Tunisie - réformes économie FMI Banque Mondiale UGTT UTICA

Force est de constater que nous assistons depuis quelque temps à un discours général sur l’état de notre économie de plus en plus alarmiste. Membres du gouvernement, hommes politiques, économistes et médias reprennent en chœur un même discours parfois contraire aux prévisions, allant même à contresens des précédentes déclarations plutôt optimistes.

Une confusion des rôles

Dans une transition démocratique toujours en rodage, le secteur économique ne fait pas l’exception. Face à un environnement économique international non propice,pansant encore les plaies de la crise de 2008, face à un environnement régional instables et face à des élections sans cesse retardées, impliquant une précampagne électorale permanente, la Tunisie peine à identifier ses priorités. Ce contexte branlant a favorisé une cacophonie institutionnelle au sein de laquelle le « dépassement de fonction » est aujourd’hui plus présent encore, semant la banalisation d’une confusion alarmiste dans l’esprit des citoyens. En effet, entre une UGTT qui fait de la politique, des partis politiques qui jouent le rôle de syndicats et un patronat qui se réincarne tantôt en syndicat, tantôt en parti, tantôt en représentant du gouvernement, les repères se délitent dans un contexte où chacun s’essaie à renforcer et à élargir l’étendue de son influence sur le dos d’une économie chancelante. Ce contexte cacophonique généralisé finit, pourtant, par élargir la marge de manœuvre du gouvernement du fait de l’inefficacité de ses interlocuteurs sociaux et politiques, engendrant au passage le renforcement de sa crédibilité.

Thérapie de choc contre gradualisme*

La thérapie de choc, c’est cette volonté radicale et immédiate de rupture avec un ordre économique établi pour de poser les jalons de réformes économiques ultralibérales telles qu’imaginées par l’université de Chicago, dont Milton Friedman fut l’un des grands défenseurs. Il s’agit, pour schématiser, d’administrer un ensemble de chocs (révolutions, changements de régime, catastrophes en tout genre) à une société afin de l’altérer psychologiquement dans le but d’obtenir « une page blanche » sur laquelle les chantres de l’ultralibéralisme peuvent imposer leurs reformes. L’une des principales critiques formulées à cet égard, c’est que les populations plus adaptées aux chocs finissent par y devenir moins sensibles.

A contrario, le gradualisme met l’accent sur l’héritage du passé à l’aune des ajustements économiques et laisse les réformes émerger de la base (à savoir la société elle-même) plutôt que de les lui imposer. Le principal atout du gradualisme réside dans la séquentialité des réformes. En effet, les réformes s’échelonnent selon un critère simple : de la plus populaire capable de fédérer une majorité favorable à ces réformes à celles impopulaires qui sont reportées dans le temps en attendant un moment propice à leurs présentations/adoptions.

Concernant la Tunisie, le gouvernement Jomaâ s’est appuyé sur l’héritage laissé par les gouvernements précédents. En effet, les tentatives de chocs (assassinats de Belaid et Brahmi, montée de l’islamisme, apparition du terrorisme) ayant été infructueuses, la théorie gradualiste s’est mise lentement en place. Entre les déclarations sur la situation laissée par les anciens gouvernements post-révolution et le rapport de la Banque Mondiale sur les méthodes du clan Ben Ali, le gouvernement Jomaâ a trouvé un terrain idéal pour imposer ses réformes « lentement mais surement ».

Du reste, ce qui caractérise au mieux les déclarations sur la politique économique menée par Mehdi Jomaâ et son gouvernement, c’est l’allocution télévisée du 3 mars dernier au cours de laquelle il s’est longuement étendu sur la situation « plus difficile que prévu » de l’économie tunisienne. Durant cette allocution, qualifié d’« allocution de la vérité et de la transparence », le chef du gouvernement a tenu à informer les citoyens concernant la «réalité» du budget de l’État et du déficit s’élevant à près de 12 milliards de dinars tunisiens. Un chiffre terrifiant compte tenu des dettes contractées durant ces 3 dernières années, lesquelles s’élèvent à 25 milliards de dinars, soit près de 50% du PIB. Or, ces dettes ont servi aux dépenses publiques (qui sont passées de 4,5 milliards de dinars en 2011 à 11 milliards en 2014). Durant ce discours, le chef du gouvernement a parlé du statut des entreprises publiques telles que Tunisair, la Compagnie des Phosphates de Gafsa et le Complexe Chimique de Gabès dont les pertes s’évaluent à 3000 milliards de dinars au cours des deux dernières décennies. Mehdi Jomaâ est également revenu sur les banques publiques dont les dettes s’élèvent à près de 2,5 milliards de dinars, ce qui les met dans l’incapacité à financer les autres institutions, tout comme les projets de développement.

Ce discours riche en enseignements chiffrés, illustrant certaines réalités économiques de notre pays, dépasse le simple devoir de transparence incombant à nos gouvernants. Il pose les fondements de la future politique économique du gouvernement Jomaâ. Ce discours aussi alarmiste cherche à perpétuer le sentiment de peur chez les citoyens. Par le biais de ce sentiment de peur entretenu et amplifié, les reformes préconisées par le FMI et la Banque Mondiale pourront ainsi être plus facilement entreprises.

Limites politiques aux réformes économiques

L’un des principaux arguments du gradualisme par rapport à la théorie du choc utilisée par les gouvernements Jebali et Laarayedh (ayant abouti au départ d’Ennahdha du gouvernement au profit d’un gouvernement de technocrates), c’est qu’en cas d’échecs des réformes économiques rapides, c’est la crédibilité de celui-ci qui sera touchée.

Ainsi, pour faire passer les réformes économiques désirées, Mehdi Jomaâ à besoin de temps. Or, celui-ci n’est pas à son avantage. L’horizon temporel dont jouit le gouvernement Jomaâ ne lui permet pas d’avoir une vision précise de la séquentialité des réformes, ce qui explique le tâtonnement dont il fait preuve. En effet, les couts immédiats engendrés pour les réformes ne donneront leurs fruits que dans un avenir proche. Or, les délais d’action sont courts et les résultats immédiats ne seront clairement pas à la hauteur des espérances.

Par ailleurs, un autre des fardeaux portés par notre premier ministre est la contrainte de la stabilité sociale et politique jusqu’aux prochaines élections. Car des réformes entrainant un chamboulement social et politique trop important pourraient mettre à mal le processus de transition démocratique inachevé.

Enfin, mener des réformes radicales fait craindre des complications de nature électoralistes. En effet, comment maximiser les chances d’être élu sans payer le prix de mesures impopulaires ? L’équation est difficile, d’autant plus que les récents sondages donnent Mehdi Jomaâ à 21,1% des intentions de votes pour les prochaines élections présidentielles. Le pouvoir appelant le pouvoir, il serait naïf de croire qu’une telle perspective serait négligée, d’autant plus qu’après des décennies d’opacité, toute once de transparence est perçue par nombre de citoyens et de médias comme preuve de courage et de sincérité.

Ainsi, un dilemme se pose pour Mehdi Jomaâ : réformer, performer ou tempérer ?

Ou quand la naïveté médiatique rend service au gouvernement

Ce difficile état des lieux sur l’état de l’économie tunisienne dressée par le Premier ministre, le ministre des Finances et le porte-parole du chef du gouvernement, jette le spectre de la faim et de la faillite dans l’esprit des citoyens.

Malgré les quelques tentatives infructueuses dans un rôle de quémandeur cherchant également à rassurer suite à ses pérégrinations entre l’Algérie, les pays du Golfe et les États-Unis, le catastrophisme a vite repris le dessus. Mais cela était sans compter sur le sensationnalisme médiatique qui assombrit encore plus les perspectives. Des suites de cette allocution télévisée, une campagne, somme toute commerciale, axée sur la peur et l’inquiétude de lendemains difficiles s’intensifie, faisant, par mégarde, le jeu des réformes préconisées. En d’autres termes, l’idée de « plan de sauvetage » présenté par le gouvernement est martelée dans l’inconscient collectif comme une nécessité absolue. Ils ont repris mot pour mot les solutions préconisées par le gouvernement sans en examiner soigneusement la nature, quitte à déminer un terrain psychologiquement miné dans la conscience citoyenne.

Ce gouvernement ne pouvant s’appuyer sur la « légitiment électorale » s’appuie sur une communication de crise, savamment orchestrée autour d’un facteur clé : le sentiment de peur. Le même procédé qui a été appliqué lors des événements terroristes de Raoued et Borj Louzir, mais axé sur l’économie. Cette campagne médiatique permet d’éluder les vraies questions et pose les jalons d’un conditionnement de lassitude et d’acceptation propice aux réformes les plus contraignantes.


*Interview de Christian Salmon, auteur du livre :”storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits”
** « Economie de la Transition » de Wladimir Andreff, pages 50 et suivantes…
*** « La faisabilité politique de l’ajustement dans les pays en développement
publié par Stephan Haggard, Jean-Dominique Lafay, Christian Morrisson, pages 24 et suivantes…