Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Assujettir l’art à l’idéologie n’est pas l’apanage de la situation post-révolutionnaire en Tunisie. Il s’agit là d’une tentation qui a guetté la diffusion de la culture cinématographique dans le pays pendant plusieurs décennies. L’histoire de la FTCC (Fédération Tunisienne des Ciné-clubs) est à cet égard exemplaire. Cette association qui a joué un rôle fondamental dans la naissance de la cinéphilie et la promotion de la culture cinématographique vers la fin des années soixante et tout au long des années soixante-dix et qui a été un lieu d’échange inestimable sur le cinéma et une fenêtre ouverte sur le monde s’est peu à peu sclérosée sous l’effet du combat idéologique contre le pouvoir en place et contre la montée islamiste pendant plus de deux décennies environ : les années 80, 90 et le début des années 2000. Du coup, le cinéma a été instrumentalisé idéologiquement et politiquement sans que la notion d’art engagé n’ait été véritablement interrogée. Un léger tournant a été esquissé en 2005 à la faveur duquel la Fédération a essayé de renouer avec la cinéphilie et la culture cinématographique qui, par ailleurs s’est réfugiée aussi dans des espaces confidentiels, le théâtre El Hamra et l’expérience du collectif Cinéfils, puis le ciné-club du CinémAfricArt. Cette salle a tenté de concilier les exigences de la distribution et le cinéma d’auteur dans un contexte où la survie d’un tel projet était risquée. Après le 14 janvier, il n’y a eu qu’une séance de ciné-club, l’hôtel où se trouve la salle ayant été paralysé par un mouvement de grève qui a duré des mois. Ceci dit l’actualité politique et intellectuelle et l’effervescence de la société civile a réussi à faire écran à ce qui nous a manqué. Ce n’est qu’après l’attaque qui a visé le cinéma et la fermeture de la salle que nous avons réalisé l’ampleur de la perte due justement en partie à une déviation de la vocation de l’espace qui était au départ soustrait à toute manipulation politique. C’est cette indépendance qui en a fait justement un espace d’échanges, de débats, en somme un espace où nous avons expérimenté d’une certaine manière la démocratie autour du cinéma. C’était par ailleurs difficile après le 14 janvier de continuer à débattre de l’art et de la culture sans intégrer les bouleversements qui ont ébranlé le pays et sans ouvrir les lieux de la culture à la société civile.

Après la révolution, certains, à l’instar de l’association « Femmes et images », ont cherché à inscrire le cinéma dans la perspective de construction d’un projet de société moderniste renouant ainsi avec la tradition développementaliste de l’Indépendance mais également avec la tradition idéologique des ciné-club des années 80 et des décennies suivantes. La diffusion de Persepolis de Marjane Satrapi par Nesma semble à première vue s’inscrire dans ce projet d’autant plus que le film a été doublé en tunisien par l’association « Femmes et images » et qu’il s’agit là de la première expérience tunisienne en matière de doublage. Les films non arabophones qui passaient dans les salles ou qui étaient diffusés à la télé étaient soit sous-titrés soit doublés en français. Le timing de la diffusion n’est absolument pas fortuit : le film a été programmé à une dizaine de jours des élections, en pleine campagne électorale, et il s’agissait pour la chaîne d’influer sur le choix des électeurs. Le caractère immédiat de la communication médiatique tend à assujettir dans ce cas le propos de l’artiste à une conjoncture exigeant, selon la chaîne, une action de la part des citoyens : voter le 23 octobre et plus précisément voter contre un parti, un choix idéologique et un projet de société. Est-ce la meilleure manière de nous faire éviter le scénario de la catastrophe iranienne ? Il est permis d’en douter! Mais mon propos n’est pas là. Lorsqu’on subordonne un film à une injonction de ce type, il n’y a plus de place pour le débat, plus de place pour la pensée. Le film a été suivi d’un débat sur la chaîne et il était difficile aux participants, qui étaient des intellectuels indépendants, de soustraire le film à la conjoncture électorale et aux atteintes aux libertés qui avaient marqué l’actualité. C’est justement par ce prisme déformant de l’actualité tunisienne que le film a été appréhendé. Autant dire que l’art est passé à la trappe. Il est évidemment difficile de ne pas tomber dans l’idéologie quand on débat de Persepolis (et c’est l’une des raisons pour lesquelles je considère que le film de Marjane Satrapi, que j’aime beaucoup, n’est pas ce qu’il y a de mieux dans le cinéma iranien) mais l’entrée idéologique n’est pas la seule d’autant plus qu’il s’agit de l’adaptation cinématographique d’une bande dessinée autobiographique qui fait dans la dérision et la caricature et qui correspond à un mode d’expression décalé. Les réactions ont été encore plus violentes que celles déclenchées par le film de Nadia Al Fani. Je ne pousserai pas plus loin l’analogie, comme l’a fait Kmar Ben Dana dans un bel article publié dans La Presse : « D’un film à l’autre : épisodes de la transition » [1], parce que si le contexte précaire de la transition démocratique a rapproché les deux films, je considère pour ma part que tout les sépare pour la simple raison qu’on ne peut pas mettre sur le même plan un film qui fait de la provocation un style et une esthétique et un film simpliste et dénué de distance. Les rapprocher sur le plan du contenu et de l’expression de la subversion participe aussi du malentendu dicté par une conjoncture marquée par une « hyper réactivité » comme l’a dit Kamar Ben Dana. Mais dans les deux cas cette hyper réactivité participe d’une manipulation. L’objectif des détracteurs du film et de la chaîne consistait à semer la terreur dans les rangs de ceux qu’on a identifiés comme les ennemis de Dieu (on y a classé pêle-mêle, patron de la chaîne, journalistes, intellectuels indépendants et acteurs de la société civile habitués à intervenir sur les plateaux de Nesma). Les foules déchaînées qui ont attaqué les locaux de Nesma et qui ont brûlé la maison du patron de la chaîne se sont rabattues sur un argument autre que celui de la représentation de l’islamisation à l’iranienne, à savoir la représentation du sacré. Là aussi, la loi a renforcé la position de ceux qui étaient hors la loi : on a intenté un procès à la chaîne. Le film a été condamné pour une raison autre que celle prévisible : l’analogie entre l’islamisation à l’iranienne et l’éventuelle islamisation de la société tunisienne et des institutions de l’Etat après la montée des islamistes au pouvoir. Est-ce là un malentendu accidentel ou orchestré par ceux qui ont enflammé les esprits notamment des imams peu soucieux de la neutralité politique des mosquées et dont l’implication dans la campagne électorale ne fait pas de doute par ailleurs? A-t-on cherché par les manifestations spectaculaires sorties des mosquées à faire diversion et, en focalisant sur la représentation du sacré, à brouiller la consigne de vote donnée implicitement par la chaîne ? C’est possible mais il est difficile de trancher. Ceux qui ont vu dans le film et surtout dans sa diffusion par Nesma un complot contre les valeurs sacro-saintes de la religion ne sont pas tous des manipulateurs et des manipulés, il y avait aussi des gens simples qui se sont sentis menacés dans leur identité et qui ont été emportés par la vague de protestation. Ayant animé l’été dernier (août 2011) un débat autour de Persepolis dans une maison de culture située dans une petite ville du Cap bon, cette même ville où un imam non satisfait du verdict prononcé le 3 mai 2012 a appelé à tuer le patron de la chaîne, j’ai eu l’occasion de constater qu’une partie de mon auditoire, qui était pour la plupart des lycéens, a condamné le film. Il se trouve que la séquence qui a révolté certains participants est celle là même qui s’est attiré les foudres des illuminés. On a commencé par me dire que le film devrait être interdit parce que Dieu s’y trouve représenté. Il a fallu longuement discuter de cette question avant de passer à d’autres aspects du film. Je dois avouer que j’ai été d’abord déstabilisée par l’objection à laquelle je ne m’attendais pas mais petit à petit j’ai été amenée à relativiser en me disant : c’est une réaction qui s’explique par le fait que le sacré relève de l’impensé et qu’il n’y a, dans la culture de ceux qui étaient partisans de l’interdiction du film, rien qui puisse les aider à être dans la relativité. Il s’agit là d’une question qui demande du temps et une pédagogie qui passe également par l’éducation à l’image. Peut-on confier cette pédagogie à une chaîne qui fait dans le sensationnel, dans le spectaculaire, qui tente néanmoins de se convertir au débat d’idées et qui a cherché à instrumentaliser un film à des fins politiques ? Face à une telle posture médiatique, le détracteur, qu’il soit mal intentionné ou pas, a décidé de déclarer la guerre. Dans un ciné-club soustrait à la pression médiatique et aux enjeux de pouvoir auquel un média est généralement soumis, il agirait peut-être autrement, ne serait-ce que parce que la distinction entre la représentation ou encore la fiction et la réalité se fait plus facilement même si elle n’est pas toujours évidente, le tout étant une affaire d’identification. La personne qui condamne une attitude représentée s’y projette d’abord avant de la rejeter tout en étant effrayée par sa propre identification, et sa réaction est d’autant plus violente qu’elle est dirigée d’abord contre soi. Le rôle d’un débat est de canaliser et de désamorcer cette violence à condition que le spectateur joue le jeu tout en se faisant violence et parvienne à transcender son agressivité dans une confrontation d’idées et d’affects qui peut ne pas être sereine. Ce qui se pose ici également, c’est la distance par rapport à l’image et toutes nos expériences heureuses de lecteurs et de spectateurs sont un dépassement de l’identification primaire autrement dit une belle alchimie faite d’identification et de distanciation. Il se trouve que la séquence qui a choqué pose de manière exemplaire cette question de la distance par rapport à la représentation : le personnage qui apparaît dans les rêves de la petite fille et qui est censé être Dieu a été identifié à tort au dieu des religions monothéistes alors que la petite fille se considère aussi comme le prophète d’une religion qui est le fruit de son imagination. L’incapacité de sortir de soi, de son univers de croyance est à l’origine de ce contresens instrumentalisé par ceux qui ont crié au complot, qui se sont érigés en défenseurs de Dieu et qui ont gagné du terrain dans leur combat contre la liberté d’expression.

Persepolis a été projeté plusieurs fois en Tunisie avant et après le 14 janvier. Il n’y a eu aucun incident vu qu’il n’y a pas eu de tapage médiatique, que les lieux de la projection et de la discussion étaient appropriés et soustraits à toute récupération politique. On pourrait me rétorquer qu’on priverait le grand public d’un beau film mais ce beau film a fait l’objet d’un contresens lorsque les médias s’en sont emparés et a été surtout malmené par ceux qui ont appelé au meurtre, ceux qui ont intenté un procès et qui profitent aussi de la manipulation autrement plus dangereuse et plus puissante de la chaîne qatarie Al Jazira.

Cependant, je dois avouer que le fait de défendre la liberté d’expression et de contester à une chaîne privée le droit de diffuser un film au moment où elle l’entend est en quelque sorte une posture intenable parce que cela reviendrait à justifier l’autocensure. Mais le rôle du citoyen et de l’intervenant dans le champ culturel est de tenter de décortiquer les mécanismes de la manipulation et d’attirer l’attention sur ses conséquences fâcheuses qui peuvent porter le coup de grâce aux libertés fondamentales. Cette analyse se faisant ici a posteriori ne peut pas à tous les coups nous mettre à l’abri d’éventuelles manipulations car il est difficile de prévoir le destin d’un film. Faudrait il tout au plus veiller à séparer les sphères de l’art, de la culture et du politique ?

Notes :

1- Paru aussi dans un recueil d’articles de l’auteur, Recueil d’une transition, les éditions SCRIPT, décembre 2011, pp. 133_7.