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Le 3 décembre dernier une enquête préliminaire été ouverte suite à une plainte déposée par un avocat pour le compte du contentieux de l’Etat. Il s’agirait “d’établir la vérité quant aux dépassements d’ordre financier et administratif cités dans le rapport préliminaire de la Cour des Comptes concernant l’Instance supérieure indépendante pour les élections…”

L’ISIE, elle ne recevait le rapport préliminaire que le lendemain, le 4 décembre. Un rapport préliminaire qui n’est pas la décision finale de la Cour des Comptes.

L’ouverture d’une enquête préliminaire suscite des interrogations du fait de la démarche. L’ISIE a publié un communiqué le 4 décembre dernier pour éclaircir la situation. Kamel Jendoubi a accepté de répondre à quelques questions concernant cette affaire.

Nawaat.org: Qu’avez-vous pensez du rapport préliminaire de la Cour des Comptes ?

Kamel Jendoubi : C’est un rapport qui contient 170 observations ce qui n’est pas beaucoup en comparaison aux dizaines de milliers d’actes faits par l’ISIE. Il y a des observations sur des détails, d’autres sur des questions plus lourdes. ça ne pose aucun problème ni sur le fond ni sur la forme. Je conçois bien l’obligation que nous avons de répondre à ces observations, corriger certains détails, donner des explications supplémentaires, donner du sens, ça ne pose aucun problème. Nous travaillons à répondre à ces observations, mais le travail est difficile car l’ISIE a été « vidée », il n’y a donc plus de personnel adapté, ce qui a suscité des difficultés, y compris avec l’équipe de contrôle car il y a des dossiers qui ont été suivis par des personnes qui ne sont plus là. Donc ce n’est pas toujours évident de pouvoir répondre à certaines demandes.

On peut mettre en exergue des points de dysfonctionnement, des fautes, des écarts, des erreurs par rapport au texte. En gros il y a trois sortes observations :

– des observations par rapport au texte : le texte dit ceci et la réalité est autre. Les textes de références sont le décret-loi 27, le règlement intérieur et la loi électorale, si on considère qu’elle a un impact direct. Le principe qui s’impose ici est celui de bonne gestion, avec un comportement de « bon père de famille ».
– des observations qui relèvent de la procédure.
– des observations quant aux dépassements par rapport à notre mission, comme le fait d’avoir organisé un évènement en l’honneur des martyrs par exemple.

Il faut contextualiser la situation ce qui est nécessaire car à distance les gens parlent d’une situation qu’ils ne connaissent pas et en font une lecture tendancieuse. L’ISIE a des explications aux observations et je suis serein quant aux demandes.

Au-delà de ces observations auxquelles nous devons répondre, il y a plusieurs questions. D’abord le fait que la mission de la Cour des Comptes découle du décret-loi 2011-27 qui donne comme mission de procéder au contrôle à posteriori de la gestion administrative et financière. Mais la loi n’indique ni les procédures ni la manière dont ce contrôle doit être réalisé. Deuxièmement cette loi exonère l’ISIE de contrôle a priori et de toutes les dispositions relatives au Code du marché public. Troisièmement l’ISIE est une institution publique mais indépendante alors que la Cour des Comptes dépend du Premier Ministère. Et enfin, la loi donne pour mission à l’ISIE de superviser les élections, mais pas de mettre en place une administration électorale.

Et puis la philosophe et les outils de contrôle utilisés par la Cour peuvent être inadaptés par rapport à la réalité de la mission : c’est une réalité nouvelle, jamais connue avant, on peut donc se demander quel est le fondement de ce contrôle ?

J’ai donc le sentiment que le contrôle, dans cette nouvelle situation, se fait comme si l’ISIE était une administration établie, avec des locaux, du personnel, des procédures, un budget. Or ce n ‘est pas le cas. C’est important de préciser ceci pour remettre les choses en contexte, car toutes ces remarques nous amènent à un point important : nous avons travaillé dans des conditions exceptionnelles, avec des contraintes de temps, dans une logique d’urgence et avec une obligation de résultat qui était de mener à bien les élections. C’était donc notre seul souci et qui a écrasé tout le reste. D’ailleurs le législateur l’a prévu car il nous a exonéré d’un certain nombre de démarches. Le plus important est donc que nous ayons réussi. On doit donc juger à la lumière du fait que nous avons réussi à organiser des élections.

Le travail de la Cour des comptes est utile et nécessaire. Mais il faut le contextualiser. Pour moi le processus électoral était révélateur du dysfonctionnement dans l’ensemble de l’Etat : la justice, la police, la sécurité … C’est un processus qui a révélé les points qu’il faut absolument réformer. Mais au même temps pose une question de fonds : il faut renouveler et adapter notre pensée, y compris dans la mise en place d’une nouvelle administration, et d’un rapport avec le citoyen. La nouvelle administration électorale doit, elle aussi, être renouvelée. Car elle sera nouvelle ! Elle ne peut pas être bâtie avec les mêmes procédures, règles et philosophie du passé. L’administration du passé est malade. Il y a certes des compétences, des atouts, des outils encore valables mais sa philosophie, le but pour lequel ces administrations ont été crées sont à revisiter à l’image et à la lumière de cette nouvelle situation. Nous avons besoin d’une nouvelle administration. Dans le domaine électorale mais pas seulement.

Donc pour moi ce rapport n’est pas qu’un rapport de contrôle. Il nous permet d’engager et d’alimenter une réflexion de fonds sur le processus électorale et le rapport de ce processus avec les différents acteurs : l’administration, l’État, le citoyen… c’est donc très important. Mais il faut prendre en compte le fait que la mission de contrôle peut limiter cette réflexion, car ce rapport ne contrôle que la gestion administrative et financièrement et donc n’englobe pas la prestation. Nous travaillons, et je m’y applique personnellement, sur cette dimension : répondre au rapport mais également tirer des idées clefs pour alimenter une réflexion importante, pour bâtir quelque chose de différent et d’adapter à la nouvelle situation, notamment en matière électorale pour que la nouvelle ISIE assume sa mission, dans un contexte beaucoup plus difficile, contraignant et risqué, avec des menaces plus importantes qu’avant.

Nawaat : Que pensez-vous de la plainte déposée par le contentieux de l’Etat ?

Kamel Jendoubi : Il y a une série d’anomalies à ce sujet. Je ne sais pas sur quelle base le contentieux de l’Etat a engagé l’action qu’il a engagé, en chargeant un avocat de déposer plainte. C’est en tout cas ce que l’avocat dit. Car jusqu’à présent je n’ai pas été informé. Hier matin le Procureur de la République a souhaité, courtoisement, me voir, et il m’a expliqué que pour lui ni l’ISIE ni moi-même ne sommes dans la ligne de mire. Il y a une information contre X où il n’y a ni crime, ni accusation.

Il y a là un problème de compétence qui va se poser, car au même moment l’ISIE est sous le contrôle de la Cour des Comptes et une plainte est déposée. En fait dès que le rapport de la Cour des Comptes sera publié et qu’il n’y aura pas constat d’anomalie ou d’éléments permettant d ‘invalider les raisons pour lesquelles cette action a été engagée, raisons dont j’ignore tout, alors, pour le Procureur, l’enquête doit s’arrêter.

Par ailleurs je constate qu’il y a eu, début novembre, fuite d’un document. Au mois de novembre l’ISIE a reçu un document intitulé « Observations » et qui n’avait aucune qualité officielle. Il a été remis par l’équipe de contrôle présente à l’ISIE, sans papier à en-tête mais simplement avec la signature des cinq membres de l’équipe de contrôle. Ce n’est donc pas un document qui est arrivé officiellement de la part du Président de la Cour des comptes. C’est ce document là qui a été fuité en partie semble-t-il.

Puis un autre document, le même en fait avec une introduction et une conclusion, a été fuité par un site internet. Mais sous le titre de « Note ». Note à qui ? Au gouvernement il me semble, car j’ai appris que ces observations ont fait l’objet d’une délibération en conseil des ministres au début du mois de novembre. Puis il a fait l’objet d’une rencontre de la Troïka au plus au niveau. Ce que je constate ensuite c’est, quelque temps après, les déclarations de M. Laâyouni, qui comporte un volet diffamatoire puisqu’il parle de vole et de détournement de fonds. Mais au même temps il explique avoir un rapport et avoir été chargé par le contentieux de l’Etat de déposer plainte. Or le contentieux de l’Etat ne se charge pas lui-même. Donc quelle partie l’a chargé ? C’est une histoire que l’on découvrira sans doute. Quoi qu’il en soit le Procureur de la République m’a confirmé que cette démarche vient du contentieux de l’Etat. Mais impossible d’en connaître les fondements pour le moment.

Nawaat.org : A qui peut profiter cette attaque d’après-vous ?

Kamel Jendoubi : Pas à l’ISIE en tout cas. Il y a diffamation et création de soupçon et de doute autour de l’instance, cela entache sa crédibilité et c’est peut-être le but. Mais cette nouvelle perturbe les gens. Beaucoup de Tunisiens ont fait confiance à l’ISIE, même si il y a bien sûr des remarques, que nous acceptons. Ainsi les rapports de tous les observateurs font partie du bilan.

Nawaat.org : Est-ce que vous pensez que cette action est dirigée contre vous et les membres de l’ancienne ISIE ?

Kamel Jendoubi : J’en ai la profonde conviction.

Nawaat.org : Est-ce que vous pensez que la Cour des Comptes va pouvoir continuer à travailler normalement avec cette affaire et produire un rapport final équitable ?

Kamel Jendoubi : Le processus électoral était révélateur d’un certain nombre de « boites noires » dans le pays. Notamment celle de la justice. Ce ne sont pas les magistrats qui sont en cause ici mais les conditions dans lesquelles ils travaillent. Hier le magistrat que j’ai rencontré m’a demandé si j’avais confiance en la justice. Je lui ai répondu que je faisais confiance aux magistrats mais pas au système. Mais nous avons un problème de réforme du système judiciaire.

En matière de droit nous avons, en fait, deux problèmes principaux en Tunisie : la justice et les médias. Si on règle ces deux problèmes on facilite la gestion des autres problèmes. Et la Cour des Comptes est empêtrée là dedans. Les magistrats de la Cour des Comptes font leur travail de manière indépendante mais après ? Cette note envoyée au gouvernement, à quel titre, sur quel fondement a-t-elle été envoyée ? Le décret-loi 27 demande à la Cour des Comptes d’assurer le contrôle à posteriori, mais le règlement intérieur de la Cour des Comptes dit que lorsqu’il y a des difficultés la Cour s’adresse à l’autorité de tutelle de la structure contrôlée, pour lui demander de faciliter l’accès à l’information. Sur quel fondement a-t-on estimé implicitement, et voire explicitement, que le gouvernement est l’autorité de tutelle de l’ISIE ? C’est une interprétation qui pose énormément de problème. L’ISIE est indépendante. Comment une structure liée au Premier Ministère peut contrôler réellement une structure indépendante ? Avec quelle philosophie ? Quelle démarche ? Je ne dis pas que le problème n’a pas de solution. Mais je pense que dès le départ il y aurait pu avoir définition des principes de la résolution de ce problème, car c’était vraiment un nouveau problème, mais on a préféré rester dans le cadre classique.