En cette fin de juillet, Béchir Takkari, le ministre de la Justice et des Droits de l’homme, a soumis aux députés tunisiens des amendements à des dispositions particulièrement critiquables de la loi n° 75 de décembre 2003 connue sous le vocable «loi anti-terroriste». Parmi les changements proposés, figure notamment l’abolition des dispositions destinées à occulter l’identité des juges et des officiers de police judiciaire. La justice rendue par des «juges sans visage» et des accusateurs tout aussi peu identifiables avait été introduite dans plusieurs pays en vue d’assurer la protection des agents de l’Etat contre d’éventuels menaces, attentats, pressions ou représailles de la part des complices des accusés qu’ils avaient à juger.

En réalité, en Tunisie comme ailleurs, ces dispositions ont surtout permis de graves abus à l’encontre des accusés, favorisant l’arbitraire et assurant l’impunité aux auteurs d’exactions. Dénoncés comme contraire aux garanties d’un procès équitable, ces tribunaux exceptionnels, sinon d’exception, ont peu à peu été supprimés dans les pays qui les avaient instaurés.

Les amendements de certaines dispositions de la loi n° 2003-75 s’inscrivent dans le contexte d’une série de gestes fortement médiatisés tendant à démontrer la volonté de la Tunisie de mieux faire respecter les droits de l’homme.

C’est ainsi qu’en 2008, deux lois ont été promulguées et une circulaire adoptée visant à étendre les garanties et protections dans des domaines sensibles.

La loi n° 2008-21 (4 mars 2008) fait désormais obligation aux procureurs de la République et aux juges d’instruction de motiver par écrit, en fait et en droit, toute décision de prorogation des délais de garde à vue et de détention préventive. Par ailleurs, le sort des détenus devrait se trouver amélioré grâce aux dispositions de la loi n° 2008-75 (11 décembre 2008), portant consolidation des garanties octroyées à l’inculpé, amélioration des conditions de détention et assouplissement des conditions d’intégration. Enfin, le ministre de la Justice et des Droits de l’homme a émis une circulaire adressée aux procureurs généraux et aux procureurs de la République, dans laquelle il attire l’attention des responsables du parquet sur la nécessité d’enquêter systématiquement sur toute allégation de torture ou de mauvais traitement et de s’assurer que tout acte de torture, traitement cruel, inhumain ou dégradant fasse l’objet d’enquête, de poursuite et de sanction.

Enfin, on relèvera que, lors de l’examen périodique de la Tunisie par le Conseil des droits de l’homme  des Nations Unies en avril 2008, les autorités avaient annoncé qu’elles acceptaient d’inviter Martin Scheinin, Rapporteur spécial des Nations Unies pour la promotion et la protection des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme, pour une visite «in situ». Cette visite a été confirmée et aura lieu en décembre 2009.

Ces diverses initiatives s’inscrivent dans le cadre de ce que les autorités tunisiennes qualifient de politique volontariste en faveur des droits de l’homme. 

Les missions que nous effectuons sur le terrain, les communications que nous recevons régulièrement, les affaires que nous suivons, nous obligent à conclure que cet activisme de surface, destiné à améliorer l’image internationale du pays, ne se traduit pratiquement par aucun progrès dans une réalité quotidienne particulièrement sinistre.

En mai de cette année, effectuant avec une collègue une visite destinée à évaluer le suivi donné par les autorités aux recommandations du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, j’ai été confronté à des dizaines de témoignages bouleversants de victimes ou de parents de victimes de tortures particulièrement graves. Souvent nous étions conduits à inciter les uns et les autres à abréger leurs récits pour pouvoir entendre celles et ceux qui attendaient que nous soyons disponibles pour connaître leur cas. La plupart nous demandait ce que nous pouvions faire pour les aider.

Souvent, les officiers refusent d’enregistrer leurs plaintes, ce qui facilite le «travail» du parquet qui montre une fâcheuse tendance à multiplier les obstacles et à classer les affaires. Les victimes de tortures ou de mauvais traitements, si elles subissent des sévices souvent comparables ne constituent nullement un groupe unique à l’activité identifiable. Outre des pratiquants religieux suspectés de sympathie ou d’activisme islamiste, on trouve des opposants de gauche souvent laïcs, des droits communs «incités» à avouer, voire des citoyennes et citoyens ordinaires ayant eu le malheur d’encourir l’antipathie d’un fonctionnaire ou d’avoir des relations de voisinage difficiles avec un policier. La torture n’a pas uniquement pour but de faire avouer ou d’obtenir des informations, souvent elle vise à terroriser et à faire taire. Assurées de leur impunité, les forces de l’ordre n’hésitent pas à fabriquer des accusations dont l’invraisemblance n’empêche nullement la condamnation de l’accusé par des juges peu regardants.

C’est ainsi qu’un des dossiers que nous avons pu examiner montrait qu’un jeune homme avait été condamné pour vol de matériel dans une boutique, quand bien même le propriétaire de ce commerce avait refusé de se présenter à l’audience et avait signé une déclaration expliquant qu’il ne portait pas plainte, n’ayant pas subi de vol.

La Tunisie ayant accepté la compétence du Comité des Nations Unies contre la torture d’examiner des communications individuelles émanant de personnes se plaignant d’avoir subi des mauvais traitements sur son territoire, nombre de ces cas devraient pouvoir être traités par cette instance. Il faut toutefois un caractère bien trempé et être disposé à voir sa vie et celle de sa famille détruites pour envisager de saisir le Comité. Par ailleurs, et contrairement à ces affirmations de respect des instances internationales, les autorités tunisiennes font bien peu de cas des décisions de cet organisme lorsqu’elles leur sont défavorables.

Lors de notre visite en mai dernier, nous avons décidé de nous rendre un dimanche à Bizerte pour rencontrer chez lui Ali Ben Salem, que l’OMCT a représenté devant le Comité contre la torture. Ali Ben Salem, petit homme sec et nerveux de 75 ans, est un vieux militant qui s’est battu pour l’indépendance de son pays au temps de la colonisation française, ce qui lui a valu sa première arrestation. Depuis, il a été de toutes les batailles pour les droits de l’homme.

En avril 2000, Ali Ben Salem décida de se rendre auprès de son ami, le journaliste Ben Brik, qui avait entamé une grève de la faim pour protester contre les nombreuses mesures de harcèlement policier et de boycott professionnel que lui avait valu la médiatisation du rapport accablant d’une ONG réputée sur les innombrables violations aux droits de l’homme commises en Tunisie.

Agressé physiquement par des policiers, Ali Ben Salem fut ensuite conduit au poste de police d’El Manar, où il subit de nombreuses violences de plusieurs officiers qui lui firent perdre connaissance et lui laissèrent de graves séquelles. La justice tunisienne n’ayant après cinq ans pris aucune mesure efficace pour poursuivre les auteurs et rétablir la victime dans ses droits, Ali Ben Salem porta l’affaire devant le Comité des Nations Unies contre la torture le 2 mai 2005. Après deux ans et demi de procédure, le 7 novembre 2007, le Comité statuait sur le cas en constatant que le plaignant avait subi des actes de torture, que la victime n’avait reçu aucune indemnisation, qu’elle n’avait pas non plus bénéficié d’un traitement médical que nécessitaient les séquelles des sévices subis, enfin qu’aucune action sérieuse n’avait été entreprise pour juger et sanctionner les auteurs. En conclusion, le Comité donnait 90 jours à la Tunisie pour l’informer des mesures prises pour remédier à ces graves manquements aux obligations incombant à l’Etat.

Lors de notre arrivée devant la maison d’Ali Ben Salem à Bizerte, nous nous sommes heurtés à quatre policiers en faction permanente devant sa porte pour empêcher tout visiteur d’entrer. Notre visite n’étant pas prévue, les agents se montrèrent embarrassés. Ils ne voulaient manifestement pas adopter une position pouvant leur valoir des sanctions –après tout, notre mission était annoncée et les autorités allaient nous rencontrer- mais leurs ordres étaient clairs: personne, à l’exception de sa fille qui le ravitaille, ne peut entrer dans la maison d’Ali Ben Salem. Les autorités alertées par les gardiens finirent par donner leur feu vert.

Lors de l’entretien que nous avons finalement pu avoir en privé avec Ali Ben Salem, celui-ci nous informa que depuis la décision du 7 novembre 2007, non seulement les autorités tunisiennes n’avaient donné aucune suite aux conclusions du Comité des Nations Unies contre la torture, mais que de surcroit il se voyait privé de la possibilité de voyager hors du pays, ce qui l’empêchait d’aller voir ses fils en Europe et de se faire soigner à l’étranger. Aucune compensation ni réparation ne lui ont été allouées, aucun traitement médical proposé, son téléphone et son courrier électronique sont coupés et des policiers montent la garde en permanence pour empêcher tout visiteur d’entrer. (Pour une présentation complète du cas, voir la décision du Comité contre la torture, publiée sur le site des Nations Unies).

Le cas de Madame Saadia Ali, pour lequel nous nous sommes également constitués, se situe dans un tout autre contexte. Cette ressortissante franco-tunisienne née en 1957 et résidant en France a eu, le 22 juillet 2004, une controverse avec un fonctionnaire au Tribunal de première instance de Tunis. Venue se procurer un document urgent pour le mariage de son frère, elle s’est heurtée à la mauvaise volonté d’un bureaucrate qui, refusant d’effectuer une recherche pour un dossier dont la référence manquait, lui a signalé qu’elle devait attendre trois mois pour obtenir le papier nécessaire.

Excédée, Madame Saadia Ali lui a rappelé «Si vous voulez la vérité, c’est grâce à nous si vous êtes là . Conduite au bureau du «Vice Président du Tribunal», elle a été interrogée et a maintenu ses dires, toutefois elle a refusé de signer un document rédigé en arabe qu’elle ne comprenait pas. Conduite au sous-sol, Madame Saadia Ali a été rouée de coups, ses vêtements déchirés et partiellement arrachés, ce qui lui a fait craindre d’être violée.Les violences ont duré jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Des menaces contre elle et sa famille, ainsi que des insultes accompagnaient les violences physiques. A la fin de la «séance», son sac lui a été rendu, mais délesté de sa bague et de 700 euros. Trop terrorisée pour protester, Madame Saadia Ali a quitté les bureaux du tribunal. Rentrée en France, elle a pu faire constater par un médecin les séquelles des violences subies. Toutefois, l’avocat qu’elle a immédiatement mandaté à Tunis pour qu’il dépose plainte s’est vu refusé, sans justification, son enregistrement par le Bureau du Procureur.

Le Comité des Nations Unies contre la torture, saisi par la victime, a conclu que Madame Saadia Ali avait été torturée et a adopté une décision intimant à l’Etat de prendre les mesures pour compenser la victime et juger les auteurs. Les autorités tunisiennes continuent de l’ignorer. (Pour une présentation complète du cas, voir la décision du Comité contre la torture, publiée sur le site des Nations Unies).

Une politique volontariste de promotion des droits de l’homme. Le slogan résonne de façon sinistre lorsqu’on vérifie ce qu’il représente.

Source : Torture Blog | Libération, par Eric Sottas