I. Le sens de l’Histoire

Sur le plan du principe, l’UPM ou tout ce qui pourrait ressembler à des accords plus étroits d’échange et de coopération entre pays riverains de la Méditerranée, est une entreprise non seulement souhaitable, mais s’inscrit dans le sens même de l’Histoire. Or, ce sens de l’Histoire n’est sûrement pas celui de l’Union des cartels industriels au détriment des intérêts des sociétés civiles. Oui à l’Union comme substrat porteur de progrès en terme de « mieux vivre » et de respect de la dignité humaine, mais définitivement non à toute Union qui n’a pour seule préoccupation que les intérêts mercantiles.

Si, et afin de servir ces intérêts marchands, l’UPM se transforme en une union pour la respectabilité des dictatures de la rive sud de la Méditerranée, il est alors trompeur de parler d’une union « Gagnant-Gagnant », à l’instar de ce que nous promet le président Sarkozy.

 


L’union de qui pour qui ? Quelques réponses satiriques …


 

 
Pour les sociétés civiles, qu’elles soient de la rive nord ou sud, c’est plutôt un contrat « Perdant-Perdant » qui va se conclure en leurs noms.

Des gagnants, bien sûr qu’il y en aura ! Ce sera, du côté sud, principalement le cercle des proches de ces pouvoirs dictatoriaux dont l’activité ne saurait être soumise au cadre légal -et transparent- des activités commerciales ; et, du côté nord, des actionnaires et dirigeants d’entreprises qui ont les mains bien à hauteur des poches dès qu’il s’agit de corrompre pour obtenir des marchés. Sans compter la parole si facile à l’égard de leurs salariés pour brandir la menace : « c’est ainsi ou alors je n’ai d’autre choix que de délocaliser chez l’ami Ben Ali ou Kadafi … Au moins chez eux, la matraque remplace les négociations sociales ».

Ô oui, entre temps, des deux côtés de la Méditerranée, on nous gavera d’images et de chiffres sur des créations d’emploi, de ventes de biens divers, de centrales de toutes sortes et d’airbus.

II. Les « Perdants-Perdants » de l’UPM

Pour les contrats d’airbus, on rivalise d’ingéniosité pour mettre en valeur leurs aspects spectaculaires. Aussi spectaculaire du reste que le sont la taille des avions, leur nombre et les montants mirobolants des transactions. Le flot médiatique est tel, que l’on ne s’interroge même plus sur les conditions et le sens de telles transactions. Ces contrats pharamineux deviennent en soi la finalité qui se substitue silencieusement et pernicieusement aux entreprises humaines porteuses d’un progrès partagé par tous.

En effet, on évitera de mettre en parallèle le coût social des compromissions en matière des violations des droits humains pour l’obtention de ces marchés et on escamotera les conséquences desdites compromissions sur le développement durable et la stagnation des évolutions des acquis sociaux. Cette stagnation à l’origine du dumping social du côté sud qui, d’une part, rend les délocalisations si attractives et, d’autre part -du fait de cette même attractivité- freine, voire fait reculer les acquis sociaux du côté nord, soumis à la menace des délocalisations en question.

Allez demander ce que pensent tous ces licenciés des usines de textile du nord de la France qui ont perdu leurs emplois pour cause de transfert de leurs usines vers des régions où les droits sociaux sont bafoués. A l’évidence, ces unités industrielles qui disparaissent petit à petit font moins de bruit que les discours et images sur des contrats – plus rares – portant sur des sommes astronomiques. Et c’est ainsi que, par petits coups, des pans entiers des industries occidentales disparaissent – semant le chômage – sous l’effet des délocalisations. L’industrie du textile a quasiment disparu des pays occidentaux. Pour le cas de la France “[depuis la décennie 1970] un processus continu de régression s’est enclenché […]. En termes d’emplois, la facture est lourde : en trente ans, la filière aura perdu plus des deux tiers de ses effectifs, soit une hémorragie d’environ 20 000 emplois chaque année” alertaient ainsi des députés français en 2001(1). Dans un autre rapport présenté devant le Sénat français le 9 mars 2005, il est prévu « pour la seule période 2006-2010 la délocalisation de 202 000 emplois pour les seuls services, soit 22 % de la création nette d’emploi salarié au cours des cinq dernières années (2) ».

Désormais, ce sont, entre autres, des enfants et des femmes, ces “damnés du labeur”, Marocains, Egyptiens, Tunisiens ou Asiatiques qui habillent ou montent les câblages des Occidentaux. Pour les plus diplômés d’entre-eux, s’ils ont de la chance, ils feront la hotline de Cegetel ou de Free.

Autant dire une concurrence déloyale tant pour les uns que pour les autres. Les premiers perdant leurs emplois au profit des seconds. Ces “tiers-mondistes”, lesquels par besoin de survie, acceptent le travail dans des conditions intolérables. Et avec l’absence de liberté et de démocratie, ils n’ont pas les moyens de lutter pour améliorer leur quotidien fait d’injustice et de quasi-esclavagisme.

Alors, si pour monsieur Sarkozy le fait que les syndicalistes du bassin minier de Redaif, pour ne citer qu’eux, soient jetés en prison pour avoir exprimé leurs besoins d’une vie plus digne s’avère être un progrès à mettre à l’actif de Ben Ali ; si la couverture des médias sous la botte du régime dictatorial tunisien transforme les émeutes du même bassin minier en une foule qui acclame Ben Ali est également un progrès démocratique, alors pour ma part, je n’ai plus aucun doute : Cette Union défendue par Sarkozy est une Union « Perdant-Perdant » au niveau des sociétés civiles de nos deux rives de la Méditerranée.

Je ne sais pas encore où mes enfants seront amenés à vivre … du côté sud ou du côté nord de la Méditerranée ? Mais ce que je sais déjà, c’est que je n’aimerais surtout pas que leur avenir se fasse dans cette union promise par Sarkozy, faite de ce progrès apprécié à l’aune des évolutions du régime dictatorial de Ben Ali.

L’union de la Méditerranée, c’est notre communauté de destin, et elle le sera encore plus pour nos enfants. Il appartient à nos sociétés civiles, au nom desquelles elle se fera, de ne pas être les dindons de la farce, et, ce, en se réappropriant cet avenir que d’autres veulent construire pour nous… mais à leurs profits. Pour que cet espace ne devienne pas un ersatz mercantile, mais un espace de solidarité et d’enrichissement partagé par tous, toute compromission vis-à-vis du non-respect des droits humains devrait être dénoncée avec la plus grande vigueur. Sans cet impératif, un tel projet d’Union ne peut avoir du sens. Et pour cause, même celui qui s’est compromis avec Ben Ali, en l’occurrence N. Sarkozy, l’avait clamé si fort lors des ses discours à l’issue de son élection à la tête de l’Etat. Hélas, ce n’était que des discours…

III.- Le terrorisme des sauvages et le terrorisme des civilisés !

 


For your eyes only … And let’s say for some airbuses too…


 

Par ailleurs, choquante conception qu’est celle du président Français pour justifier la dictature tunisienne. Il y a d’un côté les civilisés, ceux qui ont le droit de produire un terrorisme qui kidnappe, pose des bombes et assassine, y compris les préfets de la République (à l’instar des violences corses, basques et hier encore irlandaises, etc.) et le terrorisme des sauvages.

Le terrorisme des civilisés est inhérent à leur démocratie. Il ne viendrait à l’idée de personne d’exiger le retour des totalitarismes européens pour préserver la société des violences dites terroristes. Un terrorisme rançon inévitable des démocraties. Car aucun régime démocratique au monde n’est en mesure d’empêcher que de lâches attentats soient perpétrés.

Et il y a le terrorisme des sauvages, pour lequel on lance des appels pour soutenir le dictateur qui s’est proclamé, tel pour le cas tunisien, seul recours contre ces violences. Ce qui est faux au demeurant. En Tunisie aussi, nous avons eu nos attentats et nos victimes, certes sans commune mesure avec le nombre des attentats corses ou basques. Et, sans le moindre doute, on en aura d’autres. Parce que, encore une fois, aucun régime au monde ne peut empêcher de tels actes de se produire. Aussi, justifier la dictature de Ben Ali, du fait de la main de fer avec laquelle «il tient ses sauvages sujets en laisse», est à mes yeux révélateur d’un mépris à l’égard de la société civile tunisienne qui relève d’un autre âge.

Cela étant dit, on ne peut passer sous silence les reproches que l’on peut faire à la société civile tunisienne et à sa classe politique qui se réclame de l’opposition démocratique. L’attitude de Sarkozy à son égard, tel que l’on vient de le voir, fut certes méprisante. Mais ne retenir que cela, c’est faire preuve d’un infantilisme aussi déplorable que l’attitude Sarkozienne.

On savait déjà que de cette opposition, il ne reste, après 21 ans de pratiques benaliennes, qu’un corps laminé, affamé et écrasé par tant de répression. Mais delà, à ce que cette opposition devienne tellement insignifiante, tellement inexistante au regard des gouvernements alliés de la Tunisie et notamment de la France est difficile à avaler. Se limiter au constat du soutien de Sarkozy au dictateur Ben Ali pour des motivations moralement contestables est insuffisant.

Ne pas s’interroger en effet sur la gravité de cet échec de l’opposition démocratique à se faire entendre et à exister en tant qu’opposition, c’est se voiler la face quant aux perspectives qu’elle est en mesure d’offrir dans les années à venir. On ne devient pas une opposition qui incarne le changement démocratique en le proclamant, mais par la capacité à convaincre et à entraîner l’opinion publique en ce sens d’une part, et, d’autre part, à gagner par ce biais la crédibilité des partenaires de la Tunisie quant au changement que l’on promet. Oui, bien sûr, nous connaissons, tous, les arguments avancés en termes de verrouillage du système pour expliquer cet échec. Mais ne jeter la pierre qu’au dictateur Ben Ali, serait mentir à nous-mêmes.

Pour Sarkozy ou quiconque d’autre, dès lors (simple constat) que l’on considère – à tort ou à raison – que les forces de progrès –démocratiques- sont insignifiantes, n’est-il pas alors anodin d’estimer qu’il est inutile de perdre son temps avec cesdites forces insignifiantes ?

Et n’est-ce pas là, la meilleure illustration des propos mensonger de Sarkozy qui affirmait, malgré les rapports des ONG, que « l’espace des libertés progresse en Tunisie » ? Curieux pays en effet, où la progression des libertés marque une telle insignifiance des forces qui prétendent incarner ce progrès ! En somme, plus les forces qui revendiquent le progrès démocratique deviennent insignifiantes (puisque ignorées), d’autant « l’espace des libertés progresse ». Magistrale démonstration… rien à dire !

Astrubal, le 30 avril 2008
http://astrubal.nawaat.org
www.nawaat.org

 
1. – Cf. l’exposé des motifs de la proposition de loi du “Groupe Communiste Républicain et Citoyen au Sénat” relative à la “préservation et développement de l’industrie du textile” en date du 5 juillet 2001. http://www.groupe-crc.org/article.php3?id_article=496

2. – Cf. l’avant-propos du Rapport d’information de 2005 du Sénateur Jean ARTHUIS «La globalisation de l’économie et les délocalisations d’activité et d’emplois.» Sénat de la République française, 2005.