Le 24 février 2023, Maître Ghazi Chaouachi était présent, en sa qualité de membre du collectif d’avocats des personnes détenues dans l’affaire dite du complot contre la sûreté de l’État. Mais dès le lendemain, l’avocat se retrouvait lui-même dans le besoin d’un avocat, après avoir été arrêté à son domicile, dans la nuit, et vu son nom ajouté à la liste des 52 prévenus, accusés de complot dans l’affaire n° 6835/36.

La police a arrêté les deux avocats Ghazi Chaouachi et Ridha Belhaj, quelques jours après la vague d’arrestations ayant ciblé, le 12 février 2023, des personnalités politiques et des opposants au président Kais Saied, dans le cadre d’une affaire confiée à l’Unité nationale d’investigation sur les crimes terroristes. L’arrestation a eu lieu sur instruction du procureur du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, et à la demande du procureur du Tribunal de première instance, suite à des investigations préliminaires impliquant huit personnes, dont Khayam Turki, Kamel Letaief et Abdelhamid Jlassi.

S’ouvraient alors les procès politiques les plus controversés depuis le 25 juillet 2021, en raison des doutes qui entouraient les preuves sur lesquelles le dossier était fondé.  La défense continuait à clamer haut et fort que le dossier ne contenait aucun élément sérieux, et que ce n’était rien d’autre qu’une décision politique visant à éliminer les opposants, dans un black-out médiatique total. Les avocats rappelaient également que les accusés étaient privés de leurs droits les plus fondamentaux, dont notamment celui d’être présents physiquement à leur procès. Le pouvoir voulait éviter que les témoignages des accusés ne dévoilent l’inanité des charges retenues contre eux.

Malgré toute la controverse entourant l’affaire, la Cour d’appel de Tunis a rendu son verdict définitif le 28 novembre 2025, condamnant Ghazi Chaouachi à vingt ans de prison. Alors qu’il avait été condamné en première instance à 18 ans de détention.

Comment l’opposition est devenue synonyme de complot contre la sûreté de l’État

Le 11 février 2023, une brigade de l’Unité nationale d’investigation sur les crimes terroristes a perquisitionné le domicile de Khayam Turki, homme d’affaires et ancien membre de la direction du parti Ettakatol, et a procédé à son arrestation. Un visionnage de son téléphone a conduit à l’incarcération de Ghazi Chaouachi et d’autres personnalités politiques.

Selon le rapport de clôture d’instruction publié par le Bureau d’investigation 36 du Pôle judiciaire antiterroriste du Tribunal de première instance de Tunis, présidé par le juge Samir Zouabi, des enquêtes ont été menées contre Mohamed Khayam Turki, Ahmed Doula, Mohamed Bendhaou, Mohamed Moncef Ben Attia, Ahmed Mhirsi, Mohamed Saber Jlassi, Kamal Eltaief, Abdelhamid Jlassi, et toutes les personnes qui seront identifiées par l’enquête, pour « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État,  formation d’un groupe terroriste suspecté de crimes terroristes et d’y avoir adhéré, implication dans un attentat visant à modifier la structure de l’État ou à inciter la population à s’entretuer par les armes, et provocation de trouble, de meurtres et de pillage sur le territoire tunisien liés à des crimes terroristes, et enfin atteinte à la sécurité alimentaire. » Le 12 février 2023, l’Unité nationale d’investigation sur les crimes terroristes s’est engagée à poursuivre l’enquête, ajoutant les noms de Issam Chebbi, Ahmed Néjib Chebbi, Chaima Issa, Jawhar Ben Mbarek, Ridha Belhaj et Ghazi Chaouachi à la liste des détenus.

Les personnes arrêtées dans le cadre de l’affaire dite du complot font face à une douzaine de chefs d’accusation fondés sur 16 articles de la loi antiterroriste et de blanchiment d’argent et 10 articles du Code pénal, dont l’article 72, qui stipule que « Est puni de mort l’auteur de l’attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien. »

Sur cette question, Dalila Ben Mbarek, qui représente Ghazi Chaouachi et d’autres détenus, dont son frère Jawhar Ben Mbarek, se confie à Nawaat :

Khayam Turki, Abdelhamid Jlassi, Kamal Eltaeif et cinq autres personnes ont été arrêtés à la suite d’un renseignement fourni par « XXX », un témoin dont l’identité n’a pas été révélée par le tribunal. En revanche, Jawhar Ben Mbarek, Issam Chebbi et Ghazi Chaouachi ont fait l’objet d’arrestation non pas à la suite de ce renseignement, mais sur la base de conversations sur WhatsApp. Parmi les éléments de preuve sur lesquels le tribunal s’est appuyé dans cette affaire dite du complot figurait une conversation sur WhatsApp entre Khayam Turki et Ghazi Chaouachi, où ils discutaient de la situation générale et échangeaient des informations sur les événements politiques. Il y a eu aussi le voyage effectué par Chaouachi en France, en compagnie de son beau-frère, Ridha Belhaj, pour rendre visite à leurs fils respectifs. Chaouachi a rencontré son fils à Lyon avant de rentrer en Tunisie, tandis que Ridha Belhaj est rentré par avion depuis Paris. Le tribunal s’est emparé de ces éléments pour l’accuser d’intelligence avec des parties étrangères. Ghazi Chaouachi a été inculpé de complot intérieur et extérieur et d’appartenance à une organisation terroriste. Mais, le tribunal n’a jamais révélé la nature de cette organisation, ni sa doctrine ni ses activités. Le dossier est constitué de 123 mensonges consignés par le juge d’instruction.

Selon le rapport de clôture de l’instruction, Ghazi Chaouachi a nié les accusations portées contre lui, tout en admettant connaître Khayam Turki, comme d’autres personnalités politiques. Il a également affirmé que sa relation avec Turki relevait de sa vie privée et ne pouvait, en aucune façon, constituer une preuve à charge. Malgré cela, il a été condamné le 18 avril à 18 ans de prison.

Octobre 2019, Tunis – Ghazi Chaouachi, avec des militants du parti du Courant démocratique lors de la campagne électorale pour les législatives. Courant démocratique

Contacté par Nawaat, Hichem Ajbouni, membre de la direction du parti du Courant démocratique, atteste que c’était grâce à Ghazi Chaouachi que son parti avait remporté 22 sièges au Parlement en 2019, faisant de lui la formation politique la plus importante à l’époque, grâce à son bilan à l’Assemblée des représentants du peuple en 2014. Ajbouni insiste : « Ghazi Chaouachi est une personnalité exceptionnelle et intègre qui a honoré ses deux mandats parlementaires, entre 2014 et 2019. Comme l’atteste un rapport de l’association Al-Bawsala, qui indique qu’il a présenté près de 25 % des propositions d’amendement de toutes les lois soumises au Parlement. » Et d’enchaîner :

Ghazi Chaouachi est un homme qui croit au dialogue et est connu pour son dévouement. Ce qui l’a amené, en 2022, à lancer une initiative de dialogue national pour sortir de l’impasse politique. C’est sans doute à cause de cette initiative qu’on a voulu l’impliquer dans cette scandaleuse affaire, bien que l’expert désigné par le tribunal ait déclaré que les échanges entre Ghazi Chaouachi, Issam Chebbi et Jawhar Ben Mbarek visaient à organiser un dialogue national. Or, le juge d’instruction n’a pas tenu compte de cette conclusion dans son rapport de clôture d’instruction, car elle démonte la version du régime concernant l’existence d’un complot. Et si le parquet a blanchi les diplomates étrangers de toute accusation de complot, c’est à se demander avec qui les détenus auraient comploté.

Vengeance et persécution

Le 14 janvier 2023, Ghazi Chaouachi a déclaré que l’initiative de sortie de crise qu’il avait annoncée fin décembre 2022 avançait à un rythme soutenu. Il a précisé qu’il s’agissait d’une initiative indépendante regroupant des militants des droits de l’homme et des personnalités indépendantes, et qu’elle ferait objet de larges consultations avant de la présenter aux responsables politiques, aux experts et à l’opinion publique. Il avait, à l’époque, refusé de divulguer les noms des participants avant que le corpus de l’initiative ne soit finalisé, soulignant, d’entrée, qu’elle ne concernait pas le président Kais Saied, car l’initiative visait à trouver une alternative pour surmonter la crise.

Près d’un mois et demi de sa déclaration, Ghazi Chaouachi a été arrêté pour complot intérieur et extérieur contre la sûreté de l’État. L’affaire semblait tranchée lorsque le président Kaïs Saïed a déclaré le 22 février 2023, lors de sa visite à la Société des industries pharmaceutiques de Tunisie (SIPHAT) :

Ils parlent de salut et de dialogue. Dialogue avec qui ? Le quartet s’est érigé en parrain du dialogue, alors pourquoi avons-nous organisé des élections ? Ils s’expriment dans les médias, reçoivent des millions de dollars, leurs noms sont connus, et quiconque ose les disculper est aussi leur complice.

En réalité, l’engagement de Ghazi Chaouachi dans une initiative de dialogue pour sauver le pays n’était pas la seule raison de son emprisonnement. Qu’on en juge ! Le 26 octobre 2021, il avait déclaré que le président Kais Saied s’en prenait à lui personnellement parce qu’il contestait les mesures qu’il avait prises. Le chef de l’Etat avait évoqué un cas de corruption dans l’attribution des terres domaniales lors de sa rencontre avec le ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières, avant que la ministre de la Justice, Leila Jaffel, n’entame des poursuites contre Ghazi Chaouachi. Or celui-ci avait été lavé de toutes ces accusations en mai 2022.


Le fils de Ghazi Chaouachi, Elyes, établi en France, confie à Nawaat que le chef de l’Etat n’avait pas pardonné à son père son attachement à la mise en place d’une Cour constitutionnelle. Il explique :

Le président Kais Saied a une dent contre mon père depuis l’époque où celui-ci était député puis ministre. Le président l’avait reçu en compagnie de Mohamed Hamdi et Zouhair Maghzaoui afin de les convaincre de reporter le processus de création de la Cour constitutionnelle. Mon père a défendu sa cause bec et ongle, en tenant de le convaincre de l’extrême importance du projet. Le président lui a rétorqué que des informations d’ordre sécuritaire commandaient un report. Mon père lui a alors demandé de montrer ces informations. Kais Saied a piqué une colère et mis fin aussitôt à la réunion. Nadia Akacha a ensuite contacté Zouhair Maghzaoui pour l’informer que le président était furieux contre mon père, en lui annonçant qu’il n’était plus le bienvenu au Palais.

Tunis, février 2024 – Des banderoles à l’effigie de Ghazi Chaouachi et des autres prisonniers impliqués dans l’affaire dite du complot, sont déployées sur leurs sièges vides, lors d’une action de solidarité avec les familles des détenus au siège du Parti républicain – Coordination des familles de détenus politiques

L’avocat Ghazi Chaouachi n’était pas le seul à payer le prix de son opposition au président Kais Saied. Sa famille aussi en a souffert. Son fils, Elyes, explique que ce dossier est devenu une affaire familiale. La persécution de sa famille a commencé lorsqu’une plainte a été déposée en juin 2023 contre Elyes pour outrage au président de la République, suivie d’une autre plainte déposée par Ibrahim Bouderbala, président de l’Arp, en vertu du décret 54. Puis. Il y a eu aussi sept affaires de terrorisme pour lesquelles il a écopé des peines de prison pour près d’un demi-siècle. Elyes Chaouachi poursuit : « Outre ces accusations montées de toutes pièces à mon encontre, j’ai été victime de violences politiques, physiques et verbales dans le but de me voler mon téléphone portable et examiner mes conversations. Cela s’est produit le 29 juin 2025 à Lyon, en France. En fait, je n’étais pas le seul visé ; ma sœur, médecin résidente, a également été empêchée de se rendre à un séminaire en 2024 après avoir été bloquée à l’aéroport alors qu’elle devait prendre son avion. La même année, ma mère, présidente d’une chambre à la Cour de cassation, a été mutée au tribunal immobilier et rétrogradée.Les représailles s’étendirent aux petits-enfants : en 2024, le tribunal autorisa mon père à rencontrer sa petite-fille d’un an, mais l’administration pénitentiaire refusa cette autorisation, prétextant une décision du ministère de la Justice, alors même que chaque détenu a le droit à une visite mensuelle. »

Fin mai, Chaouachi a été transféré à la prison de Nador, une décision que ses proches ont considérée comme une forme de persécution contre le prisonnier et sa famille. Une persécution qu’ont également éprouvée d’autres familles de détenus, à l’image de la sœur de Sonia Dahmani, condamnée en juillet dernier à deux ans de prison avec effet immédiat en vertu du décret 54, et Dalila Ben Mbarek Msaddak, la sœur de Jawhar Ben Mbarek, également déféré en vertu du même décret, sur la base de déclarations médiatiques évoquant cette affaire dite du complot.