemble du porno, ou encore l’imposition d’actes que l’épouse perçoit comme répugnants.
L’influence du porno est d’ailleurs particulièrement relevée par Chihaoui. « Pour certains couples, c’est devenu une sorte de “troisième partenaire”. On a même des maris qui commencent à filmer leurs épouses pendant l’acte ».
Des pratiques à risque existent aussi : le refus de porter un préservatif comme moyen de contraception, le refus de se soigner d’une infection sexuellement transmissible et l’infliger à sa partenaire.
Ces violences s’étendent aussi aux couples non mariés et deviennent même des outils de marchandage contre la partenaire, relève la responsable de la commission précitée.

Refuser d’abdiquer s’accompagne d’un lot de représailles : culpabilisation, menace de prendre une amante, de ne plus dépenser, dénigrement. « On a des hommes qui n’arrivent pas à avoir une érection et qui rejettent leur défaillance sur leur compagne en l’accusant d’être laide, bête, d’avoir une odeur répugnante », dénonce Hayet Ouertani.
De la reconnaissance du viol conjugal
Le viol conjugal reste encore tabou, surtout dans le cadre matrimonial. « Le dénoncer, l’est encore plus », relève Monia Abed, avocate et militante à l’ATFD. Il est considéré comme difficilement prouvable entre époux, contrairement à la sodomisation.
Le code pénal tunisien condamne explicitement cette pratique. Plusieurs textes punissent tout acte qui est considéré comme un « attentat à la pudeur ».
L’influence culturelle et religieuse se fait sentir auprès des magistrats, pour qui le viol n’existe pas entre époux, explique l’avocate. Et de préciser : « Cette mentalité imprègne aussi bien les juges hommes que femmes ».
La loi 58 relative à l’élimination des violences faites aux femmes évoque la violence sexuelle en la définissant ainsi :
Tout acte ou parole dont l’auteur vise à soumettre la femme à ses propres désirs sexuels ou aux désirs sexuels d’autrui, au moyen de la contrainte, du dol, de la pression ou autres moyens de nature à affaiblir ou porter atteinte à la volonté, et ce, indépendamment de la relation de l’auteur avec la victime.
En théorie, le mot «femme » inclut également l’épouse. Et la violence sexuelle conjugale est punissable, étant donné que cet article reconnaît l’agression quel que soit le lien entre l’agresseur et sa victime.
Mais l’interprétation des magistrats empêche d’élargir le champ d’application de la loi. « Ils ont la conviction que le contrat de mariage implique le consentement présumé de la femme », déplore l’avocate.
Le Maroc, pays musulman, a failli en finir avec ces croyances. L’affaire date de 2018, quand la police judiciaire de Larache, dans le nord du Maroc, a été saisie de la plainte d’une jeune femme accusant son mari de violences et de viol.
La justice avait d’abord ouvert une enquête pour « viol », avant que le tribunal de première instance ne requalifie les faits en « violences et abus conjugaux ». L’accusé avait alors été condamné à deux ans de prison sur ce seul motif, le viol conjugal n’ayant pas été retenu. Ce n’est qu’ultérieurement que la cour d’appel de Tanger a requalifié l’affaire en « viol conjugal ». Cependant, la Cour de cassation a annulé par la suite cette décision. Une décision qui a provoqué la colère des féministes marocaines.
« En Tunisie, il n’y a pas, à ma connaissance, une jurisprudence reconnaissant le viol conjugal commis par une pénétration vaginale », fait savoir Monia Abed.

Une souffrance tue
Non reconnu, le viol conjugal engendre pourtant des souffrances bien réelles. Les victimes évoquent le dégoût d’elles-mêmes, une sorte de haine envers leur époux. Leur estime de soi, leur dignité ainsi que leur rapport à leur corps sont fortement affectées, explique Hayet Ouertani.
La sexualité n’est pas pour elles un moment de plaisir, de partage, d’épanouissement sexuel, mais de douleur physique et morale.
Hayet Ouertani
Résignées, beaucoup finissent par laisser faire. « On entend fréquemment l’expression : “Qu’il prenne ce qu’il désire, puis qu’il me laisse tranquille.” »
Le manque d’éducation sexuelle ne facilite pas les relations entre les couples. « Il y a tant de malentendus, d’hypocrisie. Les femmes sont élevées dans l’idée qu’elles doivent être passives, y compris sur le plan sexuel, dissimuler leur désir, voire le nier », souligne la psychologue.
En revanche, pour beaucoup d’hommes, la sexualité demeure un terrain de domination où la femme est considérée comme un objet, sommée d’être performante, ouverte à certaines pratiques, tout en restant vierge et pudique.
Ils estiment ne pas avoir à faire l’effort de susciter le désir de leur épouse, que ce soit en entretenant leur attractivité physique ou par leurs pratiques sexuelles, poursuit-elle.
Et certains maris se complaisent dans cette duplicité, gardant l’épouse soumise et cherchant l’amante auprès de laquelle ils peuvent se satisfaire sexuellement. Une pratique refusée pour les épouses.
Ancré dans des normes culturelles et religieuses strictes, et aggravé par l’absence d’éducation sexuelle, le silence autour du viol conjugal persiste ainsi, alimentant incompréhensions et violences.
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